Journal (Eugène Delacroix)/2 février 1824

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 61-62).

Mardi matin 2 février. — Je me lève à sept heures environ, chose que je devrais faire plus souvent. Les ignorants et le vulgaire sont bien heureux. Tout est pour eux carrément arrangé dans la nature. Ils comprennent tout ce qui est, par la raison que cela est.

Et, au fait, ne sont-ils pas plus raisonnables que tous les rêveurs, qui vont si loin qu’ils doutent de leur pensée même ?… Leur ami meurt-il ? Comme il leur semble qu’ils comprennent la mort, ils ne joignent pas à la douleur de le pleurer cette anxiété cruelle de ne pouvoir se figurer un événement aussi naturel… Il vivait, il ne vit plus ; il me parlait, son esprit entendait le mien ; rien de tout cela n’est là. Mais ce tombeau… Repose-t-il dans ce tombeau aussi froid que la tombe elle-même ? Son âme vient-elle errer autour de son monument ? Et, quand je pense à lui, est-ce elle encore qui vient secouer ma mémoire ? L’habitude remet chacun au niveau du vulgaire. Quand la trace est affaiblie, il est mort, eh bien ! la chose ne nous tracasse plus. Les savants et les raisonneurs paraissent bien moins avancés que le vulgaire, puisque ce qui leur servirait à prouver n’est pas même prouvé pour eux. Je suis un homme. Qu’est-ce que : Je ? qu’est-ce qu’un homme ? Ils passent la moitié de leur vie à attacher pièce à pièce, à contrôler tout ce qui est trouvé ; l’autre à poser les fondements d’un édifice qui ne sort jamais de terre.