Journal (Eugène Delacroix)/17 juin 1855

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 36-45).

17 juin. — Je pense, le lendemain dimanche, en me levant, au charme particulier de l’École anglaise. Le peu que j’ai vu m’a laissé des souvenirs. Chez eux, il y a une finesse[1] réelle qui domine toutes les intentions de pastiche qui se produisent çà et là, comme dans notre triste école ; la finesse chez nous est ce qu’il y a de plus rare : tout a l’air d’être fait avec de gros outils et, qui pis est, par des esprits obtus et vulgaires. Otez Meissonier, Decamps, un ou deux autres encore, quelques tableaux de la jeunesse d’Ingres, tout est banal, émoussé, sans intention, sans chaleur. Il n’y a qu’à jeter les yeux sur ce sot et banal journal de l’Illustration, fabriqué chez nous par des artistes de pacotille, et le comparer au pareil recueil publié chez les Anglais, pour avoir une idée de ce degré de commun, de mollesse, d’insipidité, qui caractérise la plupart de nos productions. Ce prétendu pays de dessin n’en offre réellement nulle trace, et les tableaux les plus prétentieux pas davantage. Dans ces petits dessins anglais, chaque objet presque est traité avec l’intérêt qu’il demande : paysages, vues maritimes, costumes, actions de guerre, tout cela est charmant, touché juste, et surtout dessiné… Je ne vois pas chez nous ce qu’on peut comparer à Leslie[2], à Grant[3], à tous ceux de cette école qui procèdent partie de Wilkie[4], partie de Hogarth[5], avec un peu de la souplesse et de la facilité introduites par l’école d’il y a quarante ans, les Lawrence et consorts, qui brillaient par l’élégance et la légèreté.

Si l’on regarde une autre phase[6], qui est chez eux toute nouvelle, ce qu’on appelle l’École sèche, souvenir des Flamands primitifs, on trouve sous Cette apparence de réminiscence dans l’aridité du procédé, un sentiment de vérité réel et tout à fait local. Quelle bonne foi, au milieu de cette prétendue imitation des vieux tableaux ! Comparez, par exemple, l’Ordre d’élargissement de Hunt[7] ou de Millais[8], je ne sais plus lequel, avec nos primitifs, nos byzantins, entêtés de style, qui, les yeux fixés sur les images d’un autre temps, n’en prirent que la raideur, sans y ajouter de qualités propres.

Cette cohue de tristes médiocrités est énorme ; pas un trait de vérité, de la vérité qui vient de l’âme ; pas un seul comme cet enfant qui dort sur les bras de sa mère, et dont les petits cheveux soyeux, le sommeil si plein de vérité, dont tous les traits, jusqu’aux jambes rouges et les pieds, sont singuliers d’observation, mais surtout de sentiment. Les Flandrin, voilà pour le grand style ! Qu’y a-t-il, dans les tableaux de ces gens-là, du vrai homme qui les a peints ? Combien du Jules Romain dans celui-ci, combien du Pérugin ou d’Ingres son maître dans celui-là, et partout la prétention au sérieux, au grand homme… à l’art sérieux, comme dit Delaroche !

Leys, le Flamand[9], me paraît fort intéressant aussi, mais il n’a pas, avec l’air d’une exécution plus indépendante, cette bonhomie des Anglais ; je vois un effort, une manière, quelque chose qui m’inquiète sur la parfaite bonne foi du peintre, et les autres sont au-dessous de lui.

Gautier a fait plusieurs articles sur l’École anglaise : il a commencé par là. Arnoux[10], qui le déteste, m’a dit chez Delamarre[11] que c’était une flatterie de sa part pour le Moniteur, dans lequel il écrit. Je veux bien, pour moi, lui faire l’honneur d’attribuer à son bon goût cette espèce de prédilection marquée tout d’abord pour des étrangers ; cependant ses remarques ne m’ont nullement mis sur la trace même des sentiments que j’exprime ici. C’est par la comparaison avec d’autres tableaux et dans lesquels on croit admirer chez nous des qualités analogues qu’il fallait avoir le courage de faire ressortir le mérite des Anglais ; je ne trouve rien de cela. Il prend un tableau, le décrit à sa manière, fait lui-même un tableau qui est charmant, mais il n’a pas fait un acte de véritable critique ; pourvu qu’il trouve à faire chatoyer, miroiter les expressions macaroniques qu’il trouve avec un plaisir qui vous gagne quelquefois, qu’il cite l’Espagne et la Turquie, l’Alhambra et l’Atmeïdan de Constantinople, il est content, il a atteint son but d’écrivain curieux, et je crois qu’il ne voit pas au delà. Quand il en sera aux Français, il fera pour chacun d’eux ce qu’il fait pour les Anglais. Il n’y aura ni enseignement[12] ni philosophie dans une pareille critique.

C’est ainsi qu’il avait fait l’année dernière l’analyse des tableaux si intéressants de Janmot[13] ; il ne m’avait donné aucune idée de cette personnalité vraiment intéressante qui sera noyée dans le vulgaire, dans le chic, qui domine tout ici. Quel intérêt il y aurait pour un critique un peu fin à comparer ces tableaux, tout imparfaits qu’ils sont sous le rapport de l’exécution, avec ces tableaux aussi naïfs, mais d’une inspiration si différente ! Ce Janmot a vu Raphaël, Pérugin, etc., comme les Anglais ont vu Van Eyck, Wilkie, Hogarth et autres ; mais ils sont tout aussi originaux après cette étude. Il y a chez Janmot un parfum dantesque remarquable. Je pense, en le voyant, à ces anges du purgatoire du fameux Florentin ; j’aime ces robes vertes comme l’herbe des prés au mois de mai, ces têtes inspirées ou rêvées qui sont comme des réminiscences d’un autre monde. On ne rendra pas à ce naïf artiste une parcelle de la justice à laquelle il a droit. Son exécution barbare le place malheureusement à un rang qui n’est ni le second, ni le troisième, ni le dernier ; il parle une langue qui ne peut devenir celle de personne ; ce n’est pas même une langue ; mais on voit ses idées à travers la confusion et la naïve barbarie de ses moyens de les rendre. C’est un talent tout singulier chez nous et dans notre temps ; l’exemple de son maître Ingres, si propre à féconder par l’imitation pure et simple de ses procédés, cette foule de suivants dépourvus d’idées propres, aura été impuissant à donner une exécution à ce talent naturel qui pourtant ne sait pas sortir des langes, qui sera toute sa vie semblable à l’oiseau qui traîne encore la coquille natale et qui se traîne encore tout barbouillé des mucus au milieu desquels il s’est formé.

— Dîné chez Halévy avec Mme Ristori[14], Janin, Laurent Jan, Fouché, le fils de Baÿvet, qui est un joli garçon (je mentionne ceci à cause de la laideur du père et de la mère), un M. Caumartin, célèbre par une cruelle aventure, à ce qu’on m’a conté.

La Ristori est une grande femme d’une figure froide : on ne dirait jamais qu’elle a son genre de talent. Son petit mari a l’air d’être son fils aîné. C’est un marquis ou un prince romain.

Laurent Jan a été un peu insupportable, comme à son ordinaire, avec sa manière assez répandue de faire de l’esprit en prenant le contre-pied des opinions raisonnables. Sa verve est intarissable, quand il est lancé, (Janin était muet, et je le regrette : j’aime beaucoup son genre d’esprit ; Halévy de même.) Et cependant, malgré mon peu de sympathie pour ces charges continuelles et ces éclats de voix qui vous rendent muet et presque attristé, j’ai eu du plaisir à le voir. Il n’y a pas, à mon âge, de plaisir plus grand que de se trouver dans la société de gens intelligents et qui comprennent tout et à demi-mot[15]. Il disait au petit prince romain blondin, qui se trouvait à côté de lui à table, que Paris, dont l’opinion met le sceau aux réputations, se composait de cinq cents personnes d’esprit qui jugeaient et pensaient pour cette masse d’animaux à deux pieds qui habitent Paris, mais qui ne sont Parisiens que de nom.

C’est avec un de ces hommes-là, pensant et jugeant, et surtout jugeant par eux-mêmes, qu’il fait bon se trouver, dût-on se quereller pendant le quart d’heure ou la journée que l’on a à passer avec eux. Quand je compare cette société de dimanche avec celle de la veille, des Parchappe, je passe bien vite sur les excentricités de mon Laurent Jan, et je ne pense qu’à cet imprévu, à ce côté artiste en tout qui fait de lui un précieux original. Les gens qui s’intitulent les sectaires de la société par excellence ne savent guère à quel point ils sont privés de la vraie société, c’est-à-dire des plaisirs sociables. Otez-leur la pluie et le beau temps, les bavardages sur le voisinage et les amis, il n’y a plus que le whist qui puisse les consoler au milieu de ces longues heures qu’ils passent en face les uns des autres ; mais ils sont moins privés sans doute parce qu’ils ne peuvent avoir idée du plaisir dont je parlais tout à l’heure.

Les gens d’esprit sont rares, et ceux qui le sont dans cette prétendue société choisie finissent par subir l’ennui par vanité, ou deviennent hébétés comme tout ce qui les entoure. Que dire, par exemple, d’un homme comme Berryer, qui ne sait se délasser de ses fatigants travaux que dans la compagnie de ces gens du monde plus ennuyeux les uns que les autres ! C’est un homme singulier, difficile à déchiffrer, surtout dans les commencements. Au fond, l’avocat chez lui domine tout ; l’homme a disparu, il est dans le monde comme dans son cabinet ou au barreau ; il subit l’ennui comme il porte sa robe et pour les besoins de la cause. On voit certaines personnes du monde, capables de s’amuser à la manière des artistes, — je dis ce mot qui résume ma pensée, — faire beaucoup de frais pour en attirer et qui éprouvent véritablement du plaisir à leur conversation.

La bonne princesse est ainsi : quand elle a reçu ou visité elle-même ses connaissances du monde, elle a de petits jours où elle aime à voir des peintres et des musiciens. Plusieurs de ces dames-là ont un amant dans toutes les classes possibles, afin de connaître tous les genres de mérite.

  1. Chaque fois que l’on touche à l’opinion de Delacroix sur l’école anglaise de peinture, il convient de se référer à la belle lettre qu’il écrivit à Théophile Silvestre en 1858, que nous avons déjà plusieurs fois citée. Et pourtant on y trouve ce passage qui paraît en contradiction avec ce qu’il note dans son Journal trois années auparavant : « Je ne me soucie plus de revoir Londres : je n’y retrouverais aucun de ces souvenirs-là (Wilkie, Lawrence, Fielding, Ronington), et surtout je ne m’v retrouverais plus le même pour jouir de ce qui s’y voit à présent. L’école même est changée. Peut-être m’y verrais-je forcé de rompre des lances pour Reynolds, pour ce ravissant Gainsborough que vous avez bien raison d’aimer, » Mais ce n’était là qu’une boutade momentanée, car la fin de la lettre prouve d’une façon évidente sa sympathie pour le mouvement préraphaélite. (Corresp., t. II, p. 190, 191.)
  2. Charles-Robert Leslie, né à Londres en 1794, mort en 1859. Il passa sa jeunesse aux États-Unis. Il fit des tableaux de petite dimension représentant des scènes empruntées aux grands écrivains, Shakespeare, Cervantes, Molière, Walter Scott. On a dit de lui « qu’il excellait à faire les portraits vivants des êtres que le poète avait rêvés ». Il exposa à Paris à l’Exposition universelle de 1855.
  3. Francis Grant, né en 1803 dans le comté de Perth, mort en 1878. Walter Scott écrit dans son Journal à propos de lui : « S’il persévère dans cette profession (la peinture), — c’était à l’époque de ses premiers débuts, — il deviendra l’un de nos peintres les plus éminents. » Il se distingua surtout comme portraitiste et fixa l’image de plusieurs illustrations anglaises (J. Russell, Macaulay, Disraeli, Landseer). A l’Exposition universelle de 1855, ses portraits lui valurent la grande médaille.
  4. A propos d’une œuvre de Wilkie (1785-1841), Delacroix écrivait en 1858 : « Un de mes souvenirs les plus frappants est celui de son esquisse de John Knox prêchant. Il en a fait depuis un tableau qu’on m’a affirmé être inférieur à cette esquisse. Je m’étais permis de lui dire en la voyant, avec une impétuosité toute française, « qu’Apollon lui-même, prenant le pinceau, ne pouvait que la gâter en la finissant. » (Corresp., t. II, p. 192.)
  5. William Hogarth, peintre et graveur, né à Londres en 1697, mort en 1764, est l’auteur d’une longue série de compositions pittoresques et originales qui eurent une vogue immense et qui lui valurent le titre de peintre du roi d’Angleterre.
  6. Cette autre phase, c’est l’École préraphaélite, dont Hunt et Millais, cités plus loin, devaient être deux des plus illustres représentants. Voici, d’une manière générale, quel jugement il porte sur elle, en caractérisant du même coup l’essence intime du génie anglais : « J’ai été frappé de cette prodigieuse conscience que ce peuple peut apporter même dans les choses d’imagination : il semble même qu’en revenant à rendre excessifs des détails, ils sont plus dans leur génie que quand ils imitaient les peintres italiens surtout et les coloristes flamands. Mais que fait l’écorce ? Ils sont toujours Anglais sous cette transformation apparente. Ainsi, au lieu de faire des pastiches purs et simples des primitifs italiens, comme la mode en est venue chez nous, ils mêlent à l’imitation de la manière de ces vieilles écoles un sentiment infiniment personnel ; ils y donnent l’intérêt provenant de la passion de peindre, intérêt qui manque en général à nos froides imitations des recettes et du style des écoles qui on liait leur temps. » (Corresp., II. 191.)
  7. William-Holman Hunt, un des chefs de l’École préraphaélite. A partir de 1850, il se lia avec Millais, et ils furent tous deux les fondateurs de cette école dont le but était de reprendre les traditions de l’art avant la Renaissance. Il avait envoyé à l’Exposition universelle de 1855 trois tableaux : les Moutons effarés, au sujet duquel Delacroix écrira plus loin qu’il « en a été émerveillé » ; la Lumière du monde, puis Claudio et Isabelle. « Singulier phénomène, disait Théophile Gautier, à propos de cette exposition de Hunt, il n’y a peut-être pas au Salon une toile déconcertant le regard autant que les Moutons égarés de Hunt. Le tableau qui parait le plus faux est précisément le plus vrai. »
  8. John Everett Millais avait envoyé à l’Exposition universelle de 1855 l’Ordre d’élargissement et le Retour de la colombe à l’arche.
  9. Voir t. II, p. 30, en note.
  10. Voir t. II, p. 380, en note.
  11. Voir t. II, p. 381, en note.
  12. Nous avons déjà touché dans notre annotation du deuxième volume à cette sévérité de jugement à l’égard de Th. Gautier, et nous nous sommes efforcé d’en préciser les raisons dissimulées. Il nous a paru intéressant de rapporter ici la lettre de remerciement écrite par Delacroix au critique, après la lecture de ses réflexions sur l’École française et sur notre artiste en particulier : « Mon cher Gautier, lui écrit-il le 22 septembre 1855, je lis en revenant à Paris votre article mille fois bon et bienveillant sur mon exposition. Je vous en remercie de cœur au delà de ce que je pense vous exprimer. Oui, vous devez éprouver de la satisfaction, en voyant que toutes ces folies, dont autrefois vous preniez le parti à peu près seul, paraissent aujourd’hui toutes naturelles… J’ai rencontré hier soir une femme que je n’avais pas vue depuis dix ans, et qui m’a assuré qu’en entendant lire une partie de votre article, elle avait cru que j'étais mort, pensant qu’on ne louait ainsi que les gens morts et enterrés. » (Corresp., t. II, p. 131.)
  13. Louis Janmot, dit Jan-Louis (1814-1892), peintre, élève de Victor Orsel et d’Ingres, s’adonna presque exclusivement à la peinture religieuse. La plupart de ses œuvres portent l’empreinte d’un mysticisme exalté, mais témoignent aussi trop souvent de l’insuffisance de l’artiste dans les moyens d’exécution.
  14. La célèbre tragédienne italienne, dont la réputation égala presque celle de Rachel, était alors dans tout l’éclat de son talent. Après avoir remporté en Italie les plus grands succès, elle était venue cette année même, 1855, à Paris, où elle fut accueillie avec enthousiasme.
  15. Sur Eugène Delacroix comme causeur, Baudelaire écrit : « Delacroix était, comme beaucoup d’autres ont pu l’observer, un homme de conversation ; mais le plaisant est qu’il avait peur de la conversation comme d’une débauche, d’une dissipation où il risquerait de perdre ses forces. Il commençait par vous dire, quand vous entriez chez lui : Nous ne causerons pas ce matin, ou que très peu, très peu. Et puis il bavardait pendant trois heures. Sa causerie était brillante, subtile, mais pleine de faits, de souvenirs et d’anecdotes : en somme, une parole nourrissante. »