Journal (Eugène Delacroix)/3 février 1847

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 254-256).

3 février. — Müller[1] m’a rendu ma visite prestement ; l’aplomb de ce jeune coq est remarquable. J’avais critiqué certaines parties de ses tableaux avec une réserve extrême ; je ne puis m’empêcher en général de le faire, et je n’aime pas à affliger. Chez moi, il m’a paru tout à son aise : « Ceci est bien, ceci me déplaît. » Telles étaient les formes de son discours.

Hédouin est furieux. Il m’a parlé de l’extrême confiance en lui-même de Couture[2]. C’est assez le cachet de cette école, dans laquelle Müller se confond ; l’autre cachet, c’est cet éternel blanc partout et cette lumière, qui semble faite avec de la farine.

J’ai effacé, sur ce que m’ont dit ces messieurs, la fenêtre du fond des Marocains endormis[3].

— Henry m’apprend l’accouchement de sa sœur Claire.

— Travaillé aux Arabes en course : l’obscurité me force d’y renoncer.

Je commence alors à ébaucher le Christ au tombeau (toile de 100), le ciel seulement[4].

Rivet[5] est arrivé à quatre heures. J’ai été heureux de le voir, et sa prévenance m’a charmé. Nous avons été bientôt comme autrefois. Je le trouve changé, et ce changement m’afflige. Il est très satisfait de mon article sur Prud’hon[6].

Resté le soir chez moi. Situation d’esprit mélancolique, si je puis dire, et point triste. Les diverses personnes que j’ai vues aujourd’hui ont causé sans doute cet état.

J’ai fait d’amères réflexions sur la profession d’artiste ; cet isolement, ce sacrifice de presque tous les sentiments qui animent le commun des hommes.

  1. Louis Müller, peintre, né en 1815, élève de Gros et de Coignet. Il remplaça Hippolyte Flandrin à l’Institut en 1864.
  2. Le nom de Couture (1815-1879) paraît ici pour la première fois, mais on l’y retrouvera plus loin. L’extrême suffisance du peintre des Romains de la décadence, qui le poussa à abandonner plusieurs fois le pinceau pour la plume, le servit bien mal en ce qui concerne Delacroix, et il écrivit sur lui en 1867 un article que nous nous dispenserons de qualifier, mais à propos duquel M. Paul Mantz a dit très justement qu’il « dépassait les limites du comique ordinaire ». Nous recommandons particulièrement aux curieux d’art, et à tous ceux qui voudraient se convaincre du danger que court un spécialiste à sortir du domaine de sa spécialité, cet article trop peu connu dans lequel il est dit à propos d’Eugène Delacroix : « Intelligent et insuffisant tout ensemble, la médiocrité de son faire lui constitue une fausse originalité… Là où beaucoup de gens croient voir des créations nouvelles, moi, je ne vois que des efforts malheureux. » [Revue libérale, 10 avril 1867, p. 70 et 76.) L’article est de 1867, postérieur par conséquent aux magnifiques études dans lesquelles les Baudelaire, les Saint-Victor, les Gautier avaient proclamé le génie de Delacroix. Couture a-t-il voulu se singulariser ? Nous hésitons à croire qu’il ait réellement pensé ce qu’il a écrit !…
  3. Voir Catalogue Robaut, no 1015.
  4. Voir Catalogue Robaut, no 1034.
  5. « Le baron Charles Rivet, qui de nos jours a attaché son nom à la fondation de la troisième république, demeura un des fidèles amis de cœur de Delacroix. Celui-ci, dans un premier testament que lui fit déchirer sa gouvernante, Jenny Le Guillou, l’avait désigné comme son légataire universel. C’était un homme de grand sens et de mœurs aimables. Il avait été plus que camarade d’atelier de Bonington : il l’avait obligé avec infiniment de délicatesse dans son année de début et de gêne. « (Note de Ph. Burty dans la Correspondance de Delacroix, t. I, p. 127.)
  6. Cet article sur Prud’hon, qui avait paru dans la Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1846, est un des plus intéressants du volume qui contient les écrits de Delacroix. (Eugène Delacroix, Sa vie et ses œuvres.)