Journal (Eugène Delacroix)/20 septembre 1855

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 82-83).

20 septembre. — Au déjeuner que je fais avec les cousins et encore trop tôt, arrive Schüler le graveur[1] qui m’a connu chez Guérin, quand je commençais à n’y plus aller ; il a su mon arrivée par un des membres d’hier et se met à ma disposition. Nous allons voir chez M. Simonis le superbe Corrège : Vénus désarmant l’Amour ; je ne l’estime pas d’abord tout ce qu’il vaut.

Je regrette bien vivement de n'écrire ceci que trois semaines après l’impression que j’en ai reçue : la science, la grâce, le balancement des lignes, le charme de la couleur, les licences hardies, tout se réunit dans ce charmant ouvrage ; certains contours durs m’avaient alarmé ; je remarque ensuite qu’ils sont parfaitement motivés par la nécessité de détacher des parties d’une manière tranchée.

Autres beaux tableaux dans le même endroit, mais le souvenir se confond : ce sont des flamands, c’est tout dire. Belle tête de Van Dyck : homme en armes.

Nous allons au musée, à la mairie ; j’y vois une assez bonne copie de mon Dante, faite par Brion[2], un jeune homme qui a fait de bons sujets d’Alsace. Je vois là des choses assez curieuses : une figure nue d’homme, de Heim[3] ; cet homme avait un sentiment dans le sentiment des maîtres italiens ; ce tableau est très gâté ; je vois là son dernier grand tableau, exposé il y a deux ans[4], roulé depuis ce temps et laissé dans un coin comme on l’a apporté. Voilà comment les musées de province traitent les tableaux.

Je rencontre avec Schüler, qui m’a mené voir l’horloge rajeunie de la cathédrale, M. Klotz, l’architecte, frère de Mme Petiti : il me fait les honneurs de la Maison d'œuvre, et m’autorise à y dessiner.

Le soir, avec la bonne cousine, chez Hervé : la joie de ce bon et cher homme à me revoir ; il y a de cela quarante-cinq à quarante-huit ans.

  1. Charles-Auguste Schüler (1804-1859), graveur, élève de Guérin et de Gros, visita l’Allemagne et l’Italie, et retourna se fixer à Strasbourg, son pays natal, où il se voua à l’enseignement.
  2. Gustave Brion (1824-1878), peintre, élève de Gabriel Guérin, s’est voué spécialement à la peinture des mœurs alsaciennes et rhénanes. On lui doit les illustrations de Notre-Dame de Paris et des Misérables le Victor Hugo, publiées en 1864.
  3. François-Joseph Heim (1787-1865), peintre, élève de Vincent, obtint le prix de Rome en 1807. Parmi ses œuvres les plus importantes, on peut citer le Martyre de saint Cyr et de sainte Juliette, qu’on peut voir dans une des chapelles de l'église Saint-Gervais, et Charles X distribuant des récompenses aux artistes à la fin de l’Exposition de 1824, tableau où figure notamment Delacroix et qui se trouve aujourd’hui au Louvre.
  4. La défaite des Cimbres et des Teutons, exposé en 1853.