Journal (Eugène Delacroix)/26 septembre 1855

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 88-91).

26 septembre. — Le matin renouvelé entièrement encore comme à l’ordinaire. Je sors de bonne heure. Je commence par l'église, monument gothique, restauré il y a un siècle et demi et dans lequel on a prodigué, suivant la mode du temps, les ornements à la Vanloo, comme à celle de Brive, les cannelures et les caissons à la grecque du commencement de ce siècle. Deux tombeaux magnifiques dans le chœur : celui de l'évêque couché et armé avec le squelette sous la table qui le supporte, et surtout celui du vieux margrave armé et debout, collé à la muraille, son bâton de commandement à la main, et son casque à terre, près de lui, le tout dans un arrangement du temps de la Renaissance du plus beau style ; j’ai remarqué sur mon calepin, ensuite, la différence de ce style avec celui d’un autre tombeau, le plus important de tous, lequel est dans le style de Vanloo. Malgré la confusion et le mauvais goût, les plates allégories et le bariolage, il est encore supérieur à tout ce qui est de notre triste époque, où la froideur, l’insignifiance et la mesquinerie ôtent toute espèce d’intérêt.

Monté, par des marches fort raides, jusqu’au palais grand-ducal, que je prends pour une espèce de ferme ou couvent ; je monte par une allée exposée au soleil, puis je tourne dans les bois de sapins que j’admire ; après chaque montée, que je crois toujours être la dernière, j’arrive au vieux château. Ruines rafistolées à l’allemande, pour en faire des perspectives d’album ; bouteilles cassées, débris de cuisine au milieu de tout cela ; le garde-manger était dans la salle des chevaliers. Je remarque les rochers granitiques comme ceux de la Corrèze ; ils sont plus particulièrement d’une couleur rougeâtre comme le terrain et les pierres de ces pays-ci.

J'écris à diverses reprises sur mon calepin. J’admire en descendant une grande perspective montante sous les pins. Je remarque la couleur de charbon du fond et des arbres. Je redescends par une grande chaleur et pressé par la faim. Au bas des degrés, je me trompe de route et je conçois de l’inquiétude, en sentant ma fatigue et voyant reculer mon déjeuner. J’arrive enfin tout poudreux, tout hérissé. Je me mets à table. Voilà toutes sortes d'événements qui ne peuvent pas m’arriver à Paris et qui font que je ne peux pas y déjeuner avec appétit.

Je dors ensuite presque toute la journée ; un autre se serait fait un devoir d’aller voir des cascades.

A six heures chez Mme Kalergi, qui m’avait prié ; j’y trouve un prince Wiasiemski et sa femme, le premier Kalmouck par la face, la seconde charmante et gracieuse Russe qui m’a semblé mieux le lendemain en toilette du matin. De plus, une dame russe aussi ou berlinoise, sentimentale personne, avec qui j’ai fait le lendemain le voyage d’Eberstein avec Mme Kaiergi. Cette dernière me parle beaucoup de Wagner[1] ; elle en raffole comme une sotte, et comme elle raffolait de la République. Ce Wagner veut innover ; il croit être dans la vérité ; il supprime beaucoup des conventions de la musique, croyant que les conventions ne sont pas fondées sur des lois nécessaires. Il est démocrate ; il écrit aussi des livres sur le bonheur de l’humanité[2], lesquels sont absurdes, suivant Mme Kalergi elle-même.

Je sors d’assez bonne heure ; je vais faire, malgré le froid le plus piquant, une longue promenade sous l’allée qui va à Lichtenthal, délicieux endroit. Je rencontre, en revenant, Winterhalter[3], bon diable, mais très ennuyeux. Il veut absolument aller boire de la bière, et je le suis. Il me donne l’adresse d’un marchand d’ale et de porter à Paris, et aussi celle d’un marchand de jambon cru de Mayence.

  1. Il ne faut pas oublier qu'à cette époque le nom de Richard Wagner était complètement inconnu en France. Nous sommes en 1855, c’est-à-dire huit années avant la légendaire tentative de Tannhauser, au grand Opéra de Paris. Le nom alors obscur du poète-musicien n’avait pu être révélé à Eugène Delacroix que par une étrangère russe ou berlinoise.
  2. Delacroix fait allusion ici aux tentatives politiques et sociales de R. Wagner. Celui-ci avait participé au mouvement révolutionnaire de l’Allemagne qui avait suivi le mouvement de 1848 en France. Il avait dû quitter son pays et s’exiler en Suisse. De cette époque date la série de ses grandes productions poétiques et musicales. Mais bien que désormais il ne dût prendre aucune part active à la propagande des idées socialistes, il leur demeura toujours très fidèlement et très fermement attaché, au point que ses écrits théoriques s’en trouvent souvent influencés.
  3. François-Xavier Winterhalter (1806-1873), peintre allemand, qui pendant tout le règne de Louis-Philippe et pendant les premières années du second Empire a joui d’une grande vogue. Il fit les portraits de la plupart des membres de la famille royale, reproduits et popularisés d’ailleurs par la gravure. On connait aussi le portrait en médaillon de l’impératrice Eugénie exposé en 1861, celui de la reine Victoria, etc.