Journal (Eugène Delacroix)/5 avril 1848

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 361-363).

Jeudi 5 avril. — Journée d’abattement et de mauvaise santé.

Je suis sorti vers quatre heures, pour aller chez Deforge[1] ; j’y ai rencontré Cabat[2] et Édouard Bertin[3], que j’ai revu avec plaisir.

— Le soir chez Mme de Forget, qui m’a lu un fragment du discours de Barbès[4] devant ses juges. On voit dans les discours de ces gens-là tout le faux et tout l’ampoulé qui est dans leurs pauvres et coupables têtes ; c’est bien toujours la race écrivassière, l’affreuse peste moderne qui sacrifie tranquillement un peuple à des idées de cerveau malade.

« Le but, dit-il, est tout. Sans doute le suffrage universel était quelque chose et avait installé cette Chambre, mais et cette Chambre, et le gouvernement provisoire qui l’avait précédée, sorti aussi, à ce qu’ils croient, d’une espèce de vœu général, tout cela ne lui a pas paru devoir être soutenu, bien plus, lui a semblé devoir être renversé, du moment qu’on s’écartait du but que Barbès avait fixé dans son esprit, malheureusement sans nous prévenir de ce but admirable. Il préfère donc la prison, le cachot plutôt que la douleur d’assister, sans y pouvoir rien changer, à cette déviation sacrilège de ce but suprême de l’humanité.  »

Il faudra bien, bon gré, mal gré, que l’humanité finisse par suivre les sublimes aspirations de Barbès.

Dans le discours de Blanqui, quelques jours auparavant, les images prétendues poétiques à la moderne se mêlent à son argumentation ; il parle d’une crevasse qu’il fallait que la Révolution franchît, pour passer des anciennes idées aux nouvelles. L’élan trop faible n’a pas permis de franchir cette fatale crevasse où l’avenir est bien près de se noyer, mais qui n’embourbe pas le moins du monde la rhétorique de Blanqui. Tout est, dans ce style, ardu, crevassé ou boursouflé. Les grandes et simples vérités n’ont pas besoin, pour s’énoncer et pour frapper les esprits, d’emprunter le style d’Hugo, qui n’a jamais approché de cent lieues de la vérité et de la simplicité.

  1. Marchand de couleurs et de tableaux.
  2. Louis Cabat, peintre, et l’un des bons paysagistes de notre époque.
  3. Édouard Bertin, fils de Bertin l’aîné, frère d’Armand Bertin, né en 1797, mort en 1871. Élève de Girodet-Trioson, il devint un paysagiste distingué. Mais, en 1854, à la mort de son frère Armand, il abandonna la peinture pour se consacrer entièrement à la direction du Journal des Débats.
  4. Barbès, qui avait pris une part active à l’insurrection du 15 mai 1848 contre la représentation nationale, avait été arrêté et traduit avec ses coaccusés devant la haute cour de Bourges, sous l’inculpation de complot tendant au renversement du gouvernement républicain. Devant la cour, Barbès parla à diverses reprises non pour se défendre, mais sur les faits généraux de la cause. Il fut condamné, le 2 avril 1849, à une détention perpétuelle.