Journal (Eugène Delacroix)/9 avril 1856

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 139-142).

9 avril. — Chez Mme d’Haussonville[1].

J’ai songé hier dans une course à Saint-Sulpice à faire quelque chose sur la marche nécessaire que suivent tous les arts, qui vont toujours se raffinant de plus en plus ; l’origine de cette idée vient de l’impression que m’ont faite hier chez la princesse les morceaux de Mozart que Gounod a passés en revue : mon impression a été confirmée ce soir chez Mme d’Haussonville, en entendant l’air des Nozze chanté par Mme Viardot. Bertin me disait de cette musique qu’elle est trop pleine de délicatesse et d’une expression portée aux dernières limites pour aller au public. Ce n’est pas cela qu’il faut dire : dans les époques comme les nôtres, le public arrive à cet amour du détail avec les ouvrages qui l’ont mis en goût de raffiner sur tout. Ce n’est pas, au contraire, dans notre temps, pour le public qu’il faut peindre à grands traits : ce serait bien plutôt pour les esprits infiniment rares qui s'élèvent au-dessus des intelligences communes, qui se nourrissent encore des beautés des grandes époques, en un mot qui aiment le beau, c’est-à-dire la simplicité.

Il faut donc des tableaux à grands traits ; dans les âges primitifs, les ouvrages des arts sont ainsi : le fond de mon idée était la nécessité d'être de son temps. Voltaire, dans le Huron, lui fait dire : Les tragédies des Grecs sont bonnes pour des Grecs, et il a raison ; de là le ridicule de tenter de remonter le courant et de faire de l’archaïsme. Racine paraît raffiné déjà en comparaison de Corneille ; mais combien on a raffiné depuis Racine ! Walter Scott, Rousseau d’abord, sont allés creuser ces sentiments d’impressions vagues et de mélancolie, que les anciens ont à peine soupçonnées ; nos modernes ne peignent plus seulement les sentiments ; ils décrivent l’extérieur, ils analysent tout.

Dans la musique, le perfectionnement des instruments ou l’invention d’instruments nouveaux donne la tentation d’aller plus avant dans certaines imitations. On en viendra à imiter matériellement le bruit du vent, de la mer, d’une cascade. Mme Ristori, l’année dernière, dans la Pia[2], rendait d’une manière très vraie, mais très repoussante, l’agonie du personnage. Ces objets, dont Boileau dit qu’il faut les offrir à l’oreille et les éloigner des yeux, sont maintenant du domaine des arts ; il faut nécessairement perfectionner au théâtre les décorations et les costumes. Il est même évident que ce n’est pas tout à fait de mauvais goût. Il faut raffiner sur tout, il faut contenter tous les sens : on en viendra à exécuter des symphonies, en même temps qu’on offrira aux yeux de beaux tableaux pour en compléter l’impression[3].

On dit que Zeuxis ou un autre célèbre peintre dans l’antiquité avait exposé un tableau représentant un guerrier ou les horreurs de la guerre : il faisait jouer de la trompette derrière le tableau pour exalter encore davantage les bons spectateurs. On ne pourra plus faire une bataille sans brûler un peu de poudre aux environs, pour exciter complètement l'émotion ou mieux pour la réveiller.

Pour être plus près de la vérité, il y a déjà une vingtaine d’années, on avait été, sur la scène de l’Opéra, jusqu'à faire les décorations réelles comme dans l’opéra de la Juive[4] et dans celui de Gustave[5]. Dans le premier, on voyait de vraies statues sur la scène et autres accessoires qu’on imite ordinairement par la peinture ; dans Gustave, il y avait de vrais rochers, imités à la vérité, mais par des blocs saillants. Ainsi, par l’amour de l’illusion, on arrivait à la supprimer tout à fait. On conçoit que des colonnes ou des statues placées sur la scène dans la condition où on voit ordinairement les décorations et éclairées par des lumières venant de tous côtés perdent toute espèce d’effet ; c’est à cette époque qu’on introduisit sur la scène de vraies armures, etc. ; on revenait ainsi à l’enfance de l’art à force de perfectionnements. Les enfants, dans leurs jeux, quand ils imitent la représentation d’une pièce, se servent, pour faire des arbres, de vraies branches d’arbres ; on devait faire ainsi aux époques où on a inventé le théâtre. On nous dit que les pièces de Shakespeare ont été en général représentées dans des espèces de granges, et on n’y faisait pas tant de façon. Les changements perpétuels de décoration qui, pour le dire en passant, semblent le fait d’un art déjà perverti plutôt qu’avancé, étaient exprimés par un écriteau : Ceci est une forêt ; ceci est une prison, etc. Dans ce cadre de convention, l’imagination du spectateur voyait s’agiter des personnages animés de passions prises sur la nature, et cela suffisait. L’indigence de l’invention s’appuie volontiers sur ces prétendues innovations. La description qui foisonne dans les romans modernes est un signe de stérilité : il est incontestablement plus facile de décrire l’extérieur des choses que de suivre délicatement le développement des caractères et la peinture du cœur.

  1. Madame d’Haussonville était fille du duc de Broglie. Son mari, le comte d’Haussonville, succéda en 1869 à M. Viennet à l’Académie française.
  2. Pia dei Tolomeï, drame en cinq actes et en vers de Carlo Marenco, joué avec un grand succès en 1855, à Paris, par Mme Ristori.
  3. Cette prédiction devait se réaliser trente années plus tard par les soins d’un peintre étranger expert en toutes réclames, et trop connu pour qu’il soit besoin de rappeler son nom.
  4. Cet opéra d’Halévy et de Scribe fut représenté le 23 février 1835.
  5. Gustave III, ou le Bal masqué, opéra en cinq actes, d’Auber, paroles de Scribe, représenté à l’Académie royale de musique le 27 février 1833. Au troisième acte, la scène se passait aux environs de Stockholm, dans un site sauvage, la nuit, au milieu de roches de formes sinistres.