Journal (Eugène Delacroix)/21 février 1856

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 132-134).

21 février. — Sur les chefs-d'œuvre. Sans le chef-d'œuvre, il n’y a pas de grand artiste : tous ceux qui n’en ont fait qu’un dans leur vie ne sont pourtant pas grands pour cela. Ceux de cette espèce sont ordinairement le produit de la jeunesse : une certaine force précoce, une certaine chaleur qui est dans le sang autant que dans l’esprit, ont jeté quelquefois un éclat singulier ; mais pour être classé, il faut confirmer la confiance que les premiers ouvrages ont donnée du talent par ceux que l’âge mûr, l’âge de la vraie force, vient ajouter et ajoute presque toujours, quand le talent est d'une force réelle.

Des hommes très brillants n’ont jamais fait de chefs-d’œuvre ; ils ont presque toujours fait des ouvrages qui ont passé pour des chefs-d’œuvre au moment de leur apparition, à raison de la mode, de l’à-propos, tandis que de véritables chefs-d’œuvre de finesse ou de profondeur passaient inaperçus dans la foule, ou amèrement critiqués, à cause de leur étrangeté apparente et de leur éloignement des idées du moment, pour reparaître plus tard à la vérité dans tout leur jour et être estimés à leur valeur, quand on a oublié les formes de convention[1] qui ont donné la vogue aux ouvrages éphémères très vantés d’abord ; il est rare que cette justice ne soit pas rendue tôt ou tard aux grandes productions de l’esprit humain dans tous les genres ; ce serait, avec les persécutions dont la vertu est presque toujours l’objet, un argument de plus en faveur de l’immortalité de l’âme. Il faut espérer que de si grands hommes, méprisés ou persécutés de leur vivant, trouveront une récompense qui les a fuis dans le terrestre séjour, quand ils seront parvenus dans une sphère où ils jouiront d’un bonheur dont nous n’avons pas l’idée, mais auquel se mêlerait celui de voir, d’en haut, la justice que leur garde la postérité.

  1. Voir au début du deuxième volume le développement d’une idée similaire à propos de la musique. C’est ce qu’il appelait d’une formule générale la rhétorique.