Journal d'un officier de la marine anglaise

La bibliothèque libre.


JOURNAL D’UN OFFICIER
DE
LA MARINE ANGLAISE.[1]

C’est une vie d’insouciance, de vicissitudes et d’émotions que celle du marin. Quand la tempête ne gronde pas, quand un vent favorable permet d’abandonner le navire en quelque sorte à son propre instinct, alors on s’étend nonchalamment sur le pont, et, tandis que quelques intrépides dormeurs ronflent comme de vrais cachalots, on chante à tue-tête, en chœur, des chansons dont la poésie n’est pas très régulière peut-être, mais dont on se contente : le marin n’est pas difficile. Est-on fatigué de chanter, la conversation s’engage ; on échange de joyeux propos, de bons et gros quolibets à faire fuir un requin ; ou bien quelque matelot, doyen de sa race, vrai loup de mer, comme disent ses camarades, recommence pour la millième fois peut-être son interminable histoire du Hollandais. Or ce Hollandais, ou, pour mieux dire, le Déserteur hollandais, est un bâtiment mystérieux et de mauvais augure, qu’on n’a jamais vu, qu’on ne verra jamais sans doute, et qui produit sur le matelot le même sentiment de terreur que Croquemitaine sur les enfans. Cependant les marins ne sont pas poltrons, je vous assure. Parfois, au milieu de ces scènes d’autant plus piquantes qu’elles ont la solitude et l’espace pour théâtre, la voix des tempêtes résonne tout à coup dans les airs, le sifflet du maître se fait entendre ; tous ces hommes indolens, apathiques, s’animent, s’agitent en tous sens, et le combat commence entre le faible esquif et la mer irritée, entre de chétifs mortels et les élémens furieux. Puis, quand le génie de l’ouragan a épuisé sa fureur, quand les élémens vaincus rentrent dans les limites qui leur sont assignées, le marin alors, jetant autour de lui des regards de satisfaction et d’orgueil, peut se dire, non sans raison : « Ma profession est la plus noble de toutes. » Telle était la carrière que j’avais choisie. Ces vaisseaux pavoisés s’éloignant majestueusement de la côte, disparaissant peu à peu sur le vaste océan ; ces nombreux navires de toutes grandeurs, de toutes formes, avec leur mâture élancée, leur voilure élégante et gracieuse ; ces mille chaloupes sillonnant les ondes, suivant les sinuosités du rivage, ou glissant sans bruit dans le bassin du port ; cette musique militaire que j’entendais du matin au soir sur les différens bâtimens de guerre ; cette vie aventureuse et variée du marin, tout cela m’avait séduit.

J’avais un parent qui, ayant servi long-temps et avec honneur dans la marine, avait acquis un grade élevé, récompense de ses longs services. J’allai le voir, je lui dis ma résolution. Comme tous les marins, le vieux loup de mer en fut enchanté, et il me donna des lettres de recommandation, avec lesquelles, me rendant à Portsmouth, il ne me fut pas difficile d’être admis au nombre des aspirans dans la flotte de S. M. Britannique… —


C’est comme tel que Tom Cringle s’embarqua sur la Torche qui allait croiser à l’embouchure de l’Elbe. Mais Hambourg était alors au pouvoir du corps de Davoust, et le jeune aspirant devint son prisonnier. L’entrée des alliés à Hambourg lui rendit la liberté ; il revint avec la Torche à Portsmouth.

Là, dit-il, nous prîmes du gros canon, et, après nous être ravitaillés, nous allâmes nous mettre en station sur les côtes d’Irllande.

Pourquoi ?… c’est ce que je ne savais pas alors, par la raison toute simple qu’on ne m’avait pas fait l’honneur de me le dire ; seulement, le soir même de notre arrivée, le second lieutenant, M. Trinelle, s’approcha de moi avec un air inaccoutumé de bonne humeur

— N’avez-vous pas un oncle à Corke, M. Cringle ?

— Oui, lieutenant.

— Eh bien ! je vais à Corke cette nuit. Demandez au capitaine la permission de venir avec moi : je suis sûr qu’il vous l’accordera.

Cette offre me souriait, comme on peut le croire ; je résolus d’en essayer. M’armant donc de courage, je répétai trois fois au moins la manœuvre importante du salut, que, soit dit sans vanité, je ne faisais pas trop gauchement pour un marin ; et, à mon grand étonnement, le capitaine, dont l’air n’était pas gracieux tous les jours, m’accorda aussitôt ma demande. Quelques instans après, j’étais à cheval sur la route de Corke, où nous arrivâmes en peu d’heures.

À Corke je quittai le lieutenant, et j’allai dîner chez mon oncle ; le soir vers neuf heures, M. Trinelle vint me reprendre.

— Vous savez, Tom, qu’on mettra demain à la voile, et que nous devons retourner de bonne heure à bord.

Après ce préambule, très peu agréable, je fis mes adieux, et suivis en silence mon supérieur, qui me conduisit à l’auberge où il logeait. C’était une misérable bicoque, qui méritait plutôt le nom de tanière que celui d’hôtellerie, et dans laquelle il occupait le logement le moins confortable.

Ayant traversé la salle noire et enfumée que l’aubergiste décorait du titre pompeux de salon des voyageurs, nous nous engageâmes dans un escalier étroit et obscur ; et, après nous être égarés en montant à tâtons dans ce labyrinthe, nous arrivâmes à ce que le lieutenant appelait sa chambre. C’était une chétive mansarde fermée d’une mauvaise porte, n’ayant de jour que par une étroite lucarne, et à laquelle on ne parvenait qu’au moyen d’une échelle servant d’escalier.

Rien de plus misérable, du reste, que l’ameublement de cette demeure : deux mauvais grabats en faisaient tout l’ornement, et une vieille chaise sans paille semblait prouver qu’on n’y espérait jamais de visiteur. Le lieutenant, quand nous fûmes entrés, ferma la porte, s’assit sur un des grabats, me présenta la chaise, et me dit :

— Mon cher Cringle, j’ai à vous charger d’une petite expédition : nous verrons comment vous vous en tirerez. Il n’y a pas beaucoup d’honneur à espérer, je l’avoue, mais assez de danger à courir.

— De quoi s’agit-il, lieutenant ?

Quoique cette ouverture de mon supérieur fût peu séduisante, la discipline m’obligeait de me montrer dans les meilleures dispositions du monde.

— Simplement de vous déguiser, me dit mon chef. Ouvrez ce paquet : il contient un déguisement, endossez-le.

J’exécutai sans observation l’ordre que me donnait Trinelle, ne sachant trop encore ce que pouvait signifier cette fantaisie bizarre. Quand j’eus fini, le lieutenant me regarda.

— Bien, très bien ! disait-il ; c’est à s’y méprendre ; on ne peut imiter la tournure de ces vauriens plus au naturel.

— Merci, pensai-je, mais tout bas cependant ; ça ne laisse pas que d’être flatteur.

— Vous savez, mon cher Thomas, que plusieurs matelots ont déserté l’Indien, grand vaisseau de la compagnie des Indes. Selon toute apparence, ils se sont réfugiés dans une de ces tavernes souterraines où les déserteurs de la marine sont sûrs de trouver protection tant que leur bourse est bien garnie. Notre équipage a été décimé, il est peu nombreux, nous manquons de bras et d’hommes : il faut tâcher de nous attraper tous ces gaillards-là.

— C’est-à-dire, lieutenant, répondis-je, pour trancher la question, que je vais faire l’espion.

— C’est le service qui l’exige.

— Soit, mais vous savez que la presse n’est pas permise à Corke en ce moment.

— Aussi est-ce à Cove que je veux mettre mon plan à exécution. Voici ce que vous devrez faire : d’abord vous vous introduisez dans une des tavernes les plus fréquentées de Corke ; vous vous donnez comme un jeune matelot déserteur ; on vous ouvre, on vous entoure, on vous interroge. Vous jetez l’alarme parmi ces coquins, et puis vous feignez de vouloir vous échapper à Cove, où ils ne manquent pas de vous suivre.

— Après ?

— Le reste me regarde.

La commission dont on me chargeait, quoique peu honorable, n’avait cependant rien de déloyal, ni de dégradant dans notre opinion de marin : aussi ne fis-je pas beaucoup le scrupuleux, et je partis dans mon grand costume, c’est-à-dire en chemise de flanelle rouge, sans gilet, le bonnet de coton bleu sur l’oreille, un vieux pantalon sale d’une largeur démesurée, une jaquette bleue en forme de blouse, et, pour compléter ce déguisement, une énorme chique entre la gencive et la joue.

— Courage, Tom ! vous avez l’air d’un coquin fini !

Je ne tardai pas à m’enfoncer dans le quartier le plus populeux, et me dirigeai vers une vieille lanterne que je voyais briller à l’extrémité du quai ; bientôt je me trouvai devant un mauvais cabaret sale et malpropre, dont l’apparence extérieure donnait assez bien l’idée d’un repaire de bandits et de vauriens de toute espèce. La porte, petite et basse, de ce taudis avait à hauteur d’homme une ouverture carrée à travers laquelle je passai la tête.

— Holà ! quelqu’un ! criai-je.

Point de réponse. Dans ces repaires, où l’on craint sans cesse la descente de la justice, on n’est jamais pressé d’ouvrir : c’est pour cela même que la porte est munie d’une ouverture, appelée le trou de l’espion, qui, comme les meurtrières d’un fort, sert à surveiller l’ennemi.

Je tournai la tête du côté de la rue, et j’aperçus M. Trinelle se promenant de long en large. Cette vue m’encouragea, j’appelai de nouveau, et j’ébranlai vigoureusement la porte, Aussitôt des pas légers se firent entendre, et une figure fraîche et jolie vint s’encadrer au guichet.

— Qui frappe ? Qui demandez-vous ?

— Oh ! je ne demande personne ; seulement, si vous ne m’ouvrez pas, j’irai loger cette nuit en prison, et cela peut-être avant une heure.

— J’en suis bien fâchée, mais que puis-je y faire ? Si encore on savait d’où vous venez, qui vous êtes…

— Chut !… Je me suis engagé sur la Guaza, qui est en rade à Cove.

— Oh ! je comprends… Entrez…

Ma beauté alors ouvrit la porte, mais en laissant si peu d’espace que, sans la petitesse de ma taille et l’extrême exiguïté de toute ma personne, je n’aurais jamais pu me glisser à travers une si étroite ouverture. Dès que j’eus franchi le seuil, la porte se referma, ma jolie introductrice remit soigneusement le verrou, une grosse barre de bois retomba en travers, et j’entrai enfin dans la cuisine.

C’était une chambre de quatorze pieds carrés, dont le plancher avait été sablé avec soin ; à droite, un buffet, garni d’une nombreuse vaisselle d’étain admirablement bien polie, attestait du moins la propreté de la cuisine ; des casseroles resplendissantes étaient suspendues au-dessus des fourneaux ; une table grossière en bois, sans nappe et minutieusement lavée, en occupait le centre, et quelques autres meubles dans le même genre, bien tenus et appropriés aux besoins des habitans du lieu, ornaient à gauche cette salle souterraine.

À l’extrémité de la table était assis le maître du logis, espèce de sauvage en costume irlandais, dont la figure rouge, bouffie, avinée, eût fourni le type d’une excellente enseigne de cabaret ; il avait la pipe à la bouche ; autour de lui achevaient de s’enivrer une douzaine de matelots, dont les vêtemens humides, se séchant à la chaleur d’un grand feu de tourbe, exhalaient une vapeur épaisse et puante qui s’amoncelait comme un brouillard au-dessus de la lampe.

La lampe en cuivre, suspendue à une corde au plafond, ne jetait qu’une lueur faible et incertaine, obscurcie encore par la vapeur dont j’ai parlé, et par la fumée âcre et nauséabonde de l’huile qui y brûlait. J’avançai, non sans difficulté, à travers cette lumière ténébreuse, au milieu de ces gens ivres la plupart, qui, en voulant faciliter mon passage, couraient risque de tomber sur moi et de m’étouffer.

— Eh bien ! mon jeune garçon, d’où venez-vous, et où allez-vous ? me dit le grand-maître de ce temple enfumé.

— D’où je viens ? peu vous importe, pourvu que je paie mon écot. Où je vais ? je vous le dirai quand je le saurai moi-même. Allons, mon vieux, faites-nous servir du grog ; et si vous pouvez me faire embarquer demain dans un de ces navires qui stationnent le long du quai, vous ne serez pas fâché de ma visite.

En prononçant ces derniers mots, je secouai mes poches avec une certaine affectation vaniteuse qui produisit l’effet que j’en attendais.

— Voilà un petit loustic qui n’a pas l’air aisé ! grommela mon hôte entre ses dents ; et élevant la voix : — Nous sommes donc en fonds, jeune homme ? Alors, soyez le bien-venu. — Se tournant vers la porte : — Catherine, allons, du rhum, mon enfant. À propos, me dit-il, votre nom ?

— Que vous importe mon nom, vieux marsouin ! Que le rhum arrive, et les schellings viendront à leur tour.

À ces mots, tous mes ivrognes jetèrent un hourra universel, et le rhum fut servi. Je me versai un verre de grog, j’allumai ma pipe, et me mis d’abord tranquillement à fumer ; puis, après quelques instans de silence, j’entamai ainsi la conversation

— Camarades, vous avez sans doute déjà navigué ?

— Non, jamais, répondirent quelques-uns.

— Il n’y a pas de presse, dirent quelques autres.

— À votre aise ; mais, dans ce cas, vous ferez bien d’avoir l’œil à l’horizon, et surtout d’y voir clair.

— Pourquoi, diable ! mon garçon ?

— Pour rien ; mais, si vous m’en croyez, vous ne vous montrerez pas trop ce soir ; restez tranquilles, c’est le plus prudent.

— Encore il y a un pourquoi, s’écrièrent à la fois deux des moins ivres de la bande, en se rapprochant de moi.

— Le pourquoi, c’est que, voyez-vous, la presse est dans la ville, et que, moi qui vous parle, je viens d’échapper à une douzaine de flibustiers royaux qui me poursuivaient. Ma foi, sans le détour de la rue et cette allée obscure, c’en était fait.

Une volée de jurons, d’imprécations et de blasphèmes, accueillirent cette déclaration. En un instant, le tumulte, la confusion, furent à leur comble ; tous se levèrent de leur mieux, renversant les bancs, les chaises, culbutant les brocs, dont la liqueur, en se répandant, et mêlant une aigre odeur à celle déjà si fétide de ce lieu, devint tout-à-fait insupportable. Les uns réglaient leur compte avec précipitation ; les autres se jetaient en désordre sur leur paquet, pour fuir un danger imaginaire. C’était un tapage, un brouhaha à ne plus s’y reconnaître.

— Et où allez-vous, garçon, de ce pas ?

— Si je puis m’enrôler ce soir même, je me rendrai à Cove sur-le-champ. J’y ai vu hisser le pavillon bleu ce matin ; et, comme vous savez, c’est un signe qu’il n’y aura pas de presse.

— Le diable m’emporte ! dit l’un d’eux, il a, ma foi, raison.

— J’ai bien envie de m’attacher à ses amarres, et de naviguer avec lui de conserve, s’écria un autre, tellement ivre qu’il semblait à l’ancre sur sa banquette.

Un vieux matelot se leva, m’enveloppa de ses deux bras nerveux, et, me suffoquant de cette accolade vineuse, il jura qu’il filerait du câble avec moi.

— Nous le suivrons, nous le suivrons ! crièrent tous mes ivrognes en chœur et en faisant des efforts pour sortir.

Je fus alors entouré, admiré, caressé ; c’était un désordre, un flux de mots incohérens, de phrases incomplètes et de jurons, qui aurait assez bien figuré la confusion des langues au temps de la tour de Babel. Le paquet de chaque matelot, enveloppé dans un mouchoir bleu, et suspendu à un bâton, fut posé sur l’épaule, et on se mit en marche, non sans décrire toutefois des courbes, des demi-cercles et des zigzags des plus bizarres.

J’avais payé ma dépense ; avant de quitter mes recrues, je leur indiquai pour le lieu de rendez-vous l’auberge de Pat-Doolan, à Cove ; et, leur ayant promis de les y rejoindre la nuit suivante, je profitai du premier détour de rue pour aller retrouver mon lieutenant.

Le lendemain, j’étais oisif ; je ne connaissais personne à Corke, que mon oncle, que j’avais vu la veille. La société de vieilles gens, déjà infirmes, avait peu d’attraits pour moi : je passai la matinée à visiter la ville.

Bientôt l’heure arriva de mettre à fin notre entreprise ; je me rendis à bord, après avoir de nouveau passé la jaquette bleue. Là je trouvai rassemblés une vingtaine de nos meilleurs matelots armés jusqu’aux dents.

— Prenez vos armes, mon cher Tom, me dit Trinelle, et venez avec nous.

J’exécutai sans répondre l’ordre qui m’était donné.

Nous montâmes dans la chaloupe ; nous l’amarrâmes le long du rivage en laissant deux hommes pour la garder, et nous nous dirigeâmes vers Cove.

C’était le soir que nos déserteurs devaient se réunir à l’auberge de Pat-Doolan ; c’était le soir aussi que nous devions les surprendre. Nous nous séparâmes, pour ne pas éveiller leurs soupçons, et nous nous éparpillâmes dans la campagne en attendant le moment d’agir.

Quand le jour tomba, nous nous réunîmes. On avait eu soin de nous distribuer quelques lanternes ; et, nous avançant à petit bruit, nous entourâmes la taverne.

L’auberge de Pat-Doolan, si on peut appeler auberge une espèce de hutte à pourceau, à peine habitable pour cet animal immonde, était située au milieu d’un effroyable assemblage de petites huttes encore moins habitables, et à l’extrémité d’une ruelle sale et fangeuse, aboutissant au centre du village.

La lune brillait, mais le vent soufflait avec force, et les nuages qui parcouraient le ciel en obscurcissaient la voûte par intervalles. Quand la lune reparaissait, ses rayons blafards tombaient sur les mares d’eau verdâtre qui environnaient la cabane, et nous montraient comme des brillans les gouttes d’eau suspendues aux toits de chaume de ces misérables demeures.

Dix de nos plus vigoureux matelots s’étaient placés des deux côtés de la porte, prêts à se jeter à l’intérieur, tandis que les autres, distribués aux alentours, devaient arrêter les fuyards, si quelques-uns d’entre eux parvenaient à s’échapper. L’ombre de nos hommes, projetée par la lumière lunaire sur les murs environnans, semblait une troupe d’êtres géans et fantastiques, et le silence que nous gardions donnait à ces représentations vaporeuses un caractère grave et solennel, qui m’intéressait comme si j’eusse assisté à quelque nouveau drame.

Tout à coup un sombre nuage couvrit la voûte du ciel, et les objets disparurent dans une profonde obscurité. C’était ce que nous attendions. Le lieutenant s’avança seul, et frappa, mais on ne fit aucune réponse. Il frappa de nouveau : même silence. Il ébranla violemment la porte ; elle était barricadée, solidement fermée.

— Enfans, entourez la maison, s’écria le lieutenant.

Tous nos hommes se rapprochèrent, et on prépara les armes.

— Patty, cria-t-il de nouveau, Pat-Doolan, ouvrez vite, mon garçon, ou bien nous enfonçons la porte.

Pas de réponse.

— Allons, mes amis, à la besogne, puisque ces coquins-là sont sourds.

Nous apercevions la lumière à travers les jointures de la porte. Déjà le bâton d’un de nos hommes, dont nous nous étions servi comme d’un levier, commençait à la soulever sur ses gonds, lorsque la voix tremblotante d’un vieillard se fit entendre.

— Que signifie tout ce tapage ? que voulez-vous ? disait la voix dans un langage anglo-irlandais. Est-ce vous, Ion Erie ? Vous savez donc que la pauvre Catherine est défunte, que vous venez pour la veiller, comme c’est l’usage ? Avez-vous du wiskey, Ion Erie ? Vous savez qu’il faut du wiskey pour la veille.

— Où est Pat-Doolan ? demanda le lieutenant.

— Il est allé à la ville faire la provision d’eau-de-vie pour la veillée ; quand les commères seront arrivées, et il doit les ramener, nous commencerons la cérémonie.

Le petit vieillard avait ouvert ; nous entrâmes alors, sans faire beaucoup d’attention à tout son bavardage.

Pas une ame dans l’intérieur de cette hutte misérable ; nulle apparence d’êtres animés, si ce n’est ce vieillard rabougri qui venait de nous ouvrir. Au milieu et sur deux tréteaux reposait un cercueil ouvert, dans lequel on apercevait le corps d’une vieille femme.

Son visage ridé était découvert, selon l’antique coutume des gens de la campagne ; une assiette remplie de sel était posée sur sa poitrine ; ses mains étaient croisées comme si elle eût été en prières, et le linceul dans lequel on l’avait ensevelie, d’une beauté et d’une finesse peu communes, contrastait singulièrement avec l’apparence misérable du logis.

Une mauvaise lampe en fer, remplie d’une huile âcre et rancie, suspendue à la voûte, jetait une lumière incertaine et obscure sur les objets ; et la flamme jaunâtre, fumeuse, agitée par le vent qui sifflait à travers les jointures des portes ou des fenêtres, répandait des ombres fantastiques sur les joues creuses, le visage amaigri et les rides de la vieille, et leur donnait un air de vie qui les rendait encore plus hideux.

À la tête du cercueil on remarquait un léger enfoncement comme celui que formerait une porte, mais que l’obscurité nous empêchait de bien voir. Les tréteaux et le cercueil, placés tout contre cette porte, de manière à ne laisser aucun passage de ce côté, avaient été mis là à dessein.

— Qu’y a-t-il dans cette chambre, brave homme ?

— Ah ! Votre Honneur, je ne me mêle pas des voisins.

— Eh bien ! permettez que nous reculions un peu ce cercueil, et nous nous chargerons, nous, de pénétrer dans la chambre.

— Votre Honneur fera ce qu’il lui plaira ; mais je ne présume pas que Votre Honneur veuille se mettre mal avec la justice en violant un domicile.

— C’est bien, c’est bien, mon brave. Allons, dépêchons, mes amis.

À cet ordre, deux vigoureux matelots soulevèrent le cercueil et le déplacèrent avec peine.

— La vieille carcasse est diablement lourde, dit un des deux hommes qui l’avaient portée.

— Je veux être pendu si elle n’a pas avalé cent livres de plomb pour le moins, s’écria l’autre.

Nous entrâmes alors, et le lieutenant, le pistolet au poing, s’avança seul au milieu de cette chambre obscure.

— Mes braves, dit-il en s’adressant aux déserteurs, que l’obscurité nous empêchait de voir, mes braves, nous savons que vous êtes ici ; rendez-vous ; la résistance serait inutile ; la maison est cernée ; nous sommes en force, prenez votre parti de bonne grâce, c’est ce que vous avez de mieux à faire.

On ne répondit rien à cette vigoureuse sommation ; mais nous entendions des chuchotemens et des paroles animées prononcées à voix basse.

En ce moment on apporta la lumière, et nous vîmes les pauvres diables assis sur leurs petits paquets, serrés les uns contre les autres, et l’air aussi penaud que des voleurs fugitifs que l’on rattrape. On leur passa sous les bras un grand bâton fixé avec des cordes, et on les conduisit ainsi jusqu’à bord.

Ils commençaient à défiler, l’un après l’autre, sous la porte étroite de la bicoque de Patty, et déjà quelques-uns avaient atteint la rue, quand une de ces espiègleries diaboliques, disposition héréditaire dans notre famille, et qui mit vingt fois ma vie en danger, me vint tout à coup en pensée.

— Dites-moi donc, lieutenant, il me prend une envie.

— Laquelle ?

— De tirer quelques balles dans les planches de ce cercueil.

En disant cela, j’avais cligné l’œil, et Trinelle me comprit.

Comme tu voudras, mon brave garçon ; si cela te fait tant de plaisir, amuse-toi.

— C’est une indignité, c’est une infâme profanation, s’écria un des matelots de la troupe ; vous ne voulez pas, je pense, vous rendre coupable d’un tel sacrilège.

— Pourquoi pas ? c’est une fantaisie tout comme une autre.

J’armai mon pistolet ; et, peu soucieux de l’impression que cette action produisait sur les gens de notre équipage, je dirigeai mon arme vers le cercueil.

Alors on vit tout à coup la carcasse de la vieille sauter en l’air, se dresser toute droite, et retomber roide et immobile sur le carreau, tandis qu’un grand et vigoureux gaillard apparut à nos yeux.

— Ah ! ah ! mon camarade, vous avez là une singulière idée, dit Trinelle. Est-ce une neuvaine en l’honneur de la vieille, ou bien quelque vœu fait dans la tempête, qui vous fait coucher dans un cercueil. Allons, c’est égal, vous serez des nôtres.

On l’attacha comme ses compagnons, sans qu’il soufflât une parole, une plainte, un murmure ; mais il nous suivit en maudissant tout bas sa mauvaise étoile.

Cependant les habitans s’éveillaient ; les portes, les fenêtres s’ouvraient ; un bruit inaccoutumé, comme celui produit par un rassemblement, se faisait entendre sur la place. Une sourde rumeur circulait dans le village ; des imprécations nous arrivaient de toutes parts, et il était temps que nous gagnassions la chaloupe, car une vingtaine de vauriens résolus, dont la masse augmentait sans cesse, nous entourait déjà d’un air menaçant.

Notre vaisseau était enfin recruté ; nous remîmes à la voile. Nos recrues eurent bientôt oublié totalement le mauvais tour que je leur avais joué ; ils en riaient eux-mêmes les premiers, car telle est la nature de l’homme de mer ; et quatorze jours après nous passions avec un convoi en vue de Madère, île superbe qui fuyait derrière nous avec ses montagnes vertes, boisées, magnifiques, avec ses villes toutes blanches et ses sites charmans.

À quelques semaines de là, la Torche croisait dans les parages des Barbades, où elle eut plusieurs combats à soutenir contre des corsaires français et américains. Une fois même elle faillit avoir un engagement avec un bâtiment de sa propre nation. Elle se trouvait dans les eaux de Nassau. — La nuit était belle, nous approchions ; et nos officiers, sachant qu’ils iraient à terre le lendemain, apprêtaient déjà leurs agrès, où, si on l’aime mieux, leurs habits, dans l’intention sans doute de capturer les beautés du pays, lorsque tout à coup une balle vint siffler dans nos cordages.

— Un petit schooner à l’avant, cria l’officier de quart.

On n’avait pas eu le temps de répondre, qu’une seconde balle frappa notre grand mât. Nous nous précipitons sur le pont ; on se presse à la manœuvre, et nous nous trouvons bord à bord du pygmée qui nous attaquait. Le capitaine prit son porte-voix.

— Schooner, amenez, ou je vous coule bas ; amenez pavillon pour le sloop de Sa Majesté britannique la Torche.

Cependant le pauvre petit schooner avait reconnu son erreur il portait les mêmes couleurs que nous. Son capitaine se rendit à notre bord, et on le tança d’importance.

— Une autre fois, monsieur, lui dit notre capitaine, mettez des lunettes, et ne prenez pas des Anglais pour des Américains.

Le lendemain soir, nous jetâmes l’ancre à Nassau, et presque immédiatement nous fîmes voile pour les Bermudes. Il y avait quatre jours que nous croisions sans rien rencontrer, lorsqu’on signala une voile sous le vent. Nous lui donnâmes la chasse, et quelques heures après nous l’abordâmes. C’était un bâtiment suédois, frété pour le Hâvre. Après un examen minutieux, ne trouvant rien d’irrégulier dans les papiers du navire, nous le relâchâmes. Il s’éloigna, et quelques instans après une de ses chaloupes nous apporta une petite caisse remplie de pommes de New-York, que le capitaine américain offrait au capitaine de la Torche.

— Voilà des pommes diablement lourdes, Tom, me dit Trinelle.

— Je soupçonne fort qu’elles ont pris racine au Potosi.

— Si le capitaine nous en donnait quelques-unes pour dessert.

Selon toute apparence, cette caisse contenait des lingots. Le capitaine Deadye parut néanmoins plus mortifié que content de ce don ; mais le navire avait disparu.

Le lendemain, au point du jour, j’étais de quart.

— Des brisans ! des brisans : cria la vigie à la tête du mât.

— Des brisans ! répéta le lieutenant Splinter avec l’accent de la surprise, impossible ! Vous perdez la tête, mon pauvre Jenkins !

— Des brisans sous la proue ! nous allons toucher ! s’écria le maître d’équipage.

Le lieutenant Splinter, tout en jurant Dieu et le diable que ces deux hommes avaient la berlue, se précipita sur le gaillard, où je le suivis. Là, nous vîmes de grosses lames blanches, écumeuses, tourbillonnantes, qui venaient frapper notre proue.

— D’où diable cela peut-il venir ? s’écria le lieutenant ; il n’y a pas d’écueils dans toute cette partie de l’océan.

Cependant le bouillonnement de l’eau commençait à s’étendre d’une manière circulaire, et dans un diamètre de cent toises environ ; on eût dit que la mer était agitée par quelque convulsion intérieure. La colline d’eau marchait devant nous, et se gonflait, à mesure qu’elle avançait, avec un bruit, un bouillonnement étrange. Peu à peu elle prit la forme d’une immense colonne, qui s’éleva en tourbillonnant au-dessus de la montagne d’eau, sifflant, s’alongeant toujours, et touchant presque de sa tête aux nuages. C’était alors un spectacle admirable et sublime. Les reflets du soleil avaient coloré ce long pilier de cristal, et les couleurs de l’arc-en-ciel, qui s’y réunissaient comme dans un prisme, éclairaient le cône d’une vive lumière, tandis que sa base se montrait comme un socle d’ébène appuyé sur des flocons de neige.

— C’est une trombe ! une trombe ! s’écrièrent alors en même temps officiers et matelots.

— Le canon de l’avant est-il prêt ?

— Oui, capitaine.

— Est-il chargé !

— Oui, capitaine.

— Lofez un peu… Bien ! Feu !

Le boulet coupa la colonne par sa base : elle trembla, chancela un instant, puis tomba tout à coup, semblable à une immense avalanche, et l’Océan, quelques minutes après, ne laissait aucune trace de ce phénomène extraordinaire.

Le lendemain, à la brune, nous eûmes une vive alerte qui, heureusement, nous fit plus de peur que de mal. Le temps était bon ; le vaisseau marchait avec facilité ; la mer était libre. Tout à coup une forte odeur de poudre se fait sentir. Dans un bâtiment de guerre il y a bien de quoi jeter la terreur dans toutes les ames, car il y va de la vie. On est menacé de faire une cabriole jusque dans les nuages, rien que cela. — On appela le maître canonnier.

— Que signifie cette odeur de poudre, M. Jenkins ? dit le capitaine.

Le vieux canonnier restait silencieux, mais tendait le nez vers la cale, prenant une forte aspiration ; nous le vîmes tout à coup changer de couleur, et devenir aussi blanc qu’un linge. Aussitôt il se précipita dans la cale, et disparut. Nous nous élançâmes à sa suite, et nous vîmes ce qui avait causé nos alarmes : les mousses s’amusaient à faire des fusées. Une bonne distribution de coups de garcettes, dont on leur caressa la face la moins poétique, leur apprit qu’ils devaient être plus circonspects à l’avenir.

Quelques jours après, le vent s’éleva, le temps devint orageux, le tonnerre commença à gronder sourdement ; et, comme la tempête augmentait de moment en moment, il fallut ferler les voiles de hunes. Un des matelots montés sur les vergues fut lancé à la mer par un coup de vent.

— Jetez-lui une corde, s’écria le lieutenant !

Ce n’était pas chose facile que de sauver ce malheureux : le vaisseau marchait avec une rapidité telle que, lorsqu’on parvint enfin à lui lancer une corde, qu’il se passa aussitôt sous les aisselles, il fallut dix hommes pour le tirer à bord. Il fut hissé plus mort que vif ; la corde était entrée si profondément dans les chairs, que sa vie pendant plusieurs jours fut sérieusement en danger… C’est un beau métier que celui de matelot ! —

C’est surtout en lisant les curieux souvenirs de Tom Cringle, les mille aventures qui signalèrent ses campagnes sur mer, qu’on peut faire cette réflexion : Le beau métier que celui de matelot ! Les pauvres recrues auxquels Tom Cringle joua un si méchant tour à Cove, et la Torche elle-même, eurent une bien triste fin.

— Nous faisions voile pour la Jamaïque ; les officiers, encore à table, riaient, buvaient, chantaient ; depuis quatre jours nous fuiions les Bermudes, favorisés par le vent ; le soir avait déjà répandu ses ombres ; la mer sifflait, bruissait, écumait ; la brise s’élevait peu à peu, les vagues croissaient, l’air devenait plus humide, et le bruit lointain des élémens était pour nous un indice prophétique d’un orage prochain. Mais, peu soucieux de ces menaces de la nature, nos chansons, nos joyeux propos, n’en continuaient pas moins.

Tout à coup la tête chauve du vieux maître canonnier, semblable à quelque apparition fantastique de sinistre présage, vint se placer dans l’espace vide que laissait la porte entr’ouverte.

— Mille pardons, monsieur Splinter, dit-il en s’adressant au lieutenant.

— Qu’y a-t-il, Kennedy ?

— Il y a, répondit le vieillard en hochant la tête, il y a, monsieur Splinter, que j’entends distinctement le bruit d’une voile ou celui d’un bâtiment qui glisse sur l’onde ; mais je n’y puis rien voir, et je ne connais que l’œil de M. Cringle qui soit assez perçant pour distinguer quelque chose dans une nuit si noire.

— Bon, pensai-je, mon ami Thomas, à toi la corvée. Quitter la table pour aller bayer aux étoiles, c’est très bien pour un amoureux ; mais un affamé !

M. Cringle pourrait demeurer sur le gaillard jusqu’au lever de la lune ; elle ne tardera pas à paraître, et alors tout sera dit.

— Eh bien ! Tom, voulez-vous y aller ? me dit le lieutenant.

Voulez-vous…, c’était une prière ; mais Thomas avait déjà assez d’expérience pour savoir qu’une prière faite par un chef est un ordre auquel il faut se hâter d’obéir, aux risques des conséquences. Je sortis donc sans répondre, et d’assez mauvaise humeur au fond, quoique je me rendisse à mon poste en apparence de très bonne grace.

Le temps était gros, j’endossai ma vieille jaquette, j’armai mon occiput d’une bonne casquette de loutre, bien résolu de le défendre à toute outrance contre l’humidité de la nuit, et je commençai la malencontreuse faction. La pluie me battait au visage, pénétrait mes habits ; les vagues, en se brisant contre les flancs du navire, faisaient rejaillir l’eau jusque sur moi ; une phosphorescence singulière augmentait la transparence de l’onde de plus en plus tumultueuse. Fatigué d’une tension continuelle, ma vue se troublait ; je me retournai un instant, et je mis la main sur mes yeux, pour en reposer, en rafraîchir les fibres. Lorsque je les rouvris, je vis briller devant moi le plus singulier fantôme que jamais homme peu crédule ait vu s’élever devant lui : c’était la longue et pâle figure du vieux Kennedy, rendue plus pâle encore et plus terrible par une lueur bleue, scintillante, phosphorique, qui animait alors ses traits. Je tressaillis.

— Qu’avez-vous donc, monsieur Kennedy ? d’où vient cette réverbération bleuâtre qui éclaire votre visage en ce moment d’une manière si étrange ?

— Je ne suis pas savant, monsieur Cringle ; je doute néanmoins, oui, je doute que vos livres puissent vous expliquer ce mystère. Mais qu’importe ! soyez attentif, observez, et il en arrivera ce qui pourra.

Frappé de surprise, et, s’il faut le dire, de terreur, je levai les yeux, et j’aperçus à l’extrémité du mât de misaine une flamme météorique jetant une lumière pâle, verdâtre et chatoyante. J’avais lu des descriptions de ce phénomène, j’en avais souvent entendu parler, mais jamais il ne s’était offert à mes regards ; et, quoique la raison aussi bien que l’étude eussent dû me rassurer, ce spectacle inattendu glaça mon courage.

C’était en effet quelque chose de surnaturel et de mystérieux que cette masse circulaire, sphérique, lumineuse, au milieu des ténèbres les plus profondes, suivant les oscillations du navire, s’échappant, revenant, gardant néanmoins sa forme et sa position inconstante, et projetant sur l’équipage une lueur sépulcrale, qui nous donnait l’apparence d’un groupe de spectres.

Le centre de ce globe lumineux brillait d’une flamme plus ardente et plus vive, et sa circonférence s’éteignit par degrés, jusqu’à ce que, perdant sa teinte ou sa dernière nuance, elle alla se fondre d’une manière presque insensible dans l’obscurité.

Tout le monde était accouru sur le pont pour voir ce singulier phénomène, et nous l’examinions en silence, avec un sentiment de crainte dont les plus hardis eux-mêmes ne pouvaient entièrement se défendre, lorsque cette flamme mobile, descendant lentement jusqu’à nous, vint se poser sur la barre contre laquelle s’était appuyé le contre-maître. Dans ce moment de stupeur je ne sais quel objet froid, vivant et velu, descend le long du mât de misaine, et vient saisir mon cou… Je ne vois rien, mais la lumière sépulcrale brille toujours. Une invincible terreur s’empare de moi, je roule sur le pont, et peu s’en faut que je n’aille m’ensevelir dans les abîmes de l’océan.

— Que Dieu ait pitié de moi, m’écriai-je ; qu’est-ce que cela ?

À ce cri, les matelots accoururent vers moi, et les bras glacés cessèrent leur étreinte.

— Eh ! dit le lieutenant, c’est Jacquot ; c’est ce grand diable de singe que le capitaine aime tant ! Voyez s’il n’a pas l’air du génie de cette flamme nébuleuse.

Je respirai alors ; et, levant les yeux, je vis le singe qui, remonté au haut du mât, faisait mille gestes, mille grimaces qui lui donnaient, comme le disait le lieutenant, l’aspect de quelque génie malfaisant et fantastique.

Cependant une masse majestueuse et grisâtre apportée par la brise s’empara du globe lumineux, l’emporta avec elle, et le força d’abandonner nos agrès. Je le suivis des yeux, plongeant dans l’obscurité mes regards perçans. Je le vis flottant dans les airs avec la même agitation, le même chatoiement et la même fixité mobile qu’il éprouvait quand il s’était arrêté à la pointe de notre mât. Une pensée subite frappe alors mon esprit. Je regarde avec plus de discernement, et la forme de cette masse nuageuse que nous avions aperçue dissipa bientôt tout soupçon.

— Une voile ! une voile sous le vent ! m’écriai-je de toutes les forces de mes poumons.

Un grand tumulte s’éleva alors sur le navire. Le capitaine, debout sur le tillac, me répondit

— Merci, Tom. Ah ! çà, quelle route suit-elle ?

— Sud-sud-est.

— Elle est dans nos eaux ; courage, garçons, ferme ! à l’ouvrage !

Et il commanda la manœuvre, dont le bruit cadencé formait un accord solennel et mélancolique avec les sifflemens du vent ; musique triste, monotone, lugubre, qui vibrait à mon cœur comme le dernier soupir de la vie.

— Est-ce vous qui rendez le dernier soupir ? dis-je, en essayant de plaisanter, au vieux contre-maître Nipper.

Il secoua la tête, et me répondit d’un ton chagrin

— Ne plaisantez pas, monsieur Cringle ; car, avant que le soleil reparaisse, quelqu’un d’entre nous, croyez-moi, emprisonné dans son hamac, ira visiter le fond de la mer.

— Allons, allons, Nipper, vous êtes un vrai prophète de malheur.

En ce moment, le navire que j’avais aperçu diminua, se raccourcit, s’abaissa, puis enfin disparut entièrement.

— Le Hollandais ! le Déserteur-Hollandais, s’écria l’équipage avec effroi. Voyez, il s’éloigne, il s’évanouit dans les ténèbres, comme une légère vapeur !

— C’est plutôt un bâtiment qui vient de virer, dis-je. Tenez, précisément, capitaine, le voilà qui reparaît ; voyez-vous ses voiles blanches, sur l’espace sombre de l’horizon ?

La chasse commença réellement alors.

Nous venions de virer, pour imiter la manœuvre du vaisseau étranger que nous voulions poursuivre ; bientôt la lune parut, et nous pûmes voir un grand schooner à si peu de distance de nous, que, si la brise eût été plus forte, nous nous fussions infailliblement brisés l’un contre l’autre.

Nous étions bons voiliers ; le vent soufflait du nord-ouest. Le capitaine, joyeux, se promenait sur le pont, donnant ses ordres, se frottant les mains ; l’équipage, en reconnaissant dans le vaisseau étranger un objet terrestre et réel, avait repris son courage ; et nous distinguions clairement alors le pont du navire étranger, ses agrès blanchis par la lune.

— Pas un homme sur le pont ! s’écria le capitaine : c’est étonnant !

En effet, le pont était désert ; pas un être vivant ne s’y laissait voir, si ce n’est quelque chose d’informe et de noir qu’on voyait immobile à la poupe.

— Oh ! du schooner ! oh ! cria le capitaine.

Pas de réponse.

— Parlez, ou je vous coule bas.

Toujours même silence ; on ne répond pas plus à cette menace qu’on n’avait répondu au premier appel. Ce mystère, cette obstination, ce bâtiment glissant seul sur l’onde, et d’une manière surnaturelle ; ces ponts, ces agrès silencieux, déserts comme l’empire de la mort, tout cela fit renaître les craintes superstitieuses des matelots.

— Sergent Armstrong, notre meilleur tireur, à l’œuvre, et descendez ce coquin-là, sur la poupe, précisément en face de nous.

Le sergent, obéissant à cet ordre, saute sur le gaillard d’arrière, ajuste son arme, et mire quelques secondes ; mais, avant que son doigt eût pressé la détente, une décharge partie de la poupe ennemie lui fracasse la tête, et son cadavre roule à nos pieds.

Le capitaine alors exprima sa colère par une imprécation formidable.

— Maître canonnier, balayez-moi ce pont.

Et le vieux Nipper, que l’odeur de la poudre semblait ranimer, oubliant tout à coup ses tristes présages, se rendit joyeux à son poste.

Pendant ce temps le schooner faisait une fausse manœuvre, comme s’il eût voulu se rendre.

— Tirez, tirez, sacrebleu ! s’écria le capitaine : — c’est une ruse de guerre.

Nous tirâmes ; notre bordée fut violente, mais produisit peu d’effet. Le schooner vira de bord avec une rapidité si étonnante, que nos boulets sifflèrent autour du navire sans l’atteindre ; et le léger dommage que nous avions causé se trouva aussitôt réparé comme par enchantement. Bientôt toutes les voiles du schooner se replièrent, et une multitude d’hommes armés se montrèrent tout à coup sur le pont, qui fut alors couvert de combattans. Cependant la supériorité du schooner était maintenant bien évidente ; il s’était arrêté, confiant sans doute dans son stratagème, et nous étions à peine à une encâblure de distance lorsqu’il nous envoya sa bordée terrible. Cette décharge cribla nos manœuvres, nous démonta une pièce, et trois de nos gens tombèrent sans vie sur le pont.

— Voilà ce que c’est que de mépriser nos frères d’Amérique, grommela tout bas M. Splinter.

Il fallut alors se résoudre à prendre chasse devant l’ennemi que nous avions poursuivi d’abord, et dont la fuite simulée nous avait attirés dans le piège.

— Entendez-vous ce concert qu’ils font à bord ? me dit le capitaine, dont la rage et la douleur étaient au comble.

— Oui, dit Splinter : ce sont leurs cornets à bouquin qui jouent l’air national des États-Unis : Yankee-Doodle.

— Allons encore une décharge ! tâchons de lui payer notre dette, Nipper.

En ce moment une nouvelle bordée du schooner vient frapper notre plat-bord ; des éclats de bois, arrachés avec un bruit affreux, furent lancés dans l’air, et un cri perçant, aigu, dominant tout ce fracas, me fit tressaillir d’horreur. Je tournai la tête : le contremaître, qui tenait sa mèche allumée, tomba sur le bord du vaisseau, et dans sa chute, sa main, conduite par un mouvement machinal et convulsif, atteignit la lumière, la poudre s’enflamma, le canon partit ; et, comme satisfait de ce dernier acte de devoir, le vieux Nipper resta sans mouvement, sans faire entendre un soupir.

À l’instant une clarté sanglante se répandit dans le ciel ; l’atmosphère parut tout en feu, comme si un immense volcan avait surgi tout à coup des abîmes de l’Océan. Une épouvantable détonation, le brisement du bois, le déchirement des agrès, des cris confus, des gémissemens affreux, des hurlemens de douleur, formèrent comme un effroyable concert au milieu de la nuit profonde. Le schooner, dont la sainte-barbe venait de sauter, parut alors tout en flammes ; ses mâts semblaient d’immenses aiguilles de feu ; çà et là un cri de désespoir, le cri de la mort, se confondait avec le murmure des vagues ; la flamme pétillante, ardente, faisait paraître la mer en ébullition : tel était le triste et douloureux spectacle que nous offrait le navire américain.

Peu à peu l’activité des flammes diminua, la mer engloutit cette carcasse enflammée, et le silence, la solitude, régnèrent de nouveau.

— Lieutenant, qu’est-ce que j’aperçois sur le canon qui a fait un si beau coup ?

— Un cadavre tout sanglant encore ! celui du contre-maître ! La dernière bordée du schooner l’a coupé en deux ; mais il s’est joliment vengé, Tom !

La nuit bientôt reprit sa teinte obscure et noire, la lune se cacha derrière d’épais nuages, et le temps devint orageux. Nous continuâmes notre course, encore frappés de cette scène sanglante et solennelle, où un cadavre sans vie avait laissé pour sa vengeance ce drame de mort et de destruction.

— Quartier-maître, voyez-vous cette lame qui approche ?

— Mille tonnerres ! oui, je la vois !

— Évitez-la. Gare à la poupe !

À l’instant la montagne immense et roulante, se précipitant sur la poupe, pénétra dans le navire, entraînant, renversant à la fois et pêle-mêle, hommes, animaux, rames, agrès, câbles et cages à poules. La Torche, inondée, parut près de sombrer sur sa quille, le pont se couvrit d’une blanche écume, et la vague, en se retirant, laissa nos basses voiles et nos manœuvres dégouttantes de toutes parts.

J’avais été renversé comme les autres au milieu de ce chaos ; je me relevai, l’œil enflé et douloureux d’une forte contusion que j’avais reçue en tombant.

— Diable ! Tom, vous avez l’œil admirablement poché, me dit le lieutenant Splinter.

— Merci de l’avis, lieutenant.

Cependant la chaloupe et les canots, enlevés par le coup de mer, s’étaient trouvés lancés au dehors ; on les voyait alors, sur les flancs et à l’arrière du navire, se pousser, s’entrechoquer, comme s’ils eussent voulu simuler un combat naval. Quelques moutons, précipités dans les flots, faisaient entendre leurs bêlemens plaintifs ; et les cris de ces animaux, mêlés aux gémissemens des vagues et de l’ouragan, arrivaient à nos oreilles d’une manière monotone et sinistre.

— Sais-tu ce que nous disent ces pauvres bêtes ? cria le quartier-maître à un matelot.

Le matelot, secouant la tête, lui répondit :

— Plus de côtelettes de mouton, mes enfans ? Est-ce bien cela, quartier-maître ?

Pendant ces plaisanteries, si naturelles et si ordinaires aux marins, la mer grossissait, et nous avions bouché hermétiquement les sabords ; on avait apprêté les pompes ; on travaillait sans relâche ; tous les bras étaient à l’œuvre ; les seaux se remplissaient pour se vider avec une rapidité étonnante, et l’eau qui avait inondé la cale ne se vidait que peu à peu. Le danger était imminent ; mais nous avions dans l’excellence du navire une telle confiance, qu’on travaillait avec joie et courage. Bientôt un changement aussi effrayant que soudain se manifesta dans la nature ; la mer et le ciel furent ensevelis dans une obscurité profonde, et les plus hardis d’entre nous tremblèrent à l’approche du danger qui nous menaçait. En effet, la nuit succéda tout à coup à la clarté brillante du jour ; l’Océan, immobile comme la mort, prit la teinte noire de l’encre ; l’extrémité de l’horizon paraissait seule agitée ; le vent tomba et fit place à un calme effrayant ; les nuages, croissant, s’amoncelant sans cesse, descendirent, s’abaissèrent, remplissant bientôt de leur masse superposée la voûte ténébreuse du ciel, et vinrent s’appuyer sur la pointe de nos mâts comme pour nous engloutir. Cependant il ne pleuvait pas encore ; la masse nuageuse était calme, comme si le génie des tempêtes, pendant ce silence lugubre, amassait, réunissait toutes ses forces pour mieux commencer la lutte. Pas une goutte de pluie pour rafraîchir l’atmosphère ; pas le plus léger murmure pour rompre cette immobilité sinistre. La nature, les élémens, étaient silencieux, muets, immobiles. Oh ! combien cette attente de la tempête nous paraissait plus affreuse que la tempête elle-même ! Quelque effrayant que soit l’éclair qui enflamme tout à coup le ciel au milieu des ténèbres profondes de la nuit, ou le sinistre roulement du tonnerre, dans cet éclair qui s’allume et s’éteint, dans le bruit qui gronde et se tait, il y a du moins de la vie ; mais ce silence, cette immobilité, c’est la mort. La mer n’était plus qu’une surface noire et compacte ; le ciel, une voûte de tombeaux, et les vents n’avaient pas même un soupir.

— Tom, me dit Splinter, madame Nature ressemble aux malfaiteurs : elle hésite avant de commencer l’œuvre de la destruction, comme ils tremblent avant le crime.

— Oui ; et il faut craindre son repos trompeur.

— Bonne philosophie, Tom.

Cependant nos moindres mouvemens retentissaient avec un bruit sinistre au milieu de ce silence de mort ; nos pas résonnaient d’une manière étrange ; la voix qui commandait, celle qui répétait l’ordre, semblaient un glas lugubre, jeté dans le néant, et nous aurions pu nous croire au-delà des siècles, au-delà de la vie, si nos cœurs, que nous sentions bondir et palpiter, n’avaient rappelé en nous le sentiment de l’existence.

— Regardez donc, capitaine, dit en ce moment le lieutenant Trinelle, en étendant la main vers un des points du ciel.

Nous tournâmes tous simultanément les yeux du côté que le lieutenant indiquait. À l’extrémité de l’horizon, une ligne blanche séparait en deux le dais de noires vapeurs que nous avions au-dessus de nos têtes. Cette ligne s’élargit, grandit soudain ; un brouillard épais nous aveugla ; un murmure lointain se fit entendre, et de larges gouttes d’eau, qui tombaient isolées sur nos visages ou sur le pont, nous annonçaient que l’orage avait enfin commencé. Alors les voix de la tempête se firent entendre ; le tonnerre gronda avec un bruit épouvantable ; les nuages s’agitèrent, se mirent en mouvement, comme déchirés tout à coup par une force invisible, et des vagues écumeuses, immenses, s’élevèrent de toutes parts. La cime de ces vagues, déchirée, emportée par le vent qui les parcourait, les poussait et les entraînait à sa suite, s’aplanissait sous cette force terrible ; on eût dit une herse de bronze comblant ces gouffres immenses, ces sillons profonds, et changeant la plaine inégale et tumultueuse de l’Océan en une surface plane, unie, couverte d’écume. Nos manœuvres, nos ferremens, se cassaient comme des fils d’araignée ou se ployaient comme du laiton. Câbles, agrès, cordages, cédaient à l’impétuosité de l’ouragan, se rompaient, et leurs débris étaient emportés dans les airs. Nos mâts, dont les craquemens nous remplissaient de terreur, se brisèrent aussi facilement que des joncs desséchés, et, tombant dans la mer, laissèrent notre vaisseau exposé sans défense au caprice des élémens. Au milieu de cet affreux désastre, nul remède n’était possible. La plus petite voile eût été à l’instant même mise en pièces. Nous laissions donc le bâtiment suivre l’impulsion du vent ou des vagues. Tous nos gens étaient d’ailleurs occupés, car il y avait du travail pour tout le monde : les pompes à faire jouer, les débris à enlever, le gouvernail à tenir ; tâche pénible et fatigante, pour lequel une bonne partie d’entre nous suffisaient à peine. Ces soins étaient plus importans que la marche que nous pouvions suivre. Jusque là, cependant, personne n’avait perdu courage, chacun se tenait ferme à son poste, quand le vieux charpentier, marin plein d’expérience, de sang-froid et de bravoure, sortit tout à coup de l’entre-pont. Son visage était pâle, ses cheveux blancs et humides flottaient par mèches dans la direction du vent, et une expression de désespoir se lisait dans ses yeux. Sans dire un seul mot, il marcha droit au capitaine, qui s’était fait attacher par la ceinture au cabestan ; ne pouvant plus se soutenir en l’abordant, il se laissa tomber près de lui.

— Plus d’espoir, s’écria-t-il alors d’une voix concentrée, plus d’espoir, capitaine : l’eau nous inonde, impossible de l’arrêter ; le mât a été lancé avec violence contre notre arrière ; nous enfonçons !

— Non, brave Kelson, dit le capitaine d’un ton paternel, mais sévère. Faites votre devoir, et n’alarmez pas nos gens. Une voile, vite, passez une voile sous le navire, et qu’on calfate le trou.

Mais il était trop tard : à la première lame qui s’éleva, le navire, chancelant comme un homme ivre, s’enfonça visiblement.

— Jetez les canons à la mer.

— Il est trop tard, répondit le maître charpentier.

À cette déclaration du vieux Kelson, l’équipage répondit par un cri unanime de détresse. Quel accent de désespoir il y avait dans cette exclamation ! C’était notre sentence que nous venions d’entendre. Le navire se balança encore quelques secondes, puis tout disparut sous les flots.

Je m’étais jeté à la nage, étouffant, presque submergé par la houle, heurté par des débris de notre malheureux bâtiment. Autour de moi j’apercevais des cadavres, des mourans, des visages dont les traits contractés exprimaient l’agonie la plus violente ; des matelots, comme moi luttant contre la mort, s’accrochant aux planches, aux pièces de bois détachées du corps du navire. Des cris de désespoir, des imprécations ou des clameurs, arrivaient confusément à mon oreille. Deux fois, dans ma douleur insensée, j’appelai au secours, comme si quelqu’un eût pu m’en donner, comme si je n’eusse pas été au milieu de l’Océan désert. Mes forces m’abandonnaient peu à peu. Je nageais toujours cependant ; mais ma raison, mon jugement, m’avaient quitté ; je ne voyais plus rien, je ne comprenais plus rien à tout ce qui m’entourait ; l’instinct de la vie conduisait seul encore mes mouvemens ; je mourais enfin, quand la morsure d’une dent vigoureuse vint déchirer mon cou. Je revins à moi, et je reconnus Sneezer, mon chien de Terre-Neuve, qui, accouru à mes cris, m’avait saisi par la nuque, et m’arrachait aux débris du vaisseau naufragé. Après d’incroyables efforts, le fidèle animal réussit à gagner une des chaloupes détachées de notre navire et ballotées par la tempête. Je demeurai trois jours couché presque sans mouvement au fond de cette chaloupe. Le temps était devenu beau ; le soleil brûlant vint darder sur mon cerveau fiévreux. Sans vivres, sans eau, presque sans vêtemens, ma raison s’était aliénée ; je maudissais la nature, la clarté du jour ; je laissais échapper d’affreux blasphèmes.

— Dieu ! mon Dieu ! m’écriai-je, fais que je ne voie plus jamais ce soleil qui me dévore.

Le noble animal qui m’avait sauvé était étendu mourant dans le fond de la barque. À cette vue, mon sang s’allume, ma tête s’égare ; en proie au plus affreux délire, et pour étancher cette soif ardente, insupportable, qui me consumait, je me traîne près de lui ; dans l’accès de ma fureur, mes dents s’enfoncèrent dans sa gorge, et je savourai ce breuvage horrible. Cependant, à la vue du sang, en apercevant ce regard terne, triste, mourant, d’un animal qui m’était si attaché, mon cœur revint ; je n’eus plus la force ni la volonté de continuer, et, épuisé de tant d’émotions, je perdis entièrement connaissance,

Lorsque je repris mes sens, j’étais dans une hutte basse, enfumée, étendu sur un lit de feuilles. Mon chien, mon fidèle Sneezer, couché près de moi, léchait mes mains d’un air joyeux. Aux solives grossières du plafond était suspendu un canot, avec ses rames et ses instrumens de pêche ; à la muraille étaient accrochés un filet, des provisions, un fusil espagnol ; et près de moi était un cadavre enveloppé d’un grossier linceul de toile à voile, sur lequel je lus ces mots, écrits avec du charbon

Corps de John Deadye esq., commandant la Torche, corvette de Sa Majesté Britannique.

Sur le sol, et au milieu même de la cabane, brûlait un feu de broussailles et de débris de bâtiment ; un morceau de gibier, appendu à des bâtons, rôtissait devant ce foyer rustique, tandis qu’un Indien entièrement nu, assis sur les jarrets, et dans l’attitude d’une grenouille en repos, soufflait et attisait la flamme ; plus loin, en face, était le lieutenant Splinter, en chemise, pieds nus, affreusement maigre, l’air souffrant, défait ; et à travers une porte entr’ouverte, dans une espèce de bergerie, dormaient ou broutaient une demi-douzaine de moutons étiques. Le ciel était pur et bleu ; la lune éclairait la cabane de ses rayons d’argent. Scène confuse encore et délicieuse, mais que le bruit lointain du ressac et des flots, en venant frapper mon oreille, rembrunissait de lugubres souvenirs !

Le vent agitait doucement les branches des arbres ; leur murmure m’éveilla, et peu à peu la mémoire me revint. Je rompis le silence en tremblant.

— Que sont devenus nos camarades, nos compagnons d’infortune, monsieur Splinter ?

— Ensevelis dans les flots, engloutis, ainsi que la Torche ; et, sans la chaloupe, sans ce brave Indien, moi-même je ne serais pas ici pour vous donner de leurs nouvelles.

Alors le bon lieutenant, tournant les yeux sur le cadavre du capitaine, continua d’une voix émue :

— Voici le corps de notre infortuné capitaine, que j’ai retiré des flots, aidé par cet Indien ; puis il nous a transporté ici ! Pour moi, j’étais si faible qu’à peine puis-je aujourd’hui me tenir debout. Demain, si nous en avons la force, nous rendrons au capitaine Deadye les derniers honneurs et les derniers devoirs.

— Pendant que Splinter me faisait ce récit, Sneezer, affamé, ne put résister plus long-temps à la tentation qui lui était offerte : il s’élança sur le rôti, dont le fumet mettait son appétit à une trop rude épreuve, et, le saisissant malgré les efforts de l’Indien, il s’enfuit avec sa proie.


Cringle’s Log[2].
  1. Cringle’s Log, le livre de bord, le journal de Tom Cringle. La traduction paraîtra prochainement chez les libraires Charpentier et Dumont.
  2. Nous reviendrons sur ce livre, qui est attribué au poète Wilson, dont il a été plusieurs fois question dans l’Histoire de la littérature anglaise depuis cinquante ans, de M. Allan Cunningham. Voyez nos dernières livraisons.