Journal (Eugène Delacroix)/21 avril 1853

La bibliothèque libre.
Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 165-167).

Jeudi 21 avril. — à la vente de Decamps[1]… J’ai éprouvé une profonde impression à la vue de plusieurs ouvrages ou ébauches de lui qui m’ont donné de son talent une opinion supérieure à celle que j’avais. Le dessin du Christ dans le prétoire, le Job, la petite Pêche miraculeuse, des paysages, etc. Quand on prend une plume pour décrire des objets aussi expressifs, on sent nettement, à l’impuissance d’en donner une idée de cette manière, les limites qui forment le domaine des arts entre eux. C’est une espèce de mauvaise humeur contre soi-même de ne pouvoir fixer ses souvenirs, lesquels pourtant sont aussi vivaces dans l’esprit après cette imparfaite description que l’on fait à l’aide des mots. Je n’en dirai donc pas davantage, sinon qu’à cette exposition, comme le soir au concert de Delsarte, j’ai éprouvé, pour la millième fois, qu’il faut, dans les arts, se contenter, dans les ouvrages même les meilleurs, de quelques lueurs, qui sont les moments où l’artiste a été inspiré.

Le Josué, de Decamps, m’a déplu au premier abord, et quand je le regardais de près, c’était une mêlée confuse et des indications de formes lâches et tortillées ; à distance, j’ai compris ce qui faisait beauté dans ce tableau : la distribution des groupes et de la lumière touche au sublime.

Le soir, dans le trio de Mozart, pour alto, piano et clarinette, j’ai senti délicieusement quelques passages, et le reste m’a paru monotone. En disant que des ouvrages comme ceux-là ne peuvent donner que quelques moments de plaisir, je n’entends pas du tout que ce soit toujours la faute de l’ouvrage, et, quant à ce qui concerne Mozart, je suis persuadé que c’était de la mienne. D’abord, certaines formes ont vieilli, été ressassées et gâtées par tous les musiciens qui sont venus après lui, première condition pour nuire à la fraîcheur de l’ouvrage. Il faut même s’étonner que certaines parties soient restées aussi délicieuses après tant de temps (le temps marche vite pour les modes dans les arts), et après tant de musique bonne ou mauvaise calquée sur ce type enchanteur. Il y a une autre raison pour qu’une création de Mozart saisisse moins par cette abrupte nouveauté que nous trouvons aujourd’hui à Beethoven ou à Weber : premièrement, c’est qu’ils sont de notre temps, et en second lieu, c’est qu’ils n’ont pas la perfection de l’illustre devancier. C’est exactement le même effet que celui dont je parlais à la page précédente : c’est celui que produit l’ébauche comparée à un ouvrage fini, de la ruine d’un monument ou de ses premiers rudiments, au monument terminé. Mozart est supérieur à tous par sa forme achevée. Les beautés comme celles de Racine ne brillent point par le voisinage de traits de mauvais goût ou d’effets manqués ; l’infériorité apparente de ces deux hommes les consacre pourtant à jamais dans l’admiration des hommes, et les élève à une hauteur où il est le plus rare d’atteindre.

Après ces ouvrages, ou à côté si l’on veut, sont ceux qui réellement offrent des négligences considérables ou des défauts qui les déparent peut-être, mais ne nuisent à la sensation qu’à proportion du plus ou moins de supériorité des parties réunies ; Rubens est plein de ces négligences ou choses hâtées. La sublime Flagellation d’Anvers, avec ses bourreaux ridicules ; le Martyre de saint Pierre, de Cologne, où on trouve le même inconvénient, c’est-à-dire la figure principale admirable et toutes les autres mauvaises. Rossini est un peu de cette famille.

Après la nouveauté qui fait souvent tout accepter d’un artiste, ainsi qu’on l’a fait avec lui, après le temps de lassitude et de réaction où l’on ne voit presque que ses taches, arrive celui où la distance consacre les beautés et rend le spectateur indifférent aux imperfections. C’est ce que j’ai éprouvé avec Sémiramis.

  1. L’exposition dont parle ici Delacroix précéda une vente de trente et un tableaux et dessins, faite par l’auteur personnellement, et qui produisit environ 75,000 francs. Le Josué fut vendu 8,500 francs, le Job, 7,020 francs. (Voir Théoph. Silvestre, Artistes vivants.)