Journal (Eugène Delacroix)/Avant propos

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. np).

Le Journal d’Eugène Delacroix se compose de notes prises au jour le jour, écrites à bâtons rompus, où le grand artiste jetait chaque soir au courant de la plume, sans ordre, sans plan, sans transitions, toutes les idées, les réflexions, les théories, les extases, les découragements qui pouvaient traverser son esprit toujours en travail.

Commencé en 1823 par un jeune homme de vingt-deux ans, dans la fièvre d’une vie ardente et tourmentée, ce Journal a d’abord l’allure rapide et quelque peu décousue ; à mesure que les années s’avancent, le sang s’apaise, l’esprit se mûrit et s’élève, l’expérience naît, l’horizon s’élargit, le style se précise et les aperçus succincts du début font place peu à peu à de véritables morceaux littéraires.

Ces notes qui n’étaient pas destinées à voir le jour et qui embrassent une période de plus de quarante années, se trouvent consignées sur une série de petits cahiers, de calepins et d’agendas portant chacun sa date.

L’existence de ce Journal était connue : des copies en furent prises ; à la mort de Delacroix, elles demeurèrent entre les mains de l’élève le plus fidèle, du véritable disciple du maître, le peintre Pierre Andrieu, à qui nous devons rendre ici un sincère hommage. La vénération d’Andrieu pour Delacroix avait revêtu le caractère d’une véritable religion : dépositaire de la pensée du grand peintre, il résolut de la garder pour lui seul, et, tant qu’il vécut, il se refusa à publier ces pages qu’il relisait sans cesse.

Pierre Andrieu est mort l’an dernier. Sa veuve et sa fille n’ont pas cru devoir priver plus longtemps le public d’un document si précieux pour l’histoire de l’art, et elles nous ont confié la mission de le mettre au jour. La publication actuelle est donc faite d’après les papiers remis à Pierre Andrieu. Mais pour écarter toute critique, éviter toute erreur et assurer à la pensée de l’écrivain toute son exactitude et toute son autorité, les éditeurs ont pensé qu’il était indispensable de contrôler ces notes, page par page, sur les manuscrits originaux. Le petit-neveu du grand peintre, M. de Verninac, sénateur du Lot, avec une bonne grâce et une courtoisie dont nous ne saurions trop le remercier, nous a permis de faire ce travail de vérification sur les originaux eux-mêmes, qu’il a bien voulu nous communiquer.

Si dans ce Journal certaines lacunes sont à constater, notamment pour la période de 1848, par contre nous avons eu la bonne fortune de retrouver certains carnets qu’on croyait égarés. Le fameux voyage au Maroc, dont la trace semblait perdue, appartient aujourd’hui à M. le professeur Charcot, qui nous a permis de reproduire cet épisode capital dans la carrière artistique du maître ; nous sommes heureux de pouvoir lui adresser ici l’expression de notre gratitude.

Nous avons fait également appel au souvenir des anciens amis, des élèves et des admirateurs de Delacroix ; tous se sont empressés de mettre à notre disposition les renseignements et les documents qu’ils pouvaient posséder. En nous accordant leur bienveillant concours, Mme Riesener, M. le marquis de Chennevières, MM. Robaut, Faure, Paul Colin, Maurice Tourneux, Monval, Bornot, le commandant Campagnac, nous ont aidés dans notre tâche, et c’est un devoir pour nous d’inscrire leurs noms en tête de cette publication.

Pour conserver au Journal son véritable caractère, les éditeurs ont scrupuleusement respecté les divisions du manuscrit, qu’ils publient tel qu’il a été conçu. À côté des aperçus philosophiques, des idées critiques les plus élevées, sur l’art, sur la peinture, la musique et la littérature, on trouvera une foule de notes personnelles qui nous font pénétrer dans la vie même de l’artiste ; car Delacroix a consigné dans ces cahiers tous les détails de son existence, jusqu’aux incidents parfois infimes de sa journée, ses visites, ses promenades, voire même ses dépenses, le prix de vente de ses tableaux et les procédés techniques de sa peinture. Tous ces menus faits, dont quelques-uns pris isolément pourraient paraître quelquefois de peu de valeur, constituent, réunis, un document du plus haut intérêt : il en ressort un Delacroix intime, qu’on avait pu soupçonner déjà par la correspondance recueillie par Philippe Burty et par les notes fragmentaires déjà publiées, mais qui apparaît aujourd’hui dans ces pages avec un relief saisissant. À travers ces impressions personnelles, ces sensations, ces confidences, se dégage une âme, une intelligence, un caractère de qualité tout à fait supérieure.

Pendant plus d’un demi-siècle, Delacroix a été mêlé au mouvement intellectuel de son temps. Il a connu tous les hommes illustres de la monarchie de Juillet, de la République de 1848 et du second Empire. Si l’on excepte quelques compagnons de jeunesse et d’atelier, dont l’amitié est restée fidèle à Delacroix jusqu’à la fin, mais dont la notoriété s’est effacée depuis longtemps, on trouvera inscrits dans ce Journal les noms de la plupart de ceux qui, à un titre quelconque, ont marqué leur place dans le monde des arts, de la littérature et de la politique.

À ce point de vue, on peut donc dire que le Journal de Delacroix est en même temps l’histoire d’une époque.


E. Plon, Nourrit et Cie.


15 avril 1893.