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Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/05

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DU 24 AU 30 JUILLET.

La garde impériale à Nancy. — Le camp de Tomblaine. — Départ de la garde. — Préparatifs et précautions des Allemands. — Notre imprévoyance. — L’Empereur à Metz. — Doutes sur sa capacité militaire. — Abandon de Rome.

Nancy a maintenant sa bonne part du spectacle militaire que nous sommes allés contempler à Metz. Jeudi soir, et dans la nuit du vendredi 22, une partie de la garde impériale est arrivée dans notre ville, au milieu des acclamations de la foule. Les grenadiers sont installés au quartier Sainte-Catherine. Les voltigeurs et les zouaves campent dans la prairie de Tomblaine. L’artillerie s’est postée du côté de Malzéville et les dragons sur le Cours Léopold. On attend le reste de ce magnifique corps d’armée, et l’on prépare à l’Hôtel-de-Ville l’ancien appartement de M. Buquet pour le commandant en chef, le général Bourbaki.

Le dimanche 24 juillet, dîner chez Madame Paulus avec le docteur Douchez, médecin-major du 3e régiment des grenadiers de la garde, homme d’un esprit vif et agréable, distingué de manières, mais qui parle de nos futures victoires avec une assurance excessive et une jactance fanfaronne qui m’inquiète par le fonds de présomption et de légèreté qu’elle révèle. Sans doute, il ne faut pas aller en guerre d’un air inquiet et découragé, et il sied bien d’avoir confiance et de se promettre la victoire mais il y a une mesure en cela comme en toutes choses, et il me semble que nous la dépassons tout à fait. Tous ces propos vantards et fanfarons ne devraient jamais faire partie des préparatifs d’une guerre sérieuse, et nous les trouverions bien ridicules, s’ils ne chatouillaient notre vanité et notre amour-propre national.

Le lundi 25, promenade au camp de la garde dans la prairie de Tomblaine. Je vais à la tente du major Douchez, qui me montre en détail tout son équipement de campagne. Il me fait manier son chassepot, et me montre la manière de s’en servir. Fasse le Ciel que nous sachions faire avec ces outils perfectionnés d’aussi bonne besogne qu’avec nos fusils à chien et à pierre d’autrefois ! De là, au bain des Cinq-Piquets que je trouve encombré de soldats dont les uns se baignent et dont les autres lavent leur linge, en tapottant avec des battoirs et en bavardant et chantant comme de véritables blanchisseuses. Tous ces braves garçons font plaisir à voir dans leur campement, où toute la population afflue pour les visiter ; mais en ville ils sont trop buveurs et braillards. Ce n’est pas là une bonne tenue pour des militaires.

Le mardi 26, la garde impériale part dès le point du jour et défile sous mes fenêtres, par le faubourg Saint-Georges, pour se rendre à Metz, et marcher vers la frontière. La vue de ces beaux et fiers régiments qui marchent musique en tête d’un air si martial me réjouit et me réconforte. Mais l’idée que de tant d’hommes jeunes et pleins de vie, il en restera peut-être plus de la moitié sur les champs de bataille, me remplit de tristesse, et, sans attendre la fin du défilé, je quitte ma fenêtre, les yeux humectés de larmes.

Le mercredi 27, visite à mon ami Mézières, notre ancien collègue à la Faculté de Nancy, et aujourd’hui professeur de littérature étrangère à la Faculté des Lettres de Paris. Il était à Creutznach, dans la Prusse rhénane, quand la guerre a éclaté. Il est revenu à grand’peine en France et par de longs détours. Il avait fait une pointe à Ems, où se trouvait le roi Guillaume et où s’est décidée, après la dernière démarche de M. Benedetti, la rupture définitive. Il a vu comment les Prussiens se préparent à la guerre. Tandis que chez nous tout est tapage et mouvement désordonné, là-bas règne une résolution régulière et froide qui va droit au but et qui l’atteint aussitôt. Dès que l’ordre en est venu, toute activité civile a cessé. Le marchand a quitté son comptoir, l’ouvrier a laissé ses outils, le laboureur sa charrue, et tous sont venus offrir leurs bras et entrer dans les cadres où ils ont déjà servi et qui les attendent toujours. « Vous croyez que vous avez de l’avance, disait Mézières en rentrant dans nos lignes, à nos officiers aussi légers que nos hommes d’État et nos diplomates, et qui se flattent comme eux de surprendre l’ennemi. « Détrompez-vous. Ces gens-là sont prêts, plus prêts que nous, et je vous avertis que je les ai vus rassemblés là-bas derrière ces bois et ces collines, en masses profondes. — Ils sont prêts, repris-je, mais c’est effrayant ! Et nous ? — À voir ce qui se passe, il me semble que nous ne le sommes pas. — Mais alors cette guerre, c’est un acte de démence. — Dites plus, c’est un crime de lèze-nation. »

Jeudi 28 juillet. — Les Allemands se préparent à la guerre avec une dureté terrible. M. Henrion, beau-frère de notre collègue Forthomme, a eu toutes les peines du monde pour revenir d’Ems, où il était allé prendre les eaux. On l’a traîné de stations en stations comme un prisonnier. Arrivé à Sarrebruck, il n’a pu obtenir d’aucune autorité un sauf-conduit pour rentrer en France. Alors il s’est évadé, il a quitté les routes, s’est jeté à travers les bois et a pu enfin regagner le sol français. Il y a bien des cas du même genre. Nous lisons en ce moment dans les journaux tout ce qu’a souffert dans le trajet d’Ems à Forbach M. de Metz, préfet de la Meuse, quoiqu’il fût en compagnie de sa femme. Par toute l’Allemagne, nos nationaux sont exposés à de mauvais traitements. À Berlin, on les insulte, on les pourchasse, on en assomme. Tandis que chez nous, où il y a tant d’Allemands, nul n’est l’objet de la moindre démonstration malveillante. N’ai-je pas déjeuné à Metz, ces jours-ci, chez le prussien Morbotter, gros marchand de fer qui s’est enrichi chez nous, que j’ai trouvé fort affligé de cette guerre, mais qui était fort tranquille dans sa demeure, sans crainte d’être molesté par qui que ce soit. Je le répète, les Allemands sont bien durs dans leurs précautions contre nous ; mais nous, de notre côté, ne sommes-nous pas bien imprudents dans notre bénignité à leur égard ?

Vendredi, 29 juillet. — L’Empereur a quitté Paris hier avec le prince impérial. On s’attendait à le voir à Nancy et l’on avait préparé le palais du Gouvernement (l’ancienne demeure de Stanislas) pour le recevoir. Mais il est allé droit à Metz et n’a fait qu’un court moment d’arrêt à Frouard, où le préfet de la Meurthe, M. Podevin, l’a entretenu de la situation du département. — Le train impérial est arrivé à Metz à sept heures du soir.

La proclamation de l’Empereur à l’armée est très-convenable. Le ton en est simple et ferme ; la courtoisie avec laquelle il parle des qualités de l’armée ennemie est de bon goût. Ce que l’Empereur dit des difficultés de l’entreprise où il s’engage, fait penser qu’il n’aura rien négligé de ce qu’il faut pour la mener à bonne fin. En somme, cette proclamation fait bon effet et il me semble qu’elle est bien accueillie de tout le monde.

Mais on n’en regrette pas moins que Napoléon ait pris la direction de la guerre, et qu’il se soit nommé général en chef de son armée. Les amis de l’empire tremblent à l’idée des risques qu’il court en cas d’un échec personnel qui retomberait de tout son poids sur la dynastie, et qui l’écraserait probablement pour toujours. Au point de vue de l’intérêt de la France, on se demande avec inquiétude si réellement Napoléon III est un homme de guerre et s’il est à la hauteur de la tâche qu’il assume. Sans doute il a des connaissances dans quelques branches spéciales de l’art militaire, principalement en artillerie, mais où et quand serait-il devenu le stratégiste qu’il faut pour conduire de telles masses d’hommes et le tacticien capable de livrer de si grandes batailles ? Le succès de la guerre d’Italie qui, au dire des connaisseurs, n’a été dû qu’à d’heureuses inspirations de nos généraux et à la bravoure de nos soldats, plutôt qu’à l’art et à la science du commandement, n’est pas une garantie pour la guerre bien plus sérieuse qui s’engage. Nous pouvons douter que nous ayons un grand capitaine à la tête de nos armées, tandis que nous savons que la Prusse possède des hommes qui ont fait leurs preuves. Il est donc fâcheux que l’Empereur soit général en chef. Dans son intérêt, comme dans le nôtre, il aurait mieux fait de rester avec son fils aux Tuileries ou à Saint-Cloud.

Samedi 30 juillet. — Nous autres Français catholiques, nous avons un double sujet d’alarmes. Nous redoutons le coup direct de la guerre pour notre patrie temporelle, qui est la France, et son contrecoup pour notre patrie spirituelle, qui est l’Église. Depuis quelques jours on parle de l’abandon du territoire pontifical par les troupes françaises. La France ayant besoin de toutes ses forces disponibles, Rome serait laissée à elle-même, et le roi Victor-Emmanuel se chargerait, en vertu de la convention de septembre, de faire respecter le territoire pontifical sur les frontières italiennes. On a voulu douter de cette mesure, qui est à la fois une lâcheté et une faute. Mais aujourd’hui la résolution est prise et nos soldats vont quitter Rome. Combien cela est triste et humiliant ! Si le motif allégué est sincère, on se demande comment il se fait que la France en soit déjà à avoir besoin de son dernier soldat pour se défendre. Si ce n’est qu’un prétexte, il est honteux de voir que c’est par une dernière ruse qu’on couronne toutes celles qui ont peu à peu conduit le pouvoir temporel du Pape à l’extrémité où il est maintenant réduit. Ce n’est pas précisément le sort de l’Église qui nous inquiète. On sait bien qu’elle doit surmonter toutes les tempêtes. Ce qui nous trouble au début de la guerre terrible où la France s’engage, c’est de voir son gouvernement abandonner le rôle que la Providence lui avait assigné et délaisser une cause qui l’associait aux intérêts de Dieu et qui aurait attiré les bénédictions d’en haut sur ses armes. Qui sait maintenant si Dieu ne rejetera pas un pouvoir qui a tenu à lui être inutile ? L’Empereur n’y a pas songé ; mais ce qui est certain, c’est qu’il s’est privé de la plus belle carte de son jeu.