Journal (Eugène Delacroix)/21 juillet 1854

La bibliothèque libre.
Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 391-394).

21 juillet. — Dîné aujourd’hui avec Mme de Forget, qui part demain pour Ems. Mme Lavalette lui disait que les saisons n’étaient plus comme autrefois.

Il faut mettre ceci avec les réflexions du mercredi sur les malheurs nécessaires. Je disais dans ces réflexions que tout doit changer et subir des révolutions autour de l’homme, mais que son esprit changeait aussi et voyait les mêmes objets d’un œil différent. A mesure que son corps se modifie par l’âge et les accidents, il ne sent plus de la même manière. La morosité des vieillards est un effet de ce commencement de destruction de leur machine ; ils ne trouvent plus de saveur ni d’intérêt dans rien. Il leur semble que c’est la nature qui décline et que les éléments vont se confondre, parce qu’ils ne voient plus, ne sentent plus, qu’ils sont offensés par ce qui autrefois leur plaisait.

Il est des accidents qui dans certains pays sont considérés comme d’affreux malheurs, et qui ne font dans d’autres nulle impression. L’opinion place l’homme même et le déshonore dans les choses les plus diverses. Un Arabe ne peut supporter l’idée qu’un étranger ait aperçu, même fortuitement, le visage de sa femme. Une femme arabe mettra son point d’honneur à se cacher soigneusement : elle relèverait volontiers sa robe en découvrant le reste de son corps pour s’en voiler la tête.

Il en est de même des accidents dont on tire des présages heureux ou malheureux. En France et, je crois, chez les peuples européens, c’est un présage des plus funestes pour un cavalier et surtout pour un militaire de monter un cheval dont les quatre pieds sont marqués de blanc : le fameux général Lassalle, qui avait la religion de ce préjugé, n’avait jamais voulu monter un pareil cheval. Le jour qui fut celui de sa mort, après plusieurs augures funestes, qui l’avaient frappé toute la matinée, miroir brisé, pipe cassée, portrait de sa femme brisé également, au moment où il allait la regarder pour la dernière fois, il monte sur un cheval qui n’était pas le sien, et sans prendre garde aux pieds de sa monture. Le cheval avait le funeste signe : c’est monté sur ce cheval qu’il reçoit, peu de moments après, le coup de feu dont il mourut au bout de quelques heures, qui lui fut tiré dans un moment où l’on ne se battait plus, par un Croate, je crois, qui se trouvait au nombre des prisonniers qu’on venait de faire après Wagram… Ces quatre pieds blancs sont, au contraire, une marque et un signe de considération chez les Orientaux, qui ne manquent pas de le mentionner dans les généalogies des chevaux ; j’en vois la preuve dans la pièce authentique certifiée par les anciens du pays qui accompagne l’envoi qu’Abd-el-Kader vient de faire à l’Empereur d’un certain nombre de chevaux de prix. — Je passe sur mille exemples de la sorte.

Combien d’hommes n’ont pas désiré, comme un refuge et comme un bien, cette mort qui est l’objet de l’épouvante universelle et le plus véritablement sans remède de tous les malheurs considérés comme un malheur, et quand même on la regarderait comme un malheur, de manière à en faire un sujet d’affliction de quelque permanence dans l’ordinaire de la vie ! Ne faut-il pas à toute force s’accoutumer à cette solution nécessaire, à cet affranchissement des autres maux dont nous nous plaignons, et qui sont, à juste titre, des maux, puisque nous les sentons, tandis qu’avec la mort, c’est-à-dire avec la fin, il n’y a plus ni conscience ni sentiment ? Nous ne vivons nous-mêmes que de cette multitude innombrable de morts que nous entassons autour de nous. Notre bien-être, c’est-à-dire notre bonheur, ne s’établit que sur ces ruines de la nature vivante que nous sacrifions, non pas seulement à nos besoins, mais souvent à un plaisir passager, tel que celui de la chasse, par exemple, qui est pour la plupart des hommes un simple délassement.