Journal (Eugène Delacroix)/9 août 1857

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 278-283).

Dimanche 9 août. — Sorti avant déjeuner. Place Stanislas et cathédrale.

J’admire l’unité de style de tout ce qui est bâtiment. Une seule chose y déroge, c’est la statue même de ce bon roi Stanislas, qui a tout fait ici, et qui par conséquent est l’auteur de cette unité. On l’a représenté dans un costume qui rappelle les troubadours de l’Empire, avec des bottes molles et appuyé sur un sabre à la mameluk. On ne peut rien voir de plus ridicule.

La cathédrale entièrement de son temps. J’aime beaucoup cette forme de clocher en poivrière. L’intérieur est un peu froid, malgré cet accord de style dans toutes les parties : c’est comme tout ce qui sort de Vanloo : ordonné, habile, de l’unité, mais froid et sans intérêt. L’auteur ne met point de cœur à ce qu’il fait ; il ne va pas au cœur de celui qui regarde.

La place Stanislas avec ses fontaines, et l’Hôtel de ville, semblent l’ouvrage d’un artiste plus doué.

Après déjeuner, visité cent choses curieuses. Après la statue de Drouot, un des héros de Nancy, véritable héros dans tous les sens, mais pitoyablement représenté comme tous les héros de notre temps, grâce a l’indigence de la sculpture, vu les murailles anciennes de la ville ; très belle et ancienne porte avec deux grosses tours : le passage tournant comme dans les fortifications modernes. Le côté de la ville style de la Renaissance : quelle grâce, quelle légèreté ! Comme toutes ces petites figures, comme ces accessoires s’arrangent bien dans les lignes de l’architecture ! Rien n’est charmant et capricieux comme ces costumes romains à la Henri II.

Le palais ducal, transition du gothique à la Renaissance. Les objets curieux, marbres, peintures, etc., sont entassés en attendant les réparations du premier étage. Il y a un fragment romain qui m’a frappé : c’est un cavalier avec la cuirasse, le péplum. — Copie à la gouache de la tapisserie de Charles le Téméraire, que je regrette de ne pouvoir étudier. — L’escalier très remarquable. Gros pilier soutenant la voûte, duquel partent les marches très basses, ainsi disposées, nous dit-on, pour que les ducs puissent monter à cheval dans la grande salle du premier. — De distance en distance, repos ménagés avec des bancs, le tout enferré dans les murailles.

Tout ici parle du roi René II ou de Stanislas.

Ce sont les dieux lares de Nancy.

Nous avons été voir ensuite l'église des Cordeliers, dans laquelle est une chapelle ronde qu’on appelle les tombeaux des ducs de Lorraine, quoique leurs corps en aient été arrachés et que les sarcophages aient été détruits et remplacés à la moderne. La prétendue chapelle ronde est octogone : la voûte seule, qui paraît de l'époque de la construction, est d’un style bâtard, à la Louis XIV. Le chœur de l'église est garni de belles boiseries ; sur les côtés de la nef, dans des enfoncements, sont divers tombeaux de princes de la maison de Lorraine ; le plus précieux sans contredit est celui de la femme de René II, laquelle lui survécut de longues années et s'était mise dans un couvent à Pont-à-Mousson : les mains et la tête en pierre blanche, la robe et le voile en granit et en marbre noir. Voilà le triomphe de l’art ou plutôt du caractère qu’un artiste de talent sait imprimer à un objet : une vieille de quatre-vingts ans dont la tête est encapuchonnée, maigre à faire peur ; et tout cela représenté de manière qu’on ne l’oublie jamais et qu’on n’en puisse détacher les regards.

De là, à la promenade dont j’ai oublié le nom, auprès de la préfecture ; je ne connais rien d’aussi délicieux, si ce n’est l’Orangerie de Strasbourg, et très différent de caractère. Ce sont de grands arbres, de la verdure, quelque chose qui n’a rien de l’aridité des Champs-Élysées à Paris, ni de la symétrie des Tuileries. La préfecture est le palais qu’habitait Stanislas.

De là à l'église de Bon-Secours, où est le tombeau de Stanislas. Charmant ouvrage dans son genre : c’est une grande chambre carrée plutôt qu’une église. Dans le chœur, à droite, le tombeau de Stanislas que j’estime plus que n’a fait, suivant la tradition, le propre auteur de l’ouvrage. Cet auteur est Vassé[1], sculpteur dont parle Diderot, et qu’il cite souvent, autant que je peux m’en souvenir. Le bavard et insupportable cicérone sacristain qui me montrait l'église raconte que le pauvre sculpteur se brûla la cervelle de désespoir de voir son ouvrage surpassé par le tombeau de la femme de Stanislas qui est en face. Il y a dans son ouvrage une statue couchée, ou plutôt étendue et abîmée de douleur, de la Charité, qui est fort belle : la tête est d’une expression qui semble interdite à la sculpture, tant elle est énergique ; elle presse contre elle un enfant qui suce son sein ; tout cela admirablement rendu, les mains, les pieds de même. Stanislas est représenté dans une espèce de déshabillé, comme on peut le supposer au moment de sa mort. Il mourut brûlé par accident dans sa chambre.

Le tombeau qui est en face présente des figures, d’enfants surtout, d’un travail plus fini et plus précieux ; mais en somme je préfère celui du pauvre Vassé. J’inclinerais à penser qu’il est d’un Italien[2].

J’ai été ramené par le cicerone, qui montait sur le siège de mon fiacre, par le lieu où s'élève la croix de Lorraine, à l’endroit où fut tué Charles le Téméraire, dans un lieu qui était autrefois l'étang de Saint-Jean. Ce détour m’a pris un temps que j’eusse préféré passer au Musée.

— Au Musée, où mon tableau[3] est placé trop haut et privé de lumière. Toutefois il ne m’a pas déplu.

Beaux Ruysdaël. Grand tableau hétéroclite dans le style de Jordaëns, et non sans une verve sauvage, de la Transfiguration, tableau en large où l’on a reproduit et par conséquent délayé, à cause de cette disposition en largeur, les principaux groupes de Raphaël.

Deux tableaux, esquisses probablement de Rubens, qui m’ont frappé plus que tout, non qu’ils présentent dans toutes leurs parties la franchise de la main de Rubens, mais il y a ce je ne sais quoi qui n’est qu'à lui. La mer, d’un bleu noir et tourmenté, est d’une vérité idéale. Dans le Jonas jeté hors de la barque, le monstre du devant semble remuer et battre l’eau de la queue. On le distingue à peine dans l’ombre du devant, au milieu de l'écume et des vagues noires et pointues. Dans l’autre, le saint Pierre a une pose froide ; mais l’admirable de cet homme, c’est que cela ne diminue point l’impression. Je sens devant ces tableaux ce mouvement intérieur, ce frisson que donne une musique puissante. Ô véritable génie, né pour son art ! toujours le suc, la moelle du sujet avec une exécution qui semble n’avoir rien coûté ! Après cela, on ne peut plus parler de rien, ni s’intéresser à rien. Près de ces tableaux qui ne sont que des esquisses heurtées, pleines d’une rudesse de touche qui déroute dans Rubens, on ne peut plus rien voir.

Je dois mentionner cependant la grande salle qui précède le Musée, peinte à fresque par le peintre de Stanislas. On ne peut parler des figures après celles de Rubens ; mais l’ensemble de l’architecture, peinte également à fresque, forme un ensemble qu’on ne peut plus produire de nos jours.

En somme, Nancy est une grande et belle ville, mais triste et monotone : la largeur des rues et leur alignement me désolent ; je vois le but de ma promenade à une lieue devant moi en droite ligne. Il n’y a que le West-End à Londres qui soit plus ennuyeux, parce que toutes les maisons s’y ressemblent, et que les rues y sont plus larges encore et plus interminables. Strasbourg me plaît cent fois davantage avec ses rues étroites, mais propres ; on y respire la famille, l’ordre, une vie paisible, sans ennui.

  1. Louis-Claude Vassé (1716-1772), sculpteur, élève de Puget et de Bouchardon.
  2. Ce tombeau est attribué à Lambert-Sigisbert Adam (1700-1759).
  3. Ce tableau est la Bataille de Nancy, qui figura au Salon de 1834, et fut donné par l'État au Musée de Nancy. 11 figura aussi à l’Exposition de l’École des Beaux-Arts en 1885. (Voir Catalogue Robaut, no 353.)