Journal (Eugène Delacroix)/7 décembre 1853

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 286-289).

Mercredi 7 décembre. — Insipide dîner chez Casenave. J’ai revu là les mêmes figures que l’année dernière, à peu près à pareille époque.

Un an de plus change bien les visages à une certaine époque de la vie ! Fould surtout m’a paru avoir été plus vite que les autres ; il a les joues pendantes, l’œil éteint, le poil plus blanc, et ce je ne sais quoi de débraillé et de dépenaillé qui annonce le vieillard. Il était près de moi ; je me suis évertué, par convenance et dans l’impossibilité de trouver un mot à dire à la gouvernante anglaise qui était de l’autre côté, à lui parler de sa collection, des arts, de la guerre d’Orient… J’étais là comme un terme.

En face de moi était Bethmont[1]. C’est un personnage tout plein de manières sucrées de dire les choses. Avec son œil doux, il a arrangé Véron, après dîner, d’une manière assez piquante, mais surtout très méchante et emportant la pièce avec une douceur charmante. On sentait bien, dans cette mielleuse philippique contre le champion de la présidence en 1851, l’ancien membre du gouvernement provisoire qui laissait échapper quelques-unes de ses rancunes secrètes. Il a beaucoup d’un homme d’Église dans son discours, et même dans son attitude : la faconde recherchée de l’avocat[2] se fait jour naturellement dans tout ce qu’il dit, mais avec un certain embarras dans les termes, qui annonce quelque chose de rebelle dans cet esprit, malgré la culture qu’il a dû lui donner et l’exercice du métier de parler, qui a été celui de toute sa vie. Je me rappelle que Vieillard, dans toute sa candeur, me disait en parlant de lui, et par opposition à ses autres collègues fougueux ou intolérants républicains : « Quel homme charmant ! que de douceur ! » Je me rappelle qu’il me déplut tout de suite, quand je le vis autrefois chez le bon M. N…, qui n’y regardait pas de si près : une certaine façon de vous écouter sans rien dire, ou de vous répondre avec réticences, me donna de lui l’idée dans laquelle je me suis confirmé les deux ou trois fois que je l’ai rencontré. Je l’ai trouvé d’une grande sensibilité à la mort du pauvre Wilson[3]. Il m’a semblé qu’il versait de véritables larmes sur son ami… Que conclure de tout ceci ? Que je me suis trompé dans mon jugement… ? Point du tout ! Il est, comme tous les hommes, un composé bizarre et inexplicable de contraires ; c’est ce que les faiseurs de romans et de pièces ne veulent pas comprendre. Leurs hommes sont tout d’une pièce. Il n’en est pas de cette sorte… Il y a dix hommes dans un homme, et souvent ils se montrent tous dans la même heure, à de certains moments.

Je me suis sauvé aussitôt que je l’ai pu, pour m’ôter de ce lieu ennuyeux et pour aller à pied à travers les Champs-Élysées, chez la princesse, où j’espérais avoir un peu de musique et un peu de thé. Je l’ai trouvée attablée au piano avec son professeur K… Justement elle jouait avec lui de sa musique. Le morceau finissait heureusement, et je n’ai pas été mis dans la nécessité de faire même une grimace d’approbation. Elle a joué après, et probablement à mon intention, un morceau de Mozart, à quatre mains, de sa jeunesse. L’adagio superbe. Revenu, bien malgré moi, avec l’ennuyeux K…

  1. Eugène Bethmont, avocat et homme politique né en 1804, mort en 1860. Il fut un des membres les plus brillants des assemblées politiques.
  2. Delacroix avait horreur de ce genre d’esprit qu’on rencontre surtout chez ceux qui par métier touchent à toutes choses sans pouvoir insister sur aucune. L’avocat, avec sa facilité d’élocution, son éloquence toujours prête, lui apparaissait comme un être superficiel et inconsistant. Ainsi, même à propos de Berryer, pour lequel il éprouvait, on le sait, une vive affection, il écrivait : « Heureux qui se contente de la surface des choses. J’admire et j’aime les hommes comme Berryer qui a l’air de ne rien approfondir. » Il faudrait être aveugle pour ne pas démêler la pointe de critique qui se dissimule mal sous cette admiration.
  3. Daniel Wilson, père de M. Daniel Wilson et de Mme Pelouze. Il acheta autrefois à Delacroix son tableau : La Mort de Sardanaple. (Voir Catalogue Robaut, no 198.)