Journal (Eugène Delacroix)/6 mai 1852

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 99-102).

Champrosay, jeudi 6 mai. — (Le dos contre la barrière, au pied du grand chêne de l’allée de l’Ermitage.)[1] Arrivé hier mercredi 5 à Champrosay pour passer deux ou trois jours, et m’installer dans mon nouveau logement.

Vers quatre heures, sorti sur la route vers Soisy[2], pour gagner de l’appétit. J’ai trouvé là sur la poussière une trace d’eau répandue comme par le bout d’un entonnoir, qui m’a rappelé mes observations précédentes, et en différents lieux, sur les lois géométriques qui président aux accidents de même espèce, qui semblent au vulgaire des effets du hasard : tels que sillons que creusent les eaux de la mer, sur le sable fin qu’on trouve sur les plages, comme j’en ai observé l’année dernière à Dieppe, et comme j’en avais vu à Tanger. Ces sillons présentent, dans leur irrégularité, le retour des mêmes formes, mais il semble que l’action de l’eau ou la nature du sable qui reçoit ces empreintes, détermine des aspects différents, suivant les lieux : ainsi, les marques à Dieppe, des espaces d’eau sur un sable très fin, qui se trouvaient séparés çà et là ou enfermés par de petits rochers, figuraient très bien les flots mêmes de la mer. En les copiant avec des colorations convenables, on eût donné l’idée du mouvement des vagues si difficile à saisir. A Tanger, au contraire, sur une plage unie, les eaux, en se retirant, laissaient l’empreinte de petits sillons, qui figuraient à s’y méprendre les rayures de la peau des tigres. La trace que j’ai trouvée hier sur la route de Soisy représentait exactement les branches de certains arbres, quand ils n’ont pas de feuilles ; la branche principale était l’eau répandue, et les petites branches qui s’enlaçaient de mille manières étaient produites par les éclaboussures qui partaient et se croisaient de droite et de gauche.

J’ai en horreur le commun des savants : j’ai dit ailleurs qu’ils se coudoyaient dans l’antichambre du sanctuaire où la nature cache ses secrets, attendant toujours que de plus habiles en entre-bâillent la porte : que l’illustre astronome danois ou norvégien ou allemand Borzebilocoquantius[3] découvre avec sa lunette une nouvelle étoile, comme je l’ai vu dernièrement mentionné, le peuple des savants enregistre avec orgueil la nouvelle venue, mais la lunette n’est pas fabriquée qui leur montre les rapports des choses.

Les savants ne devraient vivre qu’à la campagne, près de la nature ; ils aiment mieux causer autour des tapis verts des académies, de l’Institut, de ce que tout le monde sait aussi bien qu’eux ; dans les forêts, sur les montagnes, vous observez des lois naturelles, vous ne faites pas un pas sans trouver un sujet d’admiration.

L’animal, le végétal, l’insecte, la terre et les eaux sont des aliments pour l’esprit qui étudie et qui veut enregistrer les lois diverses de tous ces êtres. Mais ces messieurs ne trouvent pas là la simple observation digne de leur génie ; ils veulent pénétrer plus avant, et font des systèmes du fond de leur bureau qu’ils prennent pour un observatoire. D’ailleurs, il faut fréquenter les salons et avoir des croix ou des pensions ; la science qui met sur cette voie-là vaut toutes les autres.

Je compare les écrivains qui ont des idées, mais qui ne savent pas les ordonner, à ces généraux barbares qui menaient au combat des nuées de Perses ou de Huns, combattant au hasard, sans ordre, sans unité d’efforts, et par conséquent sans résultats ; les mauvais écrivains se trouvent aussi bien parmi ceux qui ont des idées, que chez ceux qui en sont dépourvus.

Promenade charmante dans la forêt, pendant qu’on arrange chez moi. Mille pensées diverses suggérées au milieu de ce sourire universel de la nature. Je dérange à chaque pas, dans ma promenade, des rendez-vous, effets du printemps ; le bruit que je fais en marchant dérange les pauvres oiseaux, qui s’envolent toujours par couple de deux.

Ah ! les oiseaux, les chiens, les lapins ! Que ces humbles professeurs de bon sens, tous silencieux, tous soumis aux décrets éternels, sont au-dessus de notre vaine et froide connaissance !

A tout moment, le bruit de mes pas fait fuir ces pauvres oiseaux, qui s’envolent toujours deux par deux. C’est le réveil de toute cette nature ; elle a ouvert la porte aux amours. Il vient de nouvelles feuilles verdoyantes, il va naître des êtres nouveaux, pour peupler cet univers rajeuni. Le sens savant s’éveille chez moi plus actif que dans la ville. Ces imbéciles (les savants) vivent-dans leur cabinet, ils le prennent pour le sanctuaire de la nature. Ils se font envoyer des squelettes et des herbes desséchées, au lieu de les voir baignées de rosée.

— Me voici assis dans un fossé sur des feuilles séchées, près du grand chêne qui se trouve dans la grande allée de l’Ermitage.

— Je suis toujours sujet, au milieu de la journée, à un abattement qui est le dernier acte de la digestion.

— Quand je rentre aussi de ces promenades du matin, je suis moins disposé, ou plutôt je ne suis plus disposé du tout au travail.

  1. Tous ces chênes, arbres séculaires de la forêt de Sénart, devinrent pour Delacroix le sujet de croquis plus ou moins arrêtés dont on retrouve la trace dans son œuvre.
  2. Soisy-sous-Étiolles, canton de Corbeil.
  3. Berzélius, savant suédois dont le nom est écrit autrement sur la couverture du carnet d’où ces notes sont extraites : Berzebilardinovoquentius.