Journal (Eugène Delacroix)/29 janvier 1832

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 148-150).

29 janvier[1]. — Vue ravissante en descendant le long des remparts, la mer ensuite. Cactus et aloès énormes. Clôture de cannes ; taches d’herbes brunes sur le sable.

En revenant, le contraste des cannes jaunes et sèches avec la verdure du reste. Les montagnes plus rapprochées d’un vert brun, tachées d’arbustes nains noirâtres. Cabanes.

La scène des chevaux qui se battent[2]. D’abord ils se sont dressés et battus avec un acharnement qui me faisait frémir pour ces messieurs, mais vraiment admirable pour la peinture. J’ai vu là, j’en suis certain, tout ce que Gros et Rubens ont pu imaginer de plus fantastique et de plus léger. Ensuite le gris a passé sa tête sur le cou de l’autre. Pendant un temps infini, impossible de lui faire lâcher prise. Mornay est parvenu à descendre. Pendant qu’il le tenait par la bride, le noir a rué furieusement. L’autre le mordait toujours par derrière avec acharnement. Dans tout ce conflit, le consul est tombé. Ensuite laissé tous deux ; allant sans se lâcher du côté de la rivière, y tombant tous deux et le combat continuant et en même temps cherchant à en sortir ; les jambes trébuchent dans la vase et sur le bord, tout sales et luisants, les crins mouillés. A force de coups, le gris lâche prise et va vers le milieu de l’eau, le noir en sort, etc… De l’autre côté le soldat tâchant de se retrousser pour retirer l’autre.

La dispute du soldat avec le groom. Sublime avec son tas de draperie, l’air d’une vieille femme et pourtant quelque chose de martial.

En revenant, superbes paysages à droite, les montagnes d’Espagne du ton le plus suave, la mer bleu vert foncé comme une figue, les haies jaunes par le haut à cause des cannes, vertes en bas par les aloès.

Le cheval blanc entravé qui voulait sauter sur un des nôtres.

Sur la plage, près de rentrer, rencontré les fils du kaïd, tous sur des mules. L’aîné, son burnous bleu foncé ; haïjck à peu près comme notre soldat, mais bien propre ; cafetan jaune serin. Un des jeunes enfants tout en blanc, avec une espèce de cordon qui suspendait probablement une arme.

  1. Ce qui suit semble avoir été écrit le soir d’une promenade dans la campagne.
  2. Cette scène, qui avait vivement frappé l’imagination de Delacroix et dont on retrouve la description dans la Correspondance (t. I, p. 176), a sans doute inspiré le tableau connu sous le nom de Rencontre de cavaliers maures, qui fut refusé au Salon de 1834. Le catalogue Robaut en donne la description suivante : « Les chevaux se heurtent, et l’un d’eux se dresse sous le choc en même temps que sous l’effort de son cavalier pour l’arrêter. Dans ce mouvement la puissante silhouette du cheval bai brun s’enlève sur un fond de collines qu’éclairent les fumées d’un combat et les clartés opalines d’un ciel gris très doux où passent des bleus de turquoise. Sur ce premier groupe se découpe le profil allongé, élégant du cheval gris-blanc, dont le poil soyeux et fin laisse passer comme des lueurs roses la transparence de la peau. Le geste des cavaliers, celui surtout de l’homme dont on n’aperçoit que la tête et le poing, est d’une audace de vérité extraordinaire, dont on ne retrouve l’exemple que dans Rubens, et c’est à Rubens aussi que fait penser l’éclatante variété des rouges que Delacroix s’est plu à multiplier dans cette précieuse composition, étincelante et joyeuse comme l’œuvre d’un peintre coloriste, vivante comme l’œuvre d’un grand dessinateur du mouvement, solide et forte comme l’œuvre d’un maître statuaire. » (Voir Catalogue Robaut.)