Journal (Eugène Delacroix)/27 janvier 1853

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 146-148).

Jeudi 27 janvier. — Dîné chez Bixio avec d’Argent, Decazes, le prince Napoléon. Après, chez Manceau.

De tout cela, je ne me rappelle que deux ou trois morceaux de la Flûte enchantée, dont nous a régalés Mme Manceau.

Je n’éprouve pas, à beaucoup près, pour écrire, la même difficulté que je trouve à faire mes tableaux[1]. Pour arriver à me satisfaire, en rédigeant quoi que ce soit, il me faut beaucoup moins de combinaisons de composition, que pour me satisfaire pleinement en peinture. Nous passons notre vie à exercer, à notre insu, l’art d’exprimer nos idées au moyen de la parole. L’homme qui médite dans sa tête comment il s’y prendra pour obtenir une grâce, pour éconduire un ennuyeux, pour attendrir une belle ingrate, travaille à la littérature sans s’en douter. Il faut tous les jours écrire des lettres qui demandent toute notre attention et d’où quelquefois notre sort peut dépendre.

Telles sont les raisons pour lesquelles un homme supérieur écrit toujours bien, surtout quand il traitera de choses qu’il connaît bien. Voilà pourquoi les femmes écrivent aussi bien que les plus grands hommes. C’est le seul art qui soit exercé par les indifférentes… Il faut ruser, séduire, attendrir, congédier, en arrivant et en partant. Leur faculté d’à-propos, la lucidité, extrême dans certains cas, trouvent ici merveilleusement leur application. Au reste, ce qui confirme tout cela, c’est que, comme elles ne brillent pas par une grande puissance d’imagination, c’est surtout dans l’expression des riens qu’elles sont maîtresses passées. Une lettre, un billet, qui n’exige pas un long travail de composition, est leur triomphe.

  1. On remarquera que plus loin Delacroix énonce une idée à peu près opposée à celle-ci.