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Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/11

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LUNDI, 15 AOÛT, FÊTE DE L’ASSOMPTION.

La fête de l’Empereur et la fête de la sainte Vierge. — Un officier prussien. — Un étudiant allemand. — Rojewski et ses cavaliers. — Permanence de l’uniforme en Allemagne. — Réquisitions du jour.

Quelle différence entre les fêtes artificielles de la politique et les fêtes vivantes de la religion ! Naguère, le monde officiel célébrait ce jour par une de ces cérémonies qui ne disent rien aux âmes, parce qu’elles sont dépourvues de foi et d’amour, et qu’elles ne tirent leur lustre que des robes voyantes, des uniformes brillants et des décorations qu’on y étale. De cette fête-là, il n’en est plus même question aujourd’hui. On la supprime silencieusement, quoique celui qui en était l’objet soit encore de fait le souverain de la France, et qu’il ait conservé le droit à ces hommages solennels.

Mais ce qui n’a pas été mis en cause, ce qui n’a souffert aucune atteinte, c’est la célébration de la fête glorieuse de la sainte Vierge, dont la France n’a jamais eu tant besoin d’invoquer l’assistance, et vers qui sont montées aujourd’hui, de cette vallée de larmes, tant de ferventes prières, et tant d’ardentes supplications.

« La fête de l’Assomption de la sainte Vierge, patronne de la France, dit Mgr Foulon, dans une lettre-circulaire qui a été lue hier dans toutes les paroisses, nous avertit de nous renouveler dans l’esprit de prière. Un grand pape disait au siècle dernier que la France est l’empire de Marie, et que, grâce à sa protection maternelle, ce noble pays ne périrait jamais. Nous savons comment cette prédiction s’est accomplie. Le passé nous répond de l’avenir. Il est vrai que le passé chrétien de la France a toujours associé deux choses inséparables dans son histoire : le dévouement au pays, et la dévotion à la sainte Vierge. C’est le moment surtout d’unir indissolublement ces sentiments, qui ont fait la gloire de notre patrie et qui seront son indomptable espérance. »

Cet appel a trouvé de l’écho dans les âmes. Jamais l’affluence n’a été plus grande dans les églises, et les bras de ceux qui ne peuvent que prier se sont tous levés vers le ciel, pour obtenir de Marie qu’elle fortifie les bras de ceux qui ont à combattre pour le salut de la France.

On annonce le départ prochain du corps de cavalerie arrivé hier. La curiosité me pousse à descendre chez M. Constantin, pour voir de près un des officiers qu’il loge. C’est un contact auquel il faut bien s’habituer, car il s’impose forcément à nous et pour longtemps. Hier, cet homme avait le visage ouvert et joyeux. Aujourd’hui, il a l’air triste et préoccupé. On parle de sanglants combats livrés autour de Metz par Bazaine. Les Prussiens auraient-ils reçu de mauvaises nouvelles ? Nous aimons à nous le persuader, et nous en prenons pour preuve l’aspect inquiet qu’ils paraissent avoir. Dans l’ignorance absolue où nous sommes de ce qui se passe, nous épions le visage de nos vainqueurs, nous saisissons au vol leurs moindres paroles. Nous les observons, comme les augures anciens observaient les présages, et nous nous ingénions à trouver en eux des signes que nous interprétons toujours au gré de nos désirs. C’est chimérique. Mais dans une infortune aussi complète que la nôtre, on a besoin de la chimère pour se consoler.

En qualité de professeur, je suis reçu par l’officier Von Natzmer, premier lieutenant im Westpreussischen cuirassier régiment no 5, comme le porte sa carte qu’il a laissée à ses hôtes, avec la plus haute considération. Il parle assez facilement notre langue, et j’apprends de lui qu’il est venu en France au temps de l’Exposition universelle, qu’il a vu la Belgique, qu’il a fait un voyage en Orient, et qu’il a visité en Grèce notre École d’Athènes. Bref, c’est un échantillon rassurant des relations courtoises qu’on peut avoir avec eux. Mais cela ne console pas de la douleur d’être envahi.

En me rendant, l’après-midi, aux vêpres de la Cathédrale, je rencontre sur le perron de l’église un jeune allemand dont je tairai le nom et la patrie, pour ne pas le compromettre, si jamais ce journal voit le jour. Il suffit de dire qu’il n’est pas prussien. C’est un de ces étudiants qui font en France une tournée de perfectionnement scientifique ou littéraire et qui séjournent quelque temps auprès de Facultés de leur choix. Nous l’avions vu très-assidu à nos cours, et il se trouvait encore à Nancy, quand il a été surpris par l’invasion. À l’expression de tristesse et d’abattement empreinte sur son visage, je compris qu’il s’associait à notre malheur et nous pûmes parler de la situation à cœur ouvert. Ce qui le désole, c’est que l’abaissement de la France va consacrer la prépondérance de la Prusse en Allemagne, et supprimer l’autonomie de sa patrie. Ce qui le confond, c’est l’ignorance, la légèreté et la folie d’un gouvernement qui s’est lancé dans une telle guerre avec aussi peu de moyens pour la soutenir. — « Vous n’étiez pas prêts, me dit-il. Un de vos nouveaux ministres (car le ministère Palikao a surgi depuis la chute du ministère Ollivier) en faisait ces jours-ci l’aveu à la tribune. Aucun de vos hommes d’État, de vos diplomates, de vos généraux, ne paraissait s’en douter et c’était un fait connu de toute l’Europe. Ce qui ne l’était pas moins, c’est que, depuis Sadowa, la Prusse se préparait à cette lutte qu’elle savait inévitable et que, depuis le plébiscite, elle regardait comme imminente. Vous n’imaginez pas jusqu’où allaient ses précautions et sa prévoyance. Tous les ans, elle vous envoyait une nuée d’officiers d’état-major, des plus intelligents et des plus capables, pour faire séjour à Paris et visiter vos provinces. D’abord ils allaient dans la capitale pour se perfectionner dans votre langue, qu’ils parlent comme vous. Patronés par l’ambassade de Prusse, ils pénétraient dans votre monde élégant, et achevaient de vous étudier à fond. Puis, à leur retour, ils parcouraient vos départements frontières, ceux de l’Est surtout, observaient vos places fortes, fouillant dans tous ses replis votre chaîne des Vosges et s’initiant à tous les secrets topographiques de votre territoire. Vous en avez vu plus d’un séjourner dans votre ville, fréquenter vos cafés et figurer dans vos bals. Le public n’y pouvait rien voir, mais de la part de votre gouvernement, c’est un aveuglement inconcevable. — Tellement inconcevable, repris-je, que je défie qui que ce soit de l’expliquer humainement. Non, cet aveuglement n’est pas naturel, et j’y vois le prélude d’un châtiment décrété d’en Haut. Quand un pouvoir a dépassé une certaine mesure de fautes et de prévarications, Dieu lui met un bandeau sur les yeux et le laisse aller de lui-même vers l’abîme. Quos perdere vult Jupiter dementat. — »

En entrant dans la Cathédrale, j’aperçois le bon Rojewski entouré de cavaliers dont il s’est fait le guide et le patron. Rojewski est un des héros des anciennes insurrections polonaises qui depuis 1831 réside à Nancy, qui est devenue pour lui une seconde patrie. Il lui paie son hospitalité en bonnes œuvres. Il visite tous les pauvres qui se cachent et il assiste tous les Polonais qui lui tombent sous la main. Cette fois ce sont trois Posnaniens, cuirassiers de l’armée prussienne, qu’il conduit à la sacristie pour leur trouver un confesseur. Ces pauvres garçons pleurent du mal qui nous arrive. Ils sentent bien que ce triomphe de la Prusse achève de river leurs chaînes. Ils viennent ici chercher des consolations religieuses dont leur cœur endolori a besoin. C’est à quoi s’emploie le bon Rojewski, avec son zèle ordinaire. Mais cela se fait en cachette, car il ne faut pas qu’on les découvre se confessant à un prêtre français. Ils vont jusqu’à dire que, dans ce cas, ils courraient risque d’être fusillés.

Une remarque que j’entends faire autour de moi, c’est qu’à en juger par l’uniforme, l’armée allemande doit coûter moins cher que la nôtre, ce qui ne l’empêche pas d’être parfaitement équipée pour le service. Tout y est simple et subordonné à l’utile, sans cet étalage d’oripeaux et de fanfreluches que nous aimons tant, et qui entraînent tant de frais en pure perte. De plus les personnes âgées disent qu’elles reconnaissent les uniformes des armées allemandes, d’autrefois, du temps des invasions de 1814 et de 1815, ces deux cadeaux de Napoléon Ier,

soit dit en passant, que Napoléon III renouvelle dans des proportions plus larges encore. Ainsi les troupes bavaroises, prussiennes et les autres ont toujours la même physionomie. Il n’en est pas de même chez nous, où nos costumes militaires sont sans cesse remaniés sans que nous soyons jamais contents de ce que nous avons trouvé et que nous sachions jamais nous y tenir. On dirait que notre armée est habillée par des modistes. Renonçons donc enfin à cette manie de changement qui ne permet plus à rien de durer. Respectons au moins nos uniformes et ne les traitons plus comme nos Constitutions politiques.

La journée a été rude pour la ville et nous ne sommes qu’au commencement. Voici le nombre et la nature des rations qui ont été fournies aux Prussiens aujourd’hui : Vin, 1 000 litres ; Pain, 4 200 kilogrammes ; Riz, 3 500 kil. ; Café, 1 400 kil. ; Viande, 1 260 kil. ; Clous à ferrer, 125 kil. ; Fers, 11 kil. ; Chevaux, 60. Notez qu’il ne s’agit ici que des chevaux de luxe tels que ceux de M. Gouy, à qui on a pris les trois plus belles bêtes de son écurie. Quant aux chevaux de réquisitions, on ne les compte pas.