Journal (Eugène Delacroix)/22 mai 1855

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 22-24).

22 mai. — Dumas me fait demander le matin si je suis chez moi ; je lui réponds que j’y serai à deux heures. Il me demande des notes sur les choses les plus inutiles à savoir pour un public, comment je m’y prends dans ma peinture, mes idées sur la couleur, etc. Il me demande, pour prolonger la séance, à dîner avec moi ; je saisis cette occasion de passer quelques bons moments. Il va faire une course et revient à sept heures passées, au moment où j’allais dîner tout seul, mourant de faim.

Après notre dîner, nous allons en fiacre chercher une petite qu’il protège, et nous allons voir la tragédie et la comédie italiennes. Il n’est qu’un motif qui puisse engager à aller à un pareil spectacle : celui de se fortifier dans la connaissance de l’italien. Rien n’est plus ennuyeux.

Dumas me disait qu’il était en train de procès qui devaient assurer son avenir, quelque chose comme 800,000 francs pour commencer, sans compter le reste. Le pauvre garçon commence à s’ennuyer d’écrire jour et nuit et de n’avoir jamais le sou. « Je suis au bout », m’a-t-il dit, « je laisse à moitié faits deux romans… je m’en irai, je voyagerai et je verrai, à mon retour, s’il s’est rencontré un Alcide pour achever ces deux entreprises imparfaites. » Il est persuadé qu’il va laisser, comme Ulysse, un arc que personne ne pourra bander ; en attendant, il ne se trouve pas vieilli et agit, sous plusieurs rapports, comme un jeune homme. Il a des maîtresses, les fatigue même ; la petite que nous avons été prendre pour aller au spectacle lui a demandé grâce ; elle se mourait de la poitrine, au train dont il y allait. Le bon Dumas la voit tous les jours en père, a soin de l’essentiel dans le ménage, et ne s’inquiète pas des délassements de sa protégée ! Heureux homme ! heureuse insouciance ! Il mérite de mourir comme les héros, sur le champ de bataille, sans connaître les angoisses de la fin, la pauvreté sans remède et l’abandon.

Il me disait qu’avec ses deux enfants, il est comme seul. Ils vont l’un et l’autre à leurs affaires et le laissent se faire consoler par son Isabelle. D’un autre côté, Mme Gavé me disait le lendemain que sa fille se plaignait de la société d’un père qui n’était jamais à la maison… Étrange monde !