Journal (Eugène Delacroix)/1er juin 1855

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 26-27).

1er juin. — Au conseil, toujours dans la salle des Cariatides ; il est question des billets de bal. Je fais une sortie contre l’exigence de n’en demander que pour des personnes intimes ; il est curieux de voir tous ces épiciers, tous ces marchands de papier et, tous ces précieux se trouver de meilleur ton et de meilleure compagnie que tel cordonnier et tel tailleur qui aura été invité par mégarde et qu’ils craignent de coudoyer. Je leur ai dit que la société française de nos jours n’était faite que de ces bottiers et de ces épiciers, et qu’il ne fallait pas y regarder de si près.

Je vais ensuite à l’Exposition. Celle d’Ingres m’a paru autre que la première fois, et je lui sais gré de beaucoup de qualités. Je trouve là Mme Villot et une de ses amies.

C’est le soir que j’ai revu la bonne Alberthe, qui me fait amitiés tant qu’elle peut. On s’est occupé pendant très longtemps d’un grand chien qui remplissait toute la chambre et sur lequel l’admiration ne tarissait pas. Je déteste qu’on s’occupe longtemps de ces personnages épisodiques, tels que les chiens et les enfants[1], qui n’intéressent jamais que leurs propriétaires ou ceux qui les ont mis au monde.

  1. Dans l’étude sur le maître qu’il écrivit au lendemain de sa mort, Baudelaire disait : « Je dois ajouter, au risque de jeter une ombre sur sa mémoire, au jugement des âmes élégiaques, qu’il ne montrait pas de tendres faiblesses pour l’enfance. L’enfance n’apparaissait à son esprit que les mains barbouillées de confitures (ce qui salit la toile et le papier), ou battant le tambour (ce qui trouble la méditation), ou incendiaire et animalement dangereuse comme le singe. » (Baudelaire, Art romantique. L’œuvre et la vie d’Eugène Delacroix.)