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Journal (Eugène Delacroix)/27 janvier 1860

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 371-373).

27 janvier. — Architecture[1]. L’architecture est tombée de nos jours dans une complète dégradation ; c’est un art qui ne sait plus où il en est ; il veut faire du nouveau, et il n’y a pas d’hommes nouveaux. La bizarrerie tient lieu de cette nouveauté tant cherchée et est si peu nouvelle et originale, précisément parce qu’elle est cherchée. Les anciens sont arrivés par degrés au comble de la perfection, non pas tout d’un coup, non pas en se disant qu’il fallait absolument étonner les esprits, mais en montant par degrés et presque sans s’en douter à cette perfection qui a été le fruit du génie appuyé sur la tradition. Qu’espèrent les architectes en rompant avec toutes les traditions ?

On s’est lassé, dit-on, de l’architecture grecque, que les Romains, tout grands qu’ils ont été, ont respectée, sauf les modifications que leurs usages les ont conduits à adopter. Après les ténèbres du moyen âge, la Renaissance, qui a été véritablement celle du goût, c’est-à-dire du bon sens, c’est-à-dire du beau dans tous les genres, en est revenue à ces proportions admirables dont il faudra toujours, en dépit de toutes les prétentions à l’originalité, reconnaître l’empire incontestable. Nos usages modernes, si différents en une foule de points de ceux des anciens, s’y adaptent pourtant merveilleusement. De l’air, de la lumière, une large circulation, des aspects grandioses, répondent de plus en plus à cet élargissement graduel de nos villes et de nos habitations. La vie renfermée et inquiète de nos pères, occupés sans cesse à se défendre dans les maisons, à épier l’attaquant par des meurtrières qui laissaient à peine pénétrer le jour, les rues étroites, ennemies du développement des lignes que comporte le génie antique, convenaient à une société opprimée et sans cesse sur le qui-vive.

Que nous veulent donc ces constructeurs de bâtiments à la mode du Paris du quinzième siècle ? Ne semble-t-il pas qu'à chacune de ces meurtrières qu’ils appellent des fenêtres, nous allons voir à chaque instant des hommes l’arquebuse à la main, ou que nous allons voir retomber une herse derrière les portes garnies de gonds formidables et de clous menaçants ?

Les architectes ont abdiqué ; il en est qui se défient d’eux-mêmes et de leurs confrères à ce point qu’ils vous disent avec une espèce de candeur qu’il n’y a plus d’inventeurs, et même que l’invention n’est plus possible.

Il faut donc se rejeter dans le passé, et comme, suivant eux, le goût antique a fait son temps, ils s’inspirent du gothique qui leur semble presque du neuf dans leur rajeunissement, à cause de la désuétude dans laquelle il était tombé, et se jettent dans le gothique pour paraître nouveaux. Quel gothique et quelle nouveauté ! Il en est qui avouent naïvement que le cercle est fermé, que les proportions grecques les fatiguent par leur monotonie ; qu’il n’y a plus de retour que dans celles des monuments des siècles de barbarie ; encore, s’ils se servaient des proportions de cet art qu’on croyait enseveli en y joignant quelques lueurs d’une invention propre !… Ils n’inventent pas, ils calquent le gothique.

  1. Rapprocher ce morceau de ce qu’il a écrit sur le même sujet à la fin du premier volume du Journal (Voir t. I, p. 424 et p. 451.)