Journal (Eugène Delacroix)/3 juillet 1846

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 227-229).

Champrosay, 3 juillet[1]. — Extraits de Rousseau sur l’origine des langues.

L’homme qui fait un livre s’impose l’obligation de ne pas se contredire. Il est censé avoir pesé, balancé ses idées, de manière à être conséquent avec lui-même. Au contraire, dans un livre comme celui de Montaigne, qui n’est autre chose que le tableau mouvant d’une imagination humaine, il y a tout l’intérêt du naturel et toute la vivacité d’impressions rendues, exprimées aussitôt que senties. J’écris sur Michel-Ange : je sacrifie tout à Michel-Ange. J’écris sur le Puget : ses qualités seules réapparaissent ; je ne puis rien lui comparer. Tout ce qu’on peut exiger d’un écrivain, c’est-à-dire d’un homme, c’est que la fin de la page soit conséquente avec le commencement. Le défaut de sincérité que tout homme de bonne foi trouvera à tous les livres ou à presque tous, vient de ce désir si ridicule de mettre sa pensée du moment en harmonie avec celle de la veille. « Mon ami, tu étais hier dans une disposition à voir tout bleu ; aujourd’hui tu vois tout rouge, et tu te bats contre ton sentiment. » Mentem mortalia tangunt. Le plus beau triomphe de l’écrivain est de faire penser ceux qui peuvent penser ; c’est le plus grand plaisir qu’on puisse procurer à cette dernière classe de lecteurs. Quant à la prétention d’amuser ceux qui ne pensent pas, est-il une âme noble qui consente à s’abaisser à ce rôle de proxénète de l’esprit ?

Pour le peu que j’ai fait de littérature, j’ai toujours éprouvé que, contrairement à l’opinion reçue et accréditée, surtout parmi les gens de lettres, il entrait véritablement plus de mécanisme dans la composition et l’exécution littéraire que dans la composition et l’exécution en peinture. Il est bien entendu qu’ici mécanisme ne veut pas dire ouvrage de la main, mais affaire de métier, dans laquelle n’entre pour rien l’inspiration, soit dit en passant pour MM. les littérateurs, qui ne croient pas être des ouvriers, parce qu’ils ne travaillent pas avec la main. J’ajouterai même, pour ce qui me concerne, et eu égard au peu d’essais que j’ai faits en littérature, que dans les difficultés matérielles que présente la peinture, je ne connais rien qui réponde au labeur ingrat de tourner et retourner des phrases et des mots, soit pour éviter une consonance, une répétition, soit enfin pour ajouter à la pensée des mots qui n’en donnent pas une idée précise. J’ai entendu dire à tous les gens de lettres que leur métier était diabolique, qu’il faut leur arracher leur besogne, et qu’il y avait une partie ingrate dont aucune facilité ne pouvait dispenser. Lord Byron dit : « Le besoin décrire bouillonne en moi comme une torture dont il faut que je me délivre, mais ce n’est jamais un plaisir, au contraire ; la composition ni est un labeur violent. »… Je suis bien sûr que Raphaël, Rubens, Paul Véronèse, Murillo, tenant le pinceau ou le crayon, n’ont jamais rien éprouvé de semblable. Ils étaient sans doute animés d’une sorte de fièvre qui saisit les grands talents dans l’exécution, et ce n’est pas sans une agitation inquiète ; mais cette inquiétude, qui est l’appréhension de ne pas être aussi sublime que le comporte leur génie, est loin d’être un tourment ; c’est un aiguillon sans lequel on ne ferait rien, et qui même est le présage de la réalisation du sublime pour ces natures privilégiées. Pour un véritable peintre, les moindres accessoires présentent de l’amusement dans l’exécution, et l’inspiration anime les moindres détails.

  1. Ici paraît pour la première fois le nom du pays où Delacroix avait sa campagne, aux environs de Paris, près de Draveil. Ce nom reparaîtra à chaque instant dans les années postérieures de son journal. Il y goûta de douces émotions de nature, si l’on en croit certaines notes de ce journal, et pourtant il écrivait au sujet du pays, en 1862 : « Champrosay est un village d’opéra-comique. On n’y voit que des élégantes ou des paysans qui ont l’air d’avoir fait leurs toilettes dans la coulisse ; la nature elle-même y semble fardée ; je suis offusqué de tous ces jardinets et de ces petites maisons arrangées par des Parisiens. Aussi, quand je m’y trouve, je me sens plus attiré par mon atelier que par les distractions du lieu. » (Corresp., t. II, p. 317.)