Journal (Eugène Delacroix)/20 octobre 1848

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 403-404).

Samedi 20 octobre. — J’ai appris, après déjeuner, la mort du pauvre Chopin. Chose étrange, le matin, avant de me lever, j’étais frappé de cette idée. Voilà plusieurs fois que j’éprouve de ces sortes de pressentiments.

Quelle perte ! Que d’ignobles gredins remplissent la place, pendant que cette belle âme vient de s’éteindre !

— Promenades dans le jardin… Adieu à ces beaux lieux, dont le charme est vraiment délicieux… Ce charme est bien peu goûté par les habitants de ce manoir. Au milieu de tout cela, le bon cousin ne nous a parlé que d’acres de terre, de réparations, de murs, ou des querelles du conseil municipal. Il en résulte que la plupart du temps je demeure muet et consterné. Les repas surtout, où l’on s’épanche d’ordinaire, sont à la glace. Sont-ils heureux ainsi ?

Promenade avec Bornot à Angerville, dans le char à bancs. On a coupé la plupart des sapins qui étaient aux environs de l’église. Hélas ! ces lieux ont encore moins changé que les personnes que j’y ai vues.

Revenus par Boudeville, et visité la petite église, Touché extrêmement de cet endroit : le presbytère est charmant… Je parlais à Bornot de la condition tranquille du curé d’un lieu pareil. Mes considérations ne le touchent pas, et au retour il est retombé dans les acres de terre, les herbages, etc.

En redescendant par le chemin creux qui borde son bois, il m’a montré ses améliorations : défrichements, four à briques, etc.

Nous sommes repassés devant le cimetière : je n’ai pu m’empêcher de penser à la petite place qu’occupe le bon Bataille… J’étais muet, triste, gelé ; mais pas le moindre sentiment d’envie.