Journal (Eugène Delacroix)/28 avril 1853

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 169-174).

Jeudi matin 28 avril. — Il faut une foule de sacrifices pour faire valoir la peinture, et je crois en faire beaucoup, mais je ne puis souffrir que l’artiste le montre. Il y a pourtant de fort belles choses qui sont conçues dans le sens outré de l’effet : tels sont les ouvrages de Rembrandt, et chez nous, Decamps. Cette exagération leur est naturelle et ne choque point chez eux. Je fais cette réflexion en regardant mon portrait de M. Bruyas[1] ; Rembrandt n’aurait montré que la tête ; les mains eussent été à peine indiquées, ainsi que les habits. Sans dire que je préfère la méthode qui laisse voir tous les objets suivant leur importance, puisque j’admire excessivement les Rembrandt, je sens que je serais gauche en essayant, ces effets. Je suis en cela du parti des Italiens. Paul Véronèse est le nec plus ultra du rendu, dans toutes les parties ; Rubens est de même, il a peut-être dans les sujets pathétiques cet avantage sur le glorieux Paolo, qu’il sait, au moyen de certaines exagérations, attirer l’attention sur l’objet principal, et augmenter la force de l’expression. En revanche, il y a dans cette manière quelque chose d’artificiel qui se sent autant et peut-être plus que les sacrifices de Rembrandt, et que le vague qu’il répand d’une manière marquée sur les parties secondaires. Ni l’un ni l’autre ne me satisfait, quant à ce qui me regarde. Je voudrais, — et je crois le rencontrer souvent, — que l’artifice ne se sentît point, et que néanmoins l’intérêt soit marqué comme il convient ; ce qui, encore une fois, ne peut s’obtenir que par des sacrifices ; mais il les faut infiniment plus délicats que dans la manière de Rembrandt, pour répondre à mon désir.

Mon souvenir ne me présente pas dans ce moment, parmi les grands peintres, un modèle parfait de cette perfection que je demande. Le Poussin ne l’a jamais cherchée et ne la désire pas ; ses figures sont plantées à côté les unes des autres comme des statues ; cela vient-il de l’habitude qu’il avait, dit-on, de faire de petites maquettes pour avoir des ombres justes ? S’il obtient ce dernier avantage, je lui en sais moins de gré que s’il eût mis un rapport plus lié entre ses personnages, avec moins d’exactitude dans l’observation de l’effet. Paul Véronèse est infiniment plus harmonieux (et je ne parle ici que de l’effet), mais son intérêt est dispersé. D’ailleurs, la nature de ses compositions, qui sont très souvent des conversations, des sujets épisodiques, exige moins cette concentration de l’intérêt. Ses effets, dans ses tableaux où le nombre des personnages est plus circonscrit, ont quelque chose de banal et de convenu. Il distribue la lumière d’une manière à peu près uniforme, et, à ce sujet, on peut chez lui, comme chez Rubens et chez beaucoup de grands peintres, remarquer cette répétition outrée de certaines habitudes d’exécution. Ils y ont été conduits sans doute par la grande quantité de commandes qui leur étaient faites ; ils étaient beaucoup plus ouvriers que nous ne croyons, et ils se considéraient comme tels. Les peintres du quinzième siècle peignaient les selles, les bannières, les boucliers, comme des vitriers. Cette dernière profession était confondue avec celle du peintre, comme elle l’est aujourd’hui avec celle des peintres en bâtiment.

C’est une gloire pour les deux grands peintres français, Poussin et Lesueur, d’avoir cherché, avec succès, à sortir de cette banalité. Sous ce rapport, non seulement ils rappellent la naïveté des écoles primitives de Flandre et d’Italie, chez lesquelles la franchise de l’expression n’est gâtée par aucune habitude d’exécution, mais encore ils ont ouvert dans l’avenir une carrière toute nouvelle. Bien qu’ils aient été suivis immédiatement par des écoles de décadence, chez lesquelles l’empire de l’habitude, celle surtout d’aller étudier en Italie les maîtres contemporains, ne tarda pas à arrêter cet élan vers l’étude du vrai, ces deux grands maîtres préparent les voies aux écoles modernes, qui ont rompu avec la convention, et cherché, à la source même, les effets qu’il est donné à la peinture de produire sur l’imagination. Si ces mêmes écoles qui sont venues ensuite n’ont pas exactement suivi les pas de ces grands hommes, elles ont du moins trouvé chez eux une protestation ardente contre les conventions d’école, et par conséquent contre le mauvais goût. David, Gros, Prud’hon, quelque différence qu’on remarque dans leur manière, ont eu les yeux fixés sur ces deux pères de l’art français ; ils ont, en un mot, consacré l’indépendance de l’artiste en face des traditions, en lui enseignant, avec le respect de ce qu’elles ont d’utile, le courage de préférer, avant tout, leur propre sentiment.

Les historiens du Poussin, — et le nombre en est grand, — ne l’ont pas assez considéré comme un novateur de l’espèce la plus rare. La manie au milieu de laquelle il s’est élevé et contre laquelle il a protesté par ses ouvrages, s’étendait au domaine entier des arts, et, malgré la longue carrière du Poussin, son influence a survécu à ce grand homme. Les écoles de la décadence en Italie donnent la main aux écoles des Lebrun, des Jouvenet, et plus loin encore, à celle des Vanloo et de ce qui les a suivis. Lesueur et Poussin n’ont pas arrêté ce torrent. Quand le Poussin arrive en Italie, il trouve les Carrache et leurs successeurs portés aux nues et les dispensateurs de la gloire… Il n’y avait pas d’éducation complète pour un artiste sans le voyage en Italie, ce qui ne voulait pas dire qu’on l’y envoyait pour étudier les véritables modèles, tels que l’antique et les maîtres du seizième siècle. Les Carrache et leurs élèves avaient accaparé toute la réputation possible, et ils étaient les dispensateurs de la gloire, c’est-à-dire qu’ils n’exaltaient que ce qui leur ressemblait, et ils cabalaient avec toute l’autorité que leur donnait l’engouement du moment contre tout ce qui tendait à sortir de l’ornière tracée. La vie du Dominiquin, issu lui-même de cette école, mais porté par la sincérité de son génie à la recherche des expressions et des effets vrais, devient l’objet de la haine et de la persécution universelles. On alla jusqu’à menacer sa vie, et la fureur jalouse de ses ennemis le força à se cacher et presque à disparaître. Ce grand peintre joignait à la vraie modestie, presque inséparable des grands talents, la timidité d’un caractère doux et mélancolique ; il est probable que cette conspiration universelle contribua à abréger ses jours.

Au plus fort de cette guerre acharnée de tout le monde contre un homme qui ne se défendait pas, même par ses ouvrages, le Poussin, inconnu encore, étranger aux coteries[2],

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Cette indépendance de toute convention se retrouve fortement chez Poussin, dans ses paysages, etc. Comme observateur scrupuleux et poétique en même temps de l’histoire et des mouvements du cœur humain, le Poussin est un peintre unique !…

  1. M. Bruyas est représenté assis dans un fauteuil et vu jusqu’à mi-corps. Ce portrait figure à la galerie Bruyas, à Montpellier.
  2. La suite manque dans le manuscrit.