Journal (Eugène Delacroix)/29 janvier 1848

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 340-342).

29 janvier. — Alertes dès le matin pour la révolte de la garde mobile.

— Le soir, été voir Chopin ; je suis resté avec lui jusqu’à dix heures. Cher homme ! Nous avons parlé de Mme Sand[1], de cette bizarre destinée, de ce composé de qualités et de vices. C’était à propos de ses Mémoires. Il me disait qu’il lui serait impossible de les écrire. Elle a oublié tout cela ; elle a des éclairs de sensibilité et oublie vite. Elle a pleuré son vieil ami Pierret et n’y a plus pensé. Je lui disais que je lui voyais à l’avance une vieillesse malheureuse. Il ne le pense pas… Sa conscience ne lui reproche rien de ce que lui reprochent ses amis. Elle a une bonne santé qui peut se soutenir : une seule chose l’affecterait profondément, ce serait la perte de Maurice, ou qu’il tournât mal.

Quant à Chopin, la souffrance l’empêche de s’intéresser à rien, et à plus forte raison au travail. Je lui ai dit que l’âge et les agitations du jour ne tarderaient pas à me refroidir aussi. Il m’a dit qu’il m’estimait de force à résister. « Vous jouissez, a-t-il dit, de votre talent dans une sorte de sécurité qui est un privilège rare, et qui vaut bien la recherche fiévreuse de la réputation. »

— Désappointement le soir : j’avais dîné chez Mme de Forget avec l’intention d’aller le soir chez Rivet ; on nous envoie deux stalles des Italiens, pour l’Italiana. Nous arrivons et nous avons l’Elisire[2]. Froid mortel tout le temps et peu de dédommagement dans la musique.

  1. Le nom de George Sand revient assez souvent dans le cours du Journal ; les relations entre elle et Delacroix furent assez suivies pour qu’il paraisse intéressant de rappeler ici le jugement qu’elle portait sur Delacroix dans une lettre au critique Th. Silvestre : « Il y a vingt ans que je suis liée avec lui, et par conséquent heureuse de pouvoir dire qu’on doit le louer sans réserve, parce que rien dans la vie de l’homme n’est au-dessous de la mission si largement remplie du maître ; et je n’ai probablement rien à vous apprendre sur la constante noblesse de son caractère et l’honorable fidélité de ses amitiés. Il jouit également des diverses faces du Beau par les côtés multiples de son intelligence. Delacroix, vous pouvez l’affirmer, est un artiste complet. Il goûte, il comprend la musique d’une manière si supérieure, qu’il eût été probablement un grand musicien, s’il n’eût pas choisi d’être un grand peintre. Il n’est pas moins bon juge en littérature, et peu d’esprits sont aussi ornés et aussi nets que le sien. Si son bras et sa vue venaient à se fatiguer, il pourrait encore dicter, dans une très belle forme, des pages qui manquent à l’histoire de l’art, et qui resteraient comme des archives à consulter pour tous les artistes de l’avenir. » (Th. Silvestre, Les artistes vivants.)
  2. Italiana in Algeri, opéra de Rossini. — L’Elisire d’amore, opéra de Donizetti.