Journal (Eugène Delacroix)/21 juin 1844

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 203-206).

21 juin. — De L’abus de l’esprit chez les Français. Ils en mettent partout dans leurs ouvrages, ou plutôt ils veulent qu’on sente partout l’auteur, et que l’auteur soit homme d’esprit et entendu à tout ; de là ces personnages de roman ou de comédie qui ne parlent pas suivant leurs caractères, ces raisonnements sans fin étalant de la supériorité, de l’érudition, etc. ; dans les arts de même. Le peintre pense moins à exprimer son sujet qu’à faire briller son habileté, son adresse ; de là, la belle exécution, la touche savante, le morceau supérieurement rendu… Eh ! malheureux ! pendant que j’admire ton adresse, mon cœur se glace et mon imagination reploie ses ailes[1].

Les vrais grands maîtres ne procèdent pas ainsi. Non, sans doute, ils ne sont pas dépourvus du charme de l’exécution, tout au contraire, mais ce n’est pas cette exécution stérile, matérielle, qui ne peut inspirer d’autre estime que celle qu’on a pour un tour de force. — Paul Véronèse — l’Antique. — C’est qu’il faut une véritable abnégation de vanité pour oser être simple, si toutefois on est de force à l’être ; la preuve, même dans les grands maîtres, c’est qu’ils commencent presque toujours par l’abus que je signale ; dans la jeunesse, où toutes leurs qualités les étouffent, ils donnent la préférence à l’enflure, à l’esprit… ils veulent briller plus que toucher, ils veulent qu’on admire l’auteur dans ses personnages ; ils se croient plats, quand ils ne sont que clairs ou touchants.

— Les auteurs modernes n’ont jamais tant parlé du duel que depuis qu’on ne se bat plus. C’est le ressort principal de leurs narrations, ils donnent à leurs héros une bravoure indomptable ; il semble que s’ils peignaient des poltrons, le lecteur aurait mauvaise idée de la vaillance de l’auteur.

Les héros de lord Byron sont tous des matamores, des espèces de mannequins, dont on chercherait en vain les types dans la nature.

Ce genre faux a produit mille imitations malheureuses.

Rien n’est plus facile cependant que d’imaginer une espèce d’être complètement idéal, que l’on décore à plaisir de toutes les qualités ou de tous les vices extraordinaires qui semblent être l’apanage des natures puissantes.

  1. Ces sensations et ces sentiments d’un véritable artiste en présence de la nature, ce dédain pour les peintres qui, préoccupés surtout d’une exécution habile et savante, ne peuvent s’émouvoir et restent toujours froids, se retrouvent exactement dans un fragment inédit d’une très curieuse lettre écrite en 1853 par un paysagiste de grand mérite, ami de Delacroix, Constant Dutilleux :
    « Paysagistes !… Qu’a de commun votre occupation avec l’émotion que j’éprouve ? Admire qui veut votre ligne, votre coup de brosse, votre habileté, si c’est ma tête et mon esprit que vous voulez occuper, je vous l’accorde : Bravo ! cela est parfaitement fait. Je ne chercherai même point d’où cela vient ; je ne constaterai pas même la paternité. Je regarde bien de la mosaïque, pourquoi ne jetterais-je point les yeux sur ce que vous faites ? « … Toute belle facture a son mérite, qu’elle s’applique à un meuble ou à une pierre précieuse ; quant à mon cœur, à mon âme, à ce qui fait l’essence et le fond de mon être, rien, rien pour vous. Je conserve ce précieux trésor pour la nature d’abord, et ensuite pour ceux qui, comme moi, l’auront contemplée avec la vraie béatitude et qui, tout bonnement et naïvement, auront répété quelques phrases, quelques mots qu’ils auront pu lire et épeler dans ce grand livre qu’on ne peut ouvrir qu’avec son cœur… »

    On voit qu’une même flamme animait alors les artistes de cette période si brillante de l’École française.