Journal (Eugène Delacroix)/23 février 1858

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 306-307).

23 février. — Les anciens sont parfaits dans leur sculpture. Raphaël[1] ne l’est pas dans son art. Je fais cette réflexion à propos du petit tableau d’Apollon et Marsyas[2]. Voilà un ouvrage admirable et dont les regards ne peuvent se détacher. C’est un chef-d'œuvre sans doute, mais le chef-d'œuvre d’un art qui n’est pas arrivé à sa perfection. On y trouve la perfection d’un talent particulier avec l’ignorance, résultat du moment où il a été produit. L’Apollon est collé au fond. Ce fond avec ses petites fabriques est puéril : la naïveté de l’imitation l’excuse, et le peu de connaissance qu’on avait alors de la perspective aérienne. L’Apollon a les jambes grêles : elles sont d’un modelé faible ; les pieds ont l’air de petites planches emmanchées au bout des jambes : le cou et les clavicules sont manqués, ou plutôt ne sont pas sentis. Il en est à peu près de même du bras gauche qui tient un bâton ; je le répète : le sentiment individuel, le charme particulier au talent le plus rare, forment l’attrait de ce tableau. Rien de semblable dans des petits plâtres qui se trouvaient à côté chez le possesseur du tableau, et qui sont moulés probablement sur des bronzes antiques. Il s’y trouve des parties négligées ou plutôt moins achevées que les autres ; mais le sentiment, qui anime le tout, ne va pas sans une connaissance complète de l’art. Raphaël est boiteux et gracieux.

L’antique est plein de la grâce sans afféterie de la nature ; rien ne choque ; on ne regrette rien ; il ne manque rien, et il n’y a rien de trop. Il n’y a aucun exemple chez les modernes d’un art pareil.

  1. Delacroix écrivait en 1830 dans la Revue de Paris, où il avait donné une longue étude sur Raphaël : « Raphaël n’a pas plus qu’un autre atteint la perfection, il n’a pas même, comme c’est l’opinion commune, réuni à lui seul le plus grand nombre de perfections possible ; mais lui seul a porté à un si haut degré les qualités les plus entraînantes et qui exercent le plus d’empire sur les hommes : un charme irrésistible dans son style, une grâce vraiment divine, qui respire partout dans ses ouvrages, qui voile les défauts et fait excuser toutes ses hardiesses. »
  2. Peinture sur bois de l'école italienne, dont il est difficile d'établir exactement l’auteur. Acheté en 1850 à la vente de la galerie de M. Duvernay par un savant amateur anglais, M. Morris Moore, ce tableau fut exposé à Paris en 1859. Depuis quelques années il fait partie des collections du Louvre (Salon carré).