Journal (Eugène Delacroix)/19 novembre 1853

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 272-276).

Samedi 19 novembre. — J’ai vu ce matin Fleury[1] et Halévy, puis Gisors,

Je vois ce soir, chez Gihaut, les photographies de la collection Delessert[2], d’après Marc-Antoine[3]. Faut-il absolument admirer éternellement comme parfaites ces images pleines d’incohérences, d’incorrections, qui ne sont pas toutes l’ouvrage du graveur ? Je me rappelle encore la manière désagréable dont j’en ai été affecté, ce printemps, quand je les comparais, à la campagne, à des photographies d’après nature.

J’ai vu le Repas chez Simon, gravure reproduite et très estimée. Rien de plus froid que cette action ! La Madeleine, plantée de profil devant le Christ, lui essuyant à la lettre les pieds avec de grands rubans qui lui pendent de la tête, et que le graveur nous donne pour des cheveux. Rien de l’onction que comporte un tel sujet ! Rien de la fille repentante, de son luxe et de sa beauté mise aux pieds du Christ, qui devrait bien, au moins par son air, lui témoigner quelque reconnaissance, ou du moins qu’il la voit avec indulgence et bonté ; les spectateurs aussi froids, aussi hébétés que ces deux personnages capitaux. Ils sont tellement séparés les uns des autres, sans qu’un spectacle si extraordinaire les rapproche ou les groupe, comme pour les voir de plus près, ou pour se communiquer naturellement ce qu’ils en pensent. Il y en a un, le plus rapproché du Christ, dont le geste est ridicule et sans objet. Il paraît embrasser la table d’un seul de ses bras. Son bras paraît plus large que la table tout entière, et cette incorrection, que rien ne motive dans l’endroit le plus apparent du tableau, augmente la bêtise de tout le reste. Comparez à cette sotte représentation du sujet le plus touchant de l’Évangile, le plus fécond en sentiments tendres et élevés, en contrastes pittoresques ressortant des natures différentes mises en contact, de cette belle créature dans la fleur de la jeunesse et de la santé, de ces vieillards et de ces hommes faits, en présence desquels elle ne craint pas d’humilier sa beauté et de confesser ses erreurs, comparez, dis-je, ce qu’a fait de cela le divin Raphaël avec ce qu’en a fait Rubens. Il n’a manqué aucun trait… La scène se passe chez un homme riche : des serviteurs nombreux entourent la table ; le Christ, à la place la plus apparente, a la sérénité convenable. La Madeleine[4], dans l’effusion de ses sentiments, traîne dans la poussière ses robes de brocart, ses voiles, ses pierreries ; ses cheveux d’or ruisselant sur ses épaules et répandus confusément sur les pieds du Christ, ne sont pas un accessoire vain et sans intérêt. Le vase de parfums est le plus riche qu’il a pu imaginer ; rien n’est trop beau ni trop riche de ce qui doit être mis aux pieds de ce maître de la nature, qui s’est fait un maître indulgent pour nos erreurs et pour notre faiblesse. Et les spectateurs peuvent-ils assister avec indifférence à la vue de cette beauté prosternée et en larmes, de ces épaules, de cette gorge, de ces yeux brillants et doucement élevés ? Ils se parlent, ils se montrent, ils regardent tout cela avec des gestes animés, les uns avec l’air de l’étonnement ou du respect, les autres avec une surprise mêlée de malice. Voilà la nature, et voilà le peintre ! Nous acceptons tout ce que la tradition nous présente comme consacré, nous voyons par les yeux des autres ; les artistes sont pris les premiers et plus dupes que le public moins intelligent, qui se contente de ce que les arts lui présentent dans chaque époque comme du pain du boulanger. Que diriez-vous de ces pieux imbéciles qui copient sottement ces inadvertances du peintre d’Urbin, et les érigent en sublimes beautés ? de ces malheureux qui, n’étant poussés par aucun sentiment, s’attachent aux côtés critiquables ou ridicules du plus grand talent, pour les imiter sans cesse, sans comprendre que ces parties faibles ou négligées sont l’accompagnement regrettable des belles parties qu’ils ne peuvent atteindre ?

  1. Robert-Fleury.
  2. M. Delessert était un collectionneur qui possédait entre autres toiles du maître le délicieux tableau des Adieux de Roméo et Juliette, celui que Gautier décrit ainsi : « Roméo et Juliette sur le balcon, dans les froides clartés du matin, se tiennent religieusement embrassés par le milieu du corps. Dans cette étreinte violente de l’adieu, Juliette, les mains posées sur les épaules de son amant, rejette la tête en arrière, comme pour respirer, ou par un mouvement d’orgueil et de passion joyeuse… Les vapeurs violacées du crépuscule enveloppent cette scène. » La Mort de Lara lui appartenait également. (Voir Catalogue Robaut, nos 939 et 1006.)
  3. Marc-Antoine Raimondi (1475-1530), le plus célèbre graveur de la Renaissance italienne.
  4. La poétique figure de la Madeleine tenta à plusieurs reprises le pinceau de Delacroix ; en 1845, il peignit une Madeleine en prière, au sujet de laquelle Baudelaire écrivait : « Ce tableau démontre une vérité soupçonnée depuis longtemps, c’est que M. Delacroix est plus fort que jamais, et dans une voie sans cesse renaissante, c’est-à-dire qu’il est plus harmoniste que jamais… M. Delacroix est décidément le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes. Il restera toujours un peu contesté, juste autant qu’il faut pour ajouter quelques éclairs à son auréole. Et tant mieux ! il a le droit d’être toujours jeune, car il ne nous a pas trompés, lui, il ne nous a pas menti, comme quelques idoles ingrates que nous avons portées dans nos panthéons. » (Voir Catalogue Robaut, nos 920 et 921.)