Journal (Eugène Delacroix)/23 avril 1854

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 336-338).

23 avril. — Avancé le Petit Arabe assis et son cheval près de lui[1]. Repris la Clorinde[2], et je crois l’avoir amenée à un effet entièrement différent qui me ramène à ma première idée, qui m’avait échappé peu à peu. Il arrive malheureusement très souvent que l’exécution ou des difficultés ou des considérations tout à fait secondaires font dévier l’intention[3]. L’idée première, le croquis, qui est en quelque sorte l’œuf ou l’embryon de l’idée, est loin ordinairement d’être complet ; il contient tout si l’on veut, mais il faut dégager ce tout, qui n’est autre chose que la réunion de chaque partie. Ce qui fait précisément de ce croquis l’expression par excellence de l’idée, c’est, non pas la suppression des détails, mais leur complète subordination aux grands traits qui doivent saisir avant tout. La plus grande difficulté consiste donc à retourner dans le tableau à cet effacement des détails, lesquels pourtant sont la composition, la trame même du tableau.

Je ne sais si je me trompe, mais je crois que les plus grands artistes ont eu à lutter grandement contre cette difficulté, la plus sérieuse de toutes. Ici ressort plus que jamais l’inconvénient de donner aux détails, par la grâce ou la coquetterie de l’exécution, un intérêt tel qu’on regrette ensuite mortellement de les sacrifier quand ils nuisent à l’ensemble. C’est ici que les donneurs de touches aisées et spirituelles, les faiseurs de torse et de tête d’expression, trouvent leur confusion dans leur triomphe. Le tableau composé successivement de pièces de rapport, achevées avec soin et placées à côté les unes des autres, paraît un chef-d’œuvre et le comble de l’habileté, tant qu’il n’est pas achevé, c’est-à-dire tant que le champ n’est pas couvert : car finir, pour ces peintres qui finissent chaque détail en le posant sur la toile, c’est avoir couvert cette toile. En présence de ce travail qui marche sans encombre, de ces parties qui paraissent d’autant plus intéressantes que vous n’avez qu’elles à admirer, on est involontairement saisi d’un étonnement peu réfléchi ; mais quand la dernière touche est donnée, quand l’architecte de tout cet entassement de parties séparées a posé le faîte de son édifice bigarré et dit son dernier mot, on ne voit que lacunes ou encombrement, et d’ordonnance nulle part. L’intérêt qu’on a porté à chaque objet s’évanouit dans la confusion ; ce qui semblait une exécution seulement précise et convenable devient la sécheresse même par l’absence générale de sacrifices. Demanderez-vous alors à cette réunion quasi fortuite de parties sans connexion nécessaire cette impression pénétrante et rapide, ce croquis primitif de cette idéale impression que l’artiste est censé avoir entrevu ou fixé dans le premier moment de l’inspiration ? Chez les grands artistes, ce croquis n’est pas un songe, un nuage confus ; il est autre chose qu’une réunion de linéaments à peine saisissables ; les grands artistes seuls partent d’un point fixe, et c’est à cette expression pure qu’il leur est si difficile de revenir dans l’exécution longue ou rapide de l’ouvrage. L’artiste médiocre occupé seulement du métier, y parviendra-t-il à l’aide de ces tours de force de détails qui égarent l’idée, loin de la mettre dans son jour ? Il est incroyable à quel point sont confus les premiers éléments de la composition chez le plus grand nombre des artistes… Comment s’inquiéteraient-ils beaucoup de revenir par l’exécution à cette idée qu’ils n’ont point eue[4] ?

  1. Variante du no 1046 du Catalogue Robaut.
  2. Voir Catalogue Robaut, no 1290.
  3. Ces questions d’exécution de l’œuvre le préoccupent toujours davantage à mesure qu’il avance dans la vie. Les dernières années du Journal sont pleines de réflexions du même ordre.
  4. Sur l’insuffisance des spécialistes, ou plutôt sur l’opinion du maître touchant ce point, voir notre Étude, page xxvii.