Journal (Eugène Delacroix)/20 février 1847

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 268-269).

20 février. — Les moralistes, les philosophes, j’entends les véritables, tels que Marc-Aurèle, le Christ, en ne le considérant que sous le rapport humain, n’ont jamais parlé politique. L’égalité des droits et vingt autres chimères ne les ont pas occupés, ils n’ont recommandé aux hommes que la résignation à la destinée, non pas à cet obscur fatum des anciens, mais à cette nécessité éternelle que personne ne peut nier, et contre laquelle les philanthropes ne prévaudront point, de se soumettre aux arrêts de la sévère nature. Ils n’ont demandé autre chose au sage que de s’y conformer et de jouer son rôle à la place qui lui a été assignée au milieu de l’harmonie générale. La maladie, la mort, la pauvreté, les peines de lame, sont éternelles et tourmenteront l’humanité sous tous les régimes ; la forme, démocratique ou monarchique, n’y fait rien.

— Dîné chez M. Moreau[1] ; revenu avec Couture : il raisonne très bien, il est surprenant… Quel regard nous avons pour caractériser les défauts les uns des autres ! Tout ce qu’il m’a dit de chacun est très vrai et très fin, mais il ne tient pas compte des qualités ; surtout il ne voit et n’analyse, comme tous les autres, que des qualités d’exécution. Il me dit, et je le crois bien, qu’il se sent surtout propre à faire d’après nature. Il fait, dit-il, des études préparatoires, pour apprendre par cœur, en quelque sorte, le morceau qu’il veut peindre et s’y met ensuite avec chaleur : ce moyen est excellent à son point de vue. Je lui ai dit comment Géricault se servait du modèle, c’est-à-dire librement, et cependant faisant poser rigoureusement. Nous nous sommes récriés l’un et l’autre sur son immense talent !

Quelle force que celle qu’une grande nature tire d’elle-même ! Nouvel argument contre la sottise qu’il y a à y résister et à se modeler sur autrui.

  1. Collectionneur ; il fut propriétaire de la Barque de don Juan. (Voir Catalogue Robaut, no 707.) Mme Moreau a donné ce tableau au Musée du Louvre après la mort de son mari.