Journal (Eugène Delacroix)/16 mai 1853

La bibliothèque libre.
Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 196-200).

Lundi 16 mai. — Passé toute la journée dans ma chambre à paresser délicieusement, à écrire un peu sur ce livre, et à lire la Revue britannique, surtout le morceau de la nièce blanche de l’oncle Tom, quand l’Américain Jonathan traverse l’Afrique, sur un dromadaire, pour aller chercher sa maîtresse arabe, au centre de ce continent.

Je me suis arraché avec peine à cette lecture, pour m’habiller et aller dîner avec Mme Barbier et Mme Parchappe[1], M. et Mme Béal et M. Barbier, qu’on n’attendait pas et qui est arrivé au moment du dîner. En revanche, Mme Villot, qu’on attendait, a manqué de parole. Nous avons fait un fort bon dîner, avec le vin de Champrosay, que j’ai trouvé fort bon. M. Barbier a été au Salon, et j’ai vu en lui le goût bourgeois dans tout son lustre ; il n’a remarqué que ce qui lui allait, par conséquent peu de choses remarquables. Les portraits de Dubufe[2] ont emporté toutes ses prédilections, et ce nom a provoqué, parmi ces dames, une explosion d’admiration… Je me suis amusé médiocrement. — Rentré vers dix heures par un clair de lune délicieux, et promené un peu sur la route, avant de rentrer.

— M. Barbier m’a communiqué ses projets, pour faire quelque chose, dit-il, du jardin qui suffisait à son père. Un grand planteur de jardins lui élèverait à droite et à gauche, à partir de la maison, de grands monticules, et ne ferait qu’une pente jusqu’en bas, en supprimant la terrasse, le seul endroit où l’on puisse se promener, sans monter ou descendre. J’ai essayé de lui faire comprendre cet avantage, mais l’absurde l’emportera, comme infiniment plus… fashionable.

Girardin[3] croit toujours fermement à l’avènement du bien-être universel, et l’un des moyens de le produire, sur lequel il revient avec prédilection, c’est le labourage à la mécanique, et sur une grande échelle, de toutes les terres de France. Il croit grandement contribuer au bonheur des hommes, en les dispensant du travail ; il fait semblant de croire que tous ces malheureux, qui arrachaient leur nourriture à la terre, péniblement, j’en conviens, mais avec le sentiment de leur énergie et de leur persévérance bien employée, seront des gens bien moraux et bien satisfaits d’eux-mêmes, quand ce terrain, qui était au moins leur patrie, celle sur laquelle naissaient leurs enfants et dans laquelle ils enterraient leurs parents, ne sera plus qu’une manufacture de produits, exploitée par les grands bras d’une machine, et laissant la meilleure partie de son produit dans les mains impures et athées des agioteurs. La vapeur s’arrêtera-t-elle devant les églises et les cimetières ?… Et le Français qui rentrera dans sa patrie après plusieurs années, serait-il réduit à demander la place où étaient son village et le tombeau de ses pères ? Car les villages seront inutiles comme le reste ; les villageois sont ceux qui cultivent la terre, parce qu’il faut bien demeurer là où les soins sont réclamés à toute minute ; il faudra faire des villes proportionnées à cette foule désœuvrée et déshéritée, qui n’aura plus rien à faire aux champs ; il faudra leur construire d’immenses casernes où ils se logeront pêle-mêle. Que faire là, les uns près des autres, le Flamand auprès du Marseillais, le Normand et l’Alsacien, autre chose que consulter le cours du jour, pour s’inquiéter, non pas si dans leur province, dans leur champ chéri, la récolte a été bonne, non pas s’ils vendront avec avantage leur blé, leur foin, leur vendange, mais si leurs actions sur l’anonyme propriété universelle montent ou descendent ? Ils auront du papier, au lieu d’avoir du terrain !… Ils iront au billard jouer ce papier contre celui de ces voisins inconnus, différents de mœurs et de langage, et quand ils seront ruinés, auront-ils au moins cette chance qui leur restait, quand la grêle avait détruit les fruits ou les moissons, de réparer leur infortune à force de travail et de constance, de puiser au moins dans la vue de ce champ arrosé tant de fois de leurs sueurs, un peu de consolation ou l’espoir d’une meilleure année ?…

O indignes philanthropes !… O philosophes sans cœur et sans imagination ! Vous croyez que l’homme est une machine, comme vos machines ; vous le dégradez de ses droits les plus sacrés, sous prétexte de l’arracher à des travaux que vous affectez de regarder comme vils, et qui sont la loi de son être, non pas seulement celle qui lui impose de créer lui-même ses ressources contre le besoin, mais celle qui l’élève en même temps à ses propres yeux et emploie d’une manière presque sacrée les courts moments qui lui sont accordés… faiseurs de feuilletons, écrivassiers, faiseurs de projets ! Au lieu de transformer le genre humain en un vil troupeau, laissez-lui son véritable héritage, l’attachement, le dévouement au sol ! Que le jour où des invasions nouvelles de barbares menacent ce qu’ils appellent encore leur patrie, ils se lèvent avec joie pour la défendre. Ils ne se battront pas pour défendre la propriété des machines, pas plus que ces pauvres Russes, ces pauvres serfs enrégimentés ne travaillaient pour eux, quand ils venaient ici venger les querelles de leurs maîtres et de leur empereur… Hélas ! les pauvres paysans, les pauvres villageois ! Vos prédications hypocrites n’ont déjà que trop porté leurs fruits ! Si votre machine ne fonctionne pas sur le terrain, elle fonctionne déjà dans leur imagination abusée. Leurs idées de partage général, de loisir et même de plaisir continuel, sont réalisées dans ces indignes projets. Ils quittent déjà à qui mieux mieux, et sur le plus faible espoir, le travail des champs ; ils se précipitent dans les villes, pour n’y trouver que des déceptions ; ils achèvent d’y pervertir les sentiments de dignité que donne l’amour du travail, et plus vos machines les nourriront, plus ils se dégraderont !… Quel noble spectacle dans ce meilleur des siècles, que ce bétail humain engraissé par les philosophes !

  1. Madame Parchappe, femme du général Parchappe (1787-1866), qui fit toutes les campagnes du premier Empire et plus tard servit en Afrique, de 1839 à 1841. Il était alors député au Corps législatif.
  2. Édouard Dubufe (1820-1883) exposait au Salon de 1853 les portraits de l’impératrice Eugénie, de la comtesse de Montebello et de la baronne de Hauteserve, qui obtenaient un grand succès mondain ; mais la critique et les artistes se montraient sévères pour cette peinture fade et maniérée.
  3. Émile de Girardin avait été compris, après le 2 décembre, dans une liste des représentants expulsés du territoire français et avait obtenu, deux mois après son bannissement, de reparaître en France.