Journal (Eugène Delacroix)/26 mars 1857
Jeudi 26 mars. — J’ai été aujourd’hui chez Haro pour examiner avec lui si l’on pourrait tirer parti de son local pour faire un atelier. Nous étions convenus de cette visite il y a huit jours. Je crois qu’au fond il y était peu enclin et ne s’y est prêté que par complaisance. Il m’a parlé de frais trop considérables, et l’affaire n’est pas faisable.
En route pour y aller, la vue de jeunes gens que j’ai rencontrés dans les rues m’a fait faire plusieurs réflexions qui ne sont pas de la nature de celles que se font ordinairement les vieillards. Cet âge qui semble le plus heureux de la vie n’excite nullement mon envie ; tout au plus pour sa force, qui lui donne le moyen de suffire à de puissants travaux, et point du tout pour les plaisirs qui en sont l’accompagnement. Ce que je désirerais, — souhait, au reste, aussi impossible à réaliser que celui de revenir au jeune âge, — ce que je désirerais, ce serait de m’arrêter au point où je suis et d’y jouir longtemps des avantages qu’il procure à un esprit, je ne dirai pas désabusé, mais vraiment raisonnable. Mais l’un n’est pas plus permis que l’autre.
J’apprends tout à l’heure chez Weil, chez lequel j'étais descendu un moment, que le pauvre Margueritte vient de mourir subitement. Quoique plus âgé que moi, il était encore d'âge à jouir de beaucoup de choses. Au reste, comme je crois que ce n'était pas une nature distinguée, il a pu être de ceux qui regrettent les plaisirs des jeunes gens. Il faut que les jouissances de l’esprit tiennent une grande place pour procurer ce bonheur calme que j’envisage pour l’homme qui arrive au déclin de la vie.