Journal (Eugène Delacroix)/Samedi, mai 1823

La bibliothèque libre.
Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 34-37).

Samedi, mai 1823. — Je rentre d’une bonne promenade avec mon cher Pierret ; nous avons bien parlé de toutes ces bonnes folies qui nous occupent tant. Je suis possédé à présent de la fine tournure de la camériste de Mme ***. Depuis qu’elle est installée dans la maison, je la saluais amicalement. Avant-hier soir, je la rencontrai sur le boulevard ; je venais de faire des visites infructueuses ; elle donnait le bras à une femme en service aussi chez sa maîtresse. Il me prit une forte tentation de les prendre sous le bras. Mille sottes considérations se croisaient dans ma tête, et je m’éloignais toujours délies, en me disant que j’étais un sot et qu’il fallait profiter de l’occasion… lui parler un peu, prendre les mains, que sais-je ?… Enfin faire quelque chose… Mais sa camarade…, mais deux femmes de chambre sous le bras… Je ne pouvais guère les mener prendre des glaces chez Tortoni. Je marchai néanmoins d’un pas plus précipité jusque chez M. H***, où je m’informai de son retour ; puis enfin…, quand il n’était plus temps de les retrouver, je courus sur leurs traces et parcourus inutilement le boulevard.

— Hier, je fus avec Champmartin[1] étudier les chevaux morts.

En rentrant, ma petite Fanny était chez la portière ; je m’installe, je cause une grande heure et je m’arrange pour remonter en même temps qu’elle. Je sentais par tout mon cœur le frisson favorable et délicieux qui précède les bonnes occasions. Mon pied pressait son pied et sa jambe. Mon émotion était charmante. En mettant le pied sur la première marche de l’escalier, je ne savais encore ce que je dirais, ce que je ferais, mais je pressentais qu’il y aurait quelque chose de décisif ; je la pris doucement par la taille. Arrivé sur son palier, je l’embrassai avec ardeur et je pressai sur ses lèvres ; elle ne me repoussa point. Elle craignait, disait-elle, d’être vue. Aurais-je dû pousser plus avant ? Mais que les mots sont froids pour peindre les émotions ! Je la baisais et la rebaisais, je la tirais sans cesse à moi ; enfin je l’abandonnai me promettant de la revoir le lendemain. Hélas ! c’est aujourd’hui, je n’ai eu tout le jour que cette pensée ; je l’ai vue, je ne sais où elle veut en venir. Elle a paru se dérober à moi ou feindre de ne pas me voir… Ce soir, dans ce moment, ma porte est entr’ouverte… J’espère je ne sais quoi,… ce qui peut arriver. J’entrevois une infinité d’obstacles. Mais que ce serait doux !… Ce n’est pas de l’amour. Ce serait trop pour elle ; c’est un singulier chatouillement nerveux qui m’agite, quand je pense qu’il est question d’une femme, car elle n’est vraiment pas séduisante… Je conserverai cependant le souvenir délicieux de ses lèvres serrées par les miennes.

Je veux lui écrire un petit billet qui nécessite une réponse, puis un autre ; il ne faut rien écrire qu’elle puisse prendre au sérieux. Je lui dirai simplement, vu les rares occasions que nous avons, de m’écrire quand je pourrai voir ce portrait qu’elle a promis de me faire voir. O folie ! folie ! folie qu’on aime et qu’on voudrait fuir. Non ! ce n’est pas le bonheur ! C’est mieux que le bonheur, ou c’est une misère bien poignante. Malheureux ! Et si je prenais pour une femme une véritable passion ! Mon lâche cœur n’ose préférer la paix d’une âme indifférente à l’agitation délicieuse et déchirante d’une passion orageuse. La fuite est le seul remède. Mais on se persuade toujours qu’il sera temps de fuir, et l’on serait au désespoir de fuir, même son malheur.

— J’ai été le soir avec Pierret retoucher un tableau de famille que le pauvre père Petit finissait en mourant. J’ai éprouvé un sentiment pénible au milieu de ce modeste asile d’un pauvre vieux peintre qui ne fut pas sans talent et à la vue de ce malheureux ouvrage de sa vieillesse languissante.

— Je me suis décidé à faire pour le Salon des scènes du Massacre de Scio[2].

  1. Peintre de portraits, né à Bourges en 1797, élève de Guérin. Ce fut à l’atelier de Guérin que Delacroix se lia avec Champmartin.
  2. Ici apparaît pour la première fois l’idée de ce tableau, il fut exposé au Salon de 1824, acheté par l’État 6,000 francs ; il reparut à l’Exposition universelle de 1855. Il appartient maintenant au Musée du Louvre.
    Le tableau était déjà achevé et déposé au Louvre, où se faisaient alors les Expositions annuelles de peinture, quand Delacroix vit des paysages de Constable qui le frappèrent ; en quelques jours il reprit son tableau et le transforma complètement. En 1847, il rappelle, dans son Journal, l’influence qu’a eue sur lui le paysagiste anglais. « Constable dit que la supériorité du vert de ses prairies tient à ce qu’il est un composé d’une multitude de verts différents. Ce qui donne le défaut d’intensité et de vie à la verdure du commun des paysagistes, c’est qu’ils la font d’une teinte uniforme. Ce qu’il dit ici du vert des prairies peut s’appliquer à tous les autres tons. »
    On dit qu’en 1847 Delacroix retoucha à nouveau son tableau, prétendant que les tons avaient poussé au jaune. (Voir le Catalogue Robaut.)