Journal (Eugène Delacroix)/3 avril 1847

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 294-297).

3 avril. — Je suis sorti de bonne heure pour aller voir Gautier[1]. Je l’ai beaucoup remercié de son article splendide fait avant-hier, et qui m’a fait grand plaisir ; Wey[2] y était.

Il ma donné l’idée (Gautier) de faire une exposition particulière de tous ceux de mes tableaux que je pourrais réunir… Il pense que je peux faire cela, sans sentir le charlatan, et que cela rapporterait de l’argent.

— Chez M. de Morny. J’ai vu là un luxe comme je ne l’avais vu encore nulle part. Ses tableaux y font beaucoup mieux. Il a un Watteau magnifique ; j’ai été frappé de l’admirable artifice de cette peinture. La Flandre et Venise y sont réunies, mais la vue de quelques Ruysdaël, surtout un effet de neige et une marine toute simple où on ne voit presque que la mer par un temps triste, avec une ou deux barques, m’ont paru le comble de l’art, parce qu’il y est caché tout à fait. Cette simplicité étonnante atténue l’effet du Watteau et du Rubens ; ils sont trop artistes. Avoir sous les yeux de semblables peintures dans sa chambre, serait la jouissance la plus douce.

Chez Mornay.

— Chez Mme Delessert, par le quai, où j’ai acheté le Lion de Denon[3], ne l’ayant point trouvé chez Maindron[4]. J’ai été reçu en son absence par sa vieille mère, qui m’a montré son groupe. Ce petit jardin a quelque chose d’agréable ; il est peuplé des infortunées statues dont le malheureux artiste ne sait que faire. Atelier froid et humide ; cet entassement de plâtres, de moules, etc.

Il est revenu et a été sensible à ma visite ; son groupe en marbre qu’il a chez lui, depuis quelques années, sans le vendre ; le bloc seul a coûté 3,000 francs.

— Le soir chez Mme Sand. Arago[5] m’a parlé du projet qu’il retourne avec Dupré, pour vendre avantageusement nos peintures et nous passer des marchands.

  1. L’article auquel Delacroix fait allusion parut dans la Presse du 1er avril 1847. Théophile Gautier s’y exprimait ainsi : « Quelle variété, quel talent toujours original et renouvelé sans cesse ; comme il est bien, sans tomber dans le détail des circonstances, l’expression et le résumé de son temps ! Comme toutes les passions, tous les rêves, toutes les fièvres qui ont agité ce siècle ont traversé sa tête et fait battre son cœur ! Personne n’a fait de la peinture plus véritablement moderne qu’Eugène Delacroix… C’est là un artiste dans la force du mot ! Il est l’égal des plus grands de ce temps-ci, et pourrait les combattre chacun dans sa spécialité. »
    Théophile Gautier avait toujours été le fidèle et l’ardent défenseur du génie de Delacroix. Il l’avait soutenu alors que tous ou presque tous l’attaquaient. Peut-être le peintre ne sut-il pas assez de gré au critique de ce que celui-ci avait fait pour lui ; plus tard ses relations avec Gautier se refroidiront ; il lui reprochera de n’être pas assez « philosophe » dans sa critique et de faire des tableaux lui-même, à propos des tableaux dont il parle. Si nous en croyons les personnes dignes de foi qui les ont connus tous deux et les ont observés dans leurs rapports, il faudrait attribuer ce refroidissement à l’horreur que Delacroix professait pour le genre bohème et débraillé, dont Théophile Gautier avait été l’un des plus illustres champions.
  2. Francis-Alphonse Wey, littérateur français, né en 1812. Comme écrivain et comme philologue, il occupa une place importante parmi les littérateurs de cette époque.
  3. Baron Denon (1747-1825), graveur, fut directeur général des musées impériaux et membre de l’Institut.
  4. Hippolyte Maindron, sculpteur, né en 1801, élève de David d’Angers. Il appartient au petit groupe des sculpteurs romantiques dont les représentants les plus connus sont Barye, Préault, Antonin Moyne.
  5. Alfred Arago, artiste peintre, second fils de François Arago, né en 1816. Il devint inspecteur général des Beaux-Arts.