Journal d’un correspondant de guerre en Extrême-Orient/Conclusion

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CONCLUSION


Dans le journal qui précède, il a été souvent parlé des troupes japonaises : ce dernier chapitre sera consacré à résumer les renseignements et les impressions recueillies sur cette armée extraordinaire, qui, née d’hier, tient aujourd’hui en échec la plus colossale puissance militaire que le monde ait jamais vue.

Avant la guerre contre la Russie, l’armée japonaise était peu connue. On savait que, dans les îles lointaines du Soleil-Levant, les Nippons essayaient d’imiter notre organisation militaire comme ils imitaient toutes choses, mais on ne s’en préoccupait pas. La guerre de Chine en 1894 mit plutôt en lumière la faiblesse et l’incapacité des Célestes que les qualités de leurs vainqueurs. Peu d’étrangers, d’ailleurs, en suivirent de près les péripéties. L’expédition de 1900 contre les Boxeurs attira pour la première fois l’attention sur la valeur des troupes mikadonales. Les officiers étrangers constatèrent que les soldats nippons se battaient aussi bien que les leurs, étaient conduits par des chefs fort instruits, et que l’organisation du corps expéditionnaire japonais ne le cédait en rien à aucune nulle. Tout y marchait parfaitement. Néanmoins, on était loin de s’attendre aux surprenants résultats de la campagne actuelle. À la suite des premières victoires de Kouroki et d’Okou, la presse européenne n’a pas manqué de crier au prodige et de sacrer les généraux japonais grands capitaines et stratégistes de génie. C’était passer d’un extrême à un autre.

Nous allons essayer de réduire les choses à leurs justes proportions.


L’armée japonaise, telle qu’elle existe aujourd’hui, a été constituée par la loi de recrutement de 1875, calquée sur le système français en vigueur avant 1870. Plusieurs modifications y furent apportées depuis. L’influence allemande remplaçait peu à peu la nôtre et devint finalement prépondérante il y a quinze ans environ. La loi du 21 janvier 1889 élabora un régime de recrutement identique à celui de l’armée allemande actuelle.

L’armée japonaise est formée par la conscription. Dans ces conditions, le soldat vaut ce que vaut la population dont il sort. J’ai montré dans la première partie de ce récit les rares qualités de patriotisme, d’abnégation et de discipline du peuple japonais. Habilement exploité par le maître d’école chez les enfants, développé encore par les succès de ces dernières années, le chauvinisme orgueilleux des Nippons s’est exalté outre mesure.

Ajoutons à ces vertus morales des dons physiques indiscutables : la vigueur, l’insensibilité à la souffrance, la résistance aux fatigues, enfin le mépris de la mort, commun à toute la race jaune. Ce sont là des éléments excellents.

Le contingent annuel, très restreint, à cause des nécessités budgétaires, ne comprend qu’un dixièmes des conscrits reconnus bons pour le service, et permet une sélection inconnue dans les armées occidentales en général et dans la nôtre en particulier.

Telles sont les conditions premières qui permettent de faire de la recrue japonaise un soldat de premier ordre. L’homme passe trois ans à la caserne ; il est intelligent et facile à instruire, surtout dans la partie sud de l’empire où, par contre, il est moins robuste que le montagnard de la région septentrionale. L’instruction est analogue à celle des armées les plus modernes. Quant à l’éducation morale dont on fait tant de cas en ce moment chez nous, les soldats du Mikado n’en ont pas besoin pour obéir à leurs chefs et faire leur devoir sur le champ de bataille. Les théories néfastes, poussant les hommes à l’indifférence et même à la rébellion, sont inconnues au Japon et ne viennent pas jeter la division et l’indiscipline dans les régiments. Le courage extraordinaire, déployé en tant d’occasions par les troupes japonaises, n’est pas en effet le résultat d’un fanatisme provoquant des accès d’héroïsme momentané ; il s’explique par un sentiment très développé du devoir et de la responsabilité individuels. Chaque soldat se figure que ses moindres actions rejailliront en bien ou en mal sur l’ensemble de l’armée et de la nation. C’est cet état d’esprit qui rend la collectivité aussi forte, aussi brave et aussi disciplinée.

Je viens de prononcer le mot de collectivité. En tant que collectivité, l’armée japonaise approche, en effet, de la perfection. Mais à mesure que l’on monte l’échelle de ceux qui ont à faire mouvoir cette collectivité et à la diriger, on trouve une valeur diminuant sans cesse, depuis le sous-lieutenant jusqu’au commandant en chef.

Voyons, tout d’abord, les officiers de compagnie. Ils sont excellents, habitués par leur genre de vie en temps de paix à un régime identique à celui des soldats ; ils n’ont pas plus de besoins que la troupe et se rapprochent d’elle au point de vue matériel et moral beaucoup plus que les officiers des armées d’Europe.

Leur éducation professionnelle est la même que chez nous ou en Allemagne. Les officiers passent toute la journée au quartier, jusqu’à cinq heures du soir, même lorsqu’ils n’ont pas de service, ce qui leur laisse de nombreux loisirs pour les études théoriques dans la bibliothèque que possède chaque régiment.

Les officiers supérieurs sont beaucoup moins bons. Le début de leur carrière militaire coïncide avec la fondation de l’armée elle-même. Il en est résulté que la plupart d’entre eux ont reçu une instruction très hâtive au moment où les cadres faisaient défaut, et n’ont pu y suppléer dans la suite, faute de connaissances générales préliminaires. Ils sont, en général, professionnellement très inférieurs aux jeunes officiers.

Il convient de faire exception dans cette catégorie pour les officiers qui ont étudié à l’étranger. On les a choisis parmi les meilleurs sujets, et les stages qu’ils ont accomplis en Europe leur ont donné le moyen de se mettre au niveau des officiers de grade correspondant des meilleures armées actuelles.

Le défaut général le plus frappant dans l’armée japonaise est le manque absolu d’initiative, dû à la fois au caractère même des Japonais et à la coutume qu’on a prise de tout copier sur les modèles européens, souvent sans essayer de les comprendre. Lorsqu’une éventualité inattendue se présente, les Japonais se trouvent presque toujours dépaysés et se reportent, non aux ressources de leur imagination, mais à des théories et à des règlements souvent mal assimilés ou depuis longtemps oubliés.

Le commandement supérieur est l’élément le plus faible de l’organisation militaire japonaise, précisément parce que c’est celui qui demande le plus de décision et d’initiative. C’est là la cause principale de la lenteur et de l’inaction des armées japonaises pendant la première partie de la campagne grâce auxquelles les Russes ont pu amener tous les renforts dont ils avaient besoin. Au début des hostilités, les forces japonaises étaient écrasantes : elles ont été peu à peu égalées, puis dépassées en nombre par l’adversaire.

Un autre, vice du commandement supérieur est le maintien de l’ancien système du chôgounat encore en vigueur pour les plus hauts postes militaires.

On sait que, pendant des siècles, toutes les grandes institutions japonaises étaient divisées entre deux personnages : un d’eux se bornant à un rôle purement représentatif, l’autre exerçant toutes les prérogatives réelles des titres dont jouissait le premier. C’est ainsi que le Mikado représentait une espèce de divinité, mais n’était aucunement consulté pour la direction des affaires qui restaient entre les mains du Chôgoun.

Cet état de choses, cette division des pouvoirs subsiste encore aujourd’hui ans l’ordre militaire. Le maréchal Oyama, commandant les armées réunies en Mandchourie, ne joue aucun rôle effectif. Son chef d’état-major, le général Kodama, et plus encore son sous-chef, le général Foukouchima, dirigent en réalité l’armée.

Les conditions sont les mêmes pour le commandement de chacune des armées. Les généraux Kouroki, Okou, Nogui et Nodzou sont des chefs nominaux. Ils doivent leur situation élevée aux services rendus dans les guerres civiles à la cause de l’empereur et des clans des provinces du sud, qui depuis la restauration, gouvernent le Japon.

Le général Okou, par exemple, n’a d’autre titre au commandement d’une armée que la bravoure avec laquelle il défendit pendant la dernière insurrection de Satzouma le château de Koumamoto. Avec une poignée de samouraïs qui lui étaient dévoués, il contint les rebelles assez longtemps pour permettre aux troupes gouvernementales de se concentrer et de venir à son secours.

Il est vrai que tous ces commandants d’apparat ont conscience du rôle effacé qu’ils ont à jouer et ne cherchent pas à prendre effectivement la direction des troupes qui leur sont confiées. La manière dont ils comprennent leur mission est dépeinte par la déclaration que fit un jour le maréchal Yamagata, le doyen des généraux japonais, à un colonel instructeur français :

— Je suis déjà trop vieux pour apprendre tout ce que vous enseignez à nos jeunes officiers ; aussi je m’attache surtout à une chose : bien connaître la valeur de chacun et l’employer au poste qui lui convient.

Les jeunes généraux qui sont les chefs réels de l’armée japonaise, quoique infiniment plus capables que les vieux samouraïs, n’ont pas jusqu’ici fait preuve de talents militaires très distingués. Ils ne doivent leurs succès qu’à la valeur de la troupe et à l’organisation parfaite de tous les services.

Un d’eux mérite une mention toute particulière, parce que c’est lui qui a établi le plan de la campagne actuelle et en dirige aujourd’hui l’exécution. C’est le général de brigade Foukouchima, sous-chef d’état-major général. Il est nécessaire d’examiner rapidement la carrière de cet officier pour se rendre compte des erreurs qu’il a commises et qui ont abouti à la situation présente. Fils d’un pauvre samouraï hostile à la restauration impériale, il étudia d’abord à l’Université de Tokio. Au moment de la révolte de Satzouma, il lui pris comme scribe à titre civil dans l’état-major des troupes du Gouvernement impérial auquel il s’était rallié. Il y fut remarqué par le maréchal Yamagata qui le nomma sous-lieutenant, malgré son manque d’études militaires préalables et le fit entrer avec ce grade dans son état-major particulier. Depuis, le général Foukouchima n’a pas quitté l’état-major général ; il n’a littéralement pas une heure de service dans un corps de troupe.

En dehors de ses travaux à Tokio, il a été attaché militaire en Allemagne et a accompli plusieurs missions à l’étranger. Il fit un voyage aux Indes anglaises, un autre à travers la Sibérie qu’il traversa à cheval dans toute sa largeur avant la construction du Transsibérien. J’ai parlé plus haut de la popularité que ce raid lui valut dans son pays : on en fit un héros d’épopée.

Il n’est pas étonnant de voir un pareil officier fonder tout son plan de campagne sur les rapports des espions dont il avait inondé la Mandchourie. Ces rapports n’étaient pas d’ailleurs conformes à la situation réelle du pays.

Ils représentaient les Russes connue possédant de nombreuses troupes entre Kharbine et Port-Arthur et faisaient croire que le Transsibérien ne pourrait pas leur en fournir de nouvelles à cause de sa faible capacité de transport. Toutes les précautions à ce point de vue avaient été prises : une foule d’émissaires japonais déguisés et munis d’explosifs devaient faire sauter dès les premiers coups de fusil, les ouvrages d’art les plus importants. Ce dernier projet a été déjoué par la surveillance attentive des gardes du chemin de fer qui ont réussi à s’emparer de ces espions avant qu’ils aient pu endommager la ligne.

Quant aux effectifs, les Russes avaient trompé tout le monde sur leur importance. En réalité, il n’y avait que fort peu de troupes en Mandchourie quand la guerre vint les surprendre. Mais le plan de campagne japonais étant fondé sur une autre estimation, l’état-major nippon n’a pas su profiter d’un avantage qu’il n’escomptait pas et, se tenant à son projet primitif, a perdu une occasion d’anéantir les troupes de couverture de l’ennemi qu’il ne retrouvera pas à l’avenir.

Il est probable que, si Kouroki avait débarqué en février à Pilséouo comme le lit plus tard la deuxième armée, Port-Arthur dont les fortifications étaient inachevées et la garnison insuffisante eût été forcée de se rendre sans opposer une sérieuse résistance.

De même, après la bataille du Yalou, il ne restait plus en face des soixante mille hommes de la première armée que sept mille Russes battus et dispersés. Le général Kouroki pouvait atteindre Moukden quinze jours plus tard sans coup férir. Il reçut l’ordre de s’arrêter, et attendit deux mois dans l’inaction que les autres armées japonaises se fussent conformées aux plans établis d’avance auxquels les événements enlevaient toute raison d’être.

Quelles que soient les fautes de ses chefs, l’armée japonaise avec ses treize divisions et ses quatre cent cinquante mille hommes n’en représentait pas moins pendant la première année de guerre un engin formidable que les Russes n’ont pu entamer. Il est à craindre pour elle que sa valeur militaire, malgré le patriotisme et l’esprit de sacrifice de la population, ne vienne à diminuer d’une façon constante,

La caractéristique des grandes luttes de l’automne est le manque absolu de sens manœuvrier chez les deux adversaires.

Les armées opposées se sont heurtées de front pendant plusieurs jours, mais aucun mouvement stratégique ou tactique n’est venu donner au vainqueur un avantage décisif ; l’événement napoléonien ne s’est jamais produit. En un mot, la campagne s’est limitée jusqu’à présent à un combat d’usure de gigantesques proportions.

Dans les conditions actuelles, et surtout tant que durera l’hiver, il paraît peu probable que le caractère de la guerre vienne à changer. Dès lors, la question qui se pose naturellement est celle des ressources du recrutement et des possibilités qu’elles offrent aux belligérants pour combler les vides produits dans leurs rangs par ces hécatombes sans résultat.

La Russie est un réservoir de troupes instruites presque inépuisable, et l’envoi de renforts demeure pour elle une simple question de transport. Il n’en est pas de même du Japon, dont la population est considérable, mais où la conscription n’a pas fait appel à toutes ses ressources faute d’argent.

Nous avons vu qu’un dixième seulement des jeunes gens reconnus bons pour le service est appelé sous les drapeaux. Le reste du contingent ne passe jamais par la caserne ; on le classe immédiatement dans la catégorie intitulée pompeusement armée de dépôt, dénomination inexacte puisque les hommes qui la composent ne reçoivent pas d’instruction militaire et qu’on n’a pas prévu de cadres capables de lui en donner.

L’armée réellement instruite, organisée sur le modèle allemand, se divise en armée active avec sa réserve, en armée territoriale et en armée nationale. Cette dernière portion de l’effectif instruit, destinée en principe à être séparée de la territoriale comme le landsturm de nos voisins, a dû être pour les besoins de la campagne actuelle fondue avec elle pour former comme chez nous une réserve de la territoriale.

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Les armées transportées sur le continent sont formées de fractions de l’active et de la territoriale. Il convient donc de séparer en deux parties le tableau des effectifs.


I. — Armée active.


Elle comprend :

1o 13 divisions (dont une de la Garde) organisées comme suit en troupes de combat :

Infanterie : 2 brigades = 4 régiments = 12 bataillons à 868 hommes
10 416
Cavalerie : 1 régiment à 3 escadrons de 125 hommes
375
Génie : 1 bataillon à 651 hommes
651
Artillerie : 1 régiment à batteries de 150 hommes (campagne ou montagne)
900
Train : 1 bataillon à 384 hommes
384
Équipages de pont : 1 équipage à 341 hommes
341
Total de l’effectif d’une division
13 067
Total général de l’effectif des 13 divisions
169 871

2o Troupes non endivisionnées :

Cavalerie :
2 brigades = 4 régiments = 12 escadrons à 125 hommes
1 500
Artillerie :
2 brigades = 36 batteries à 150 hommes (campagne)
5 400
2 batteries de mitrailleuses à 150 hommes
300

8 batteries d’obusiers de 12 centimètres à 150 hommes
1 200
65 compagnies d’artillerie de forteresse à 160 hommes
10 400
Total de l’effectif des troupes non endivisionnées
18 800


Le total général des effectifs des unités actives donne donc un total de 188 671 combattants, auquel il faut ajouter environ 400 hommes par division pour les services armés des états-majors, des trains régimentaires et de combat, etc., soit 5 200 hommes portant le total complet à 193 871 soldats.

Cet effectif de 194 000 hommes doit être fourni et entretenu pendant la guerre avec les sept classes des années 1897 à 1903, les trois dernières appartenant à l’armée active, les quatre premières à sa réserve.

Voici la liste des hommes disponibles en 1904 ; les chiffres sont établis sur le nombre d’hommes pris chaque année diminué du déchet calculé d’après le barème français correspondant. (D’après le Dictionnaire Militaire de 1897). On remarquera que le déchet n’existe pas pour la dernière année (1903), car, pendant la première année de service, tous les manquants sont remplacés par les hommes de la réserve du recrutement de la même classe.

Armé active.
Classes. Pris pour le Déchet Disponibles
service actif. en %. en 1904.
1903 46 000 46 000
1902 46 000 4,88 43 760
1901 46 000 8,50 42 090
Totaux 138 000 131 850
Réserve de l’armée active.
1900 46 000 12,15 40 410
1899 46 000 15,17 38 780
1898 46 000 18,90 37 310
1897 46 000 21,70 36 020
Totaux 184 000 152 520


Soit un total pour l’armée active et sa réserve de 284 370 hommes, auquel en ajoutant 1 350 engagés volontaires par an, soit 9 450 pour les sept années de recrutement, on obtient un effectif général de 293 820 ou 294 000 disponibles.

Ainsi l’armée active, après avoir été complétée sur le pied de guerre au début de la campagne, ne comptait pour les remplacements que 100 000 hommes environ.

Ce chiffre suffit-il à combler les vides causés dans les rangs des quatre années japonaises depuis le commencement des hostilités ? Les rapports officiels des commandants de divisions donnent les résultats suivants :


Passage du Yalou, 29 avril-1er mai
1 000
Combat de Nanchan (ou Kintchéou), 26-27 mai
4 000
Combat de Télissé, 14-15 juin
1 000
Combat de Tachichiao, 24-25 juillet
1 000
Bataille de Liaoyang, 26 août-4 septembre
18 000
Bataille du Tchaho, 10-18 octobre
15 000
Total 40 000


Aucune indication concernant les pertes n’a jamais été fournie par le général commandant l’armée d’investissement de Port-Arthur (1re, 9e, 11e divisions). Bien plus, on a apporté un soin tout particulier à empêcher tout renseignement provenant de cette partie du théâtre des opérations d’être communiqué au public. On ne compte plus les procès intentés aux journaux japonais et étrangers de Kobé, de Yokohama et de Tokio pour les informations les plus inoffensives concernant l’armée du général Nogui, tandis qu’on s’est montré extrêmement tolérant pour les nouvelles provenant des environs de Liaoyang. Un exemple frappant de l’intransigeance du quartier général de Tokio à ce sujet m’a été rapporté. On sait que, depuis la déclaration de la guerre, notre attaché naval a été chargé par le ministre de France de recueillir les demandes et les réclamations des prisonniers russes internés au Japon. Une fois par mois au moins il les visite à Matsouyama, Marougamé et Himeji, où ils sont casernes. Or, depuis six mois notre attaché a pu communiquer librement, à chaque voyage, avec tous les captifs, mais il est notoire à Tokio qu’on lui a toujours refusé de voir douze soldats pris dans les environs de Port-Arthur, soldats qui d’ailleurs ont été complètement séparés de leurs camarades.

De l’attitude systématiquement mystérieuse adoptée par les autorités militaires, il est logique de conclure que les pertes éprouvées par les divisions assiégeantes ont été considérables. On peut, en y ajoutant celles causées par les nombreux combats secondaires non mentionnés au tableau précédent, les estimer à 30 000, ce qui donnerait un déchet total de 70 000 hommes, résultant uniquement des effets du feu de l’ennemi.

On considère généralement que, dans toute campagne mettant en ligne des contingents importants, les armées éprouvent moins de pertes au cours des combats que du fait des maladies. La guerre actuelle constitue une exception à cette règle jusqu’ici toujours vérifiée. L’état sanitaire de l’armée japonaise a été en général très satisfaisant. Aucune des épidémies (choléra, typhus, etc.) qui avaient sévi pendant la campagne contre la Chine, il y a dix ans, n’a encore fait son apparition parmi les troupes mikadonales. Néanmoins, il y a eu de nombreux cas de dysenterie et d’accidents causés par le froid en février et mars (première armée en Corée). Pendant l’été, le kakké a fortement éprouvé les armées du Nord et littéralement décimé les troupes opérant autour de Port-Arthur.

Il n’est pas exagéré d’évaluer à 30 000 hommes le nombre des soldats malades évacués au Japon, ce qui porte le total général des pertes au chiffre de 100 000, soit exactement le nombre de remplaçants dont disposent l’armée active et sa réserve pour combler les vides des troupes mobilisées au début de la campagne.

Ainsi donc, si l’armée territoriale n’existait pas, il serait actuellement impossible d’envoyer un seul homme instruit du Japon sur le continent.


II. — Armée territoriale.


L’effectif que l’armée territoriale doit fournir à la mobilisation se décompose ainsi qu’il suit, sans compter les escadrons de cavalerie que les ressources en chevaux ne permettent pas de remonter.


Infanterie : 26 brigades = 52 régiments = 114 bataillons à 868 hommes
90 272
Artillerie : 13 régiments = 52 batteries à 150 hommes
7 800
Génie : 13 bataillons à 651 hommes
8 463
Total 106 535


Un tableau analogue à celui établi plus haut pour l’armée active donne les résultats suivants :


Classes. Pris pour le Déchet Disponibles
service actif. en %. en 1904.
1896 42 886 24,20 32 510
1895 21 662 26,90 15 840
1894 18 557 28,90 13 190
1893 17 445 31,25 12 000
1893 17 449 33,58 11 590
Totaux 117 999 85 130


Les cinq classes de l’armée territoriale ne suffisent donc pas à compléter les effectifs prévus pour la mobilisation au moment de la déclaration de la guerre. C’est pourquoi on n’a pu faire partir encore qu’une brigade d’infanterie au lieu de deux dans chaque région militaire. Il a fallu remédier à cette pénurie de contingents en faisant appel à quelques classes de l’armée nationale. Mais, en convoquant même les huit classes de cette armée, on ne peut obtenir que 70 000 hommes au plus, ainsi qu’il ressort du tableau ci-dessous :


Classes. Pris pour le Déchet Disponibles
service actif. en %. en 1904.
1891 17 357 35,90 11 130
1890 16 959 38,20 10 480
1889 16 317 40,30 9 740
1888 17 203 43,80 9 790
1887 13 355 46,20 7 190
1886 15 173 48,44 7 820
1885 14 410 50,70 7 100
1884 12 039 53,10 5 650
Totaux 122 813 68 900


L’armée territoriale et l’armée nationale réunissant tous leurs hommes instruits, soit 155 000 hommes pour former une armée de 106 535 soldats, on constate qu’il reste environ 50 000 hommes pour alimenter les troupes de seconde ligne. Le Japon possédait donc 150 000 hommes instruits à convoquer au début de la guerre ; 100 000 environ ont été employés. La situation est critique.

Pour y remédier, on a mis à l’instruction 45 000 jeunes gens non appelés et reconnus bons pour le service de la dernière classe. On a convoqué également par appel anticipé, en septembre dernier, 90 000 recrues de la classe 1904 ; mais, faute de cadres, cette instruction sera incomplète ou très retardée et certainement insuffisante au moins pour les armes spéciales.

En résumé, il faut conclure que le Japon ne possédera bientôt plus d’hommes instruits dans ses dépôts et que, par conséquent, la valeur de ses troupes d’opérations diminuera progressivement et sûrement.

C’est là un facteur d’affaiblissement avec lequel les Japonais auront à compter et qui, malgré leurs qualités militaires de premier ordre, pourra peut-être rétablir l’équilibre pendant la campagne de 1905.