Journal (Eugène Delacroix)/20 février 1852

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 84-86).

Vendredi 20 février. — Dîné chez Villot. Ces dîners continuels me troublent beaucoup. Dîner servi plus que jamais à la russe. Tout le temps du service, la table est couverte de gimblettes, de sucreries ; au milieu, un étalage de fleurs, mais nulle part la plus petite parcelle de ce qu’attend un estomac affamé quand il approche la table. Les domestiques servant pitoyablement et à leur fantaisie des morceaux de hasard, en un mot ce qu’ils dédaignent de se conserver pour eux-mêmes. Tout cela est trouvé charmant ; adieu la cordialité, adieu l’aimable occupation de faire un bon dîner ! Vous vous levez repu tant bien que mal, et vous regrettez votre dîner de garçon du coin de feu. Cette pauvre femme s’est jetée dans une habitude mondaine qui lui donne exclusivement comme société les gens les plus futiles et les plus ennuyeux.

Je me suis sauvé en évitant la musique pour aller chez mon confrère en municipalité Didot[1]. La promenade pour aller chez lui par un froid sec m’a réussi un peu. En arrivant, cohue, musique encore plus détestable, mauvais tableaux accrochés aux murs, excepté un, cet homme nu d’Albert Dürer, qui m’a attiré toute la soirée.

Cette trouvaille inespérée, le chant de Delsarte, la veille chez Bertin, m’ont fait faire cette réflexion qu’il y a beaucoup de fruit à retirer du monde, tout fatigant qu’il est et tout futile qu’il paraît. Je n’aurais eu aucune fatigue, si j’étais resté au coin de mon feu ; mais je n’aurais eu aucune de ces souffrances mi doublent peut-être, par le rapprochement de la trivialité et de la banalité, des plaisirs que le vulgaire va chercher dans les salons.

V… était là. Il ne m’a pas paru atteint comme moi par ce terrible tableau, il est borné dans ses admirations ; c’est que son sentiment ne le sert plus au delà d’une certaine mesure de talent, qu’il n’apprécie encore que dans un certain nombre d’artistes d’une certaine école : il est excellent et cause sérieusement ; mais il ne vous échauffe jamais. C’est un homme de mérite auquel il manque toutes les grâces. Nous avons vu ensemble le tableau de la vieillesse de David[2], qui représente la Colère d’Achille ; c’est la faiblesse même ; l’idée et la peinture sont également absentes. J’ai pensé aussitôt à l’Agamemnon et l’Achille de Rubens, que j’ai vus il y a à peine un mois.

  1. Il s’agit ici d’Ambroise Firmin-Didot, de la célèbre maison des éditeurs Didot, qui fut éditeur, écrivain, et fit partie du conseil municipal, où il eut un rôle assez important.
  2. Il ne paraît pas que Delacroix ait été plus favorable aux tableaux de la jeunesse ou de la maturité qu’à ceux de la vieillesse de David, car du Maroc il écrivait à Villot en 1832 : « Les héros de David et compagnie feraient une triste figure avec leurs membres couleur de rose auprès de ces fils du soleil. » Et à Thoré, en 1840 : « Vous signalez fort bien que, particulièrement dans la question du dessin, on ne veut en peinture que le dessin du sculpteur, et cette erreur, sur laquelle a vécu toute l’école de David, est encore toute-puissante. »