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Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/26

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DU SAMEDI 3 AU LUNDI 5 SEPTEMBRE.

La catastrophe de Sedan. — Doutes et discussions à ce sujet. — Inquiétude et douleur. — Une plaisanterie germanique. — Révolution du 4 septembre. — Jugement sur le règne de Napoléon III. — Défiance à l’égard de la République.

Je réunis sous un seul titre ces trois jours, pendant lesquels sont venues fondre sur nous les nouvelles foudroyantes des événements qui achèvent notre ruine, par la réunion de tous les maux que nous avions à redouter.

3 septembre. — Hier encore on ne savait rien du théâtre de la guerre, et il régnait à Nancy un silence menaçant et morne, semblable à celui qui précède les grandes convulsions de la nature. Ce matin la nouvelle du grand désastre avait fait explosion dans la ville. C’est par mon lieutenant bavarois que m’en vient la première information. L’ayant appris lui-même à sa sortie du matin, il retourne en toute hâte, et enfonçant, plutôt qu’il n’ouvre, la porte de mon cabinet : « Herr Professor, s’écrie-t-il tout haletant, grande victoire ! Mac-Mahon est tué, l’Empereur est prisonnier, l’armée française a capitulé tout entière. C’est fini, nous allons retourner dans notre pays et nous vous laisserons tranquilles. Cela est certain, j’ai vu la dépêche officielle. »

À ses premières paroles, j’avais haussé les épaules avec le ricanement de l’incrédulité, mais l’assurance qu’il me donnait au sujet de la dépêche officielle m’ébranlait dans mon doute, et je courus aussitôt à l’Hôtel-de-Ville pour y chercher des renseignements positifs. — « Vous voulez savoir à quoi vous en tenir, me dit notre ami Alexandre Geny, dont le visage abattu et consterné me donnait déjà la confirmation de la fatale nouvelle, allez trouver M. Welche ; il vous en apprendra plus que vous n’en voudrez savoir. » — J’entrai dans le cabinet du maire, et lui demandai s’il existait réellement une dépêche, et si notre malheur était consommé. — « Oui, il y a une dépêche, me dit-il, et elle n’est que trop certaine. M. de Bonin l’a reçue dès hier soir, mais la nouvelle lui a paru si prodigieuse, qu’avant de la publier, il a voulu en avoir la confirmation. Cette confirmation, il l’a reçue ce matin même par un second télégramme, daté du quartier général du roi Guillaume, à Bar-le-Duc. Ce télégramme je l’ai vu et je sais malheureusement trop bien à quoi m’en tenir sur notre désastre. » — Puis il me dit en gros, d’après les renseignements mêmes du gouverneur, comment les choses s’étaient passées. Mac-Mahon avait manœuvré pour rejoindre Bazaine ; mais le prince Frédéric-Charles avait barré la route à ce dernier, tandis que le prince royal et d’autres corps d’armée enveloppaient l’armée française près de Sedan. On s’était battu pendant deux ou trois jours, jusqu’au moment où l’armée française, cernée de toutes parts, s’était vue dans la nécessité de se rendre, ou de se laisser anéantir. C’est l’Empereur qui, prenant le premier parti, avait fait arborer le drapeau blanc pour capituler, et était venu lui-même remettre son épée au roi Guillaume et se rendre prisonnier. Il doit être maintenant, au dire de M. de Bonin, en route pour l’Allemagne.

Il n’y avait plus de doute à conserver après un tel témoignage. Je courbai donc la tête sous le poids de cette catastrophe inouïe, unique dans l’histoire, et je rentrai chez moi dans un accablement de sentiments et d’idées, qu’il est inutile de décrire, car bientôt tout le monde, en France, l’aura senti et éprouvé.

Je constate qu’aucun des Nancéiens que je rencontre ne croit à la réalité de la catastrophe de Sedan. Elle est en effet si invraisemblable, si monstrueuse, qu’il me semble que je ne la croirais pas moi-même si je n’avais vérifié la vérité du fait, en remontant à la source du témoignage. Mais outre que ces procédés de vérification ne sont pas à la portée du public, l’ancienne idée que chacun s’est faite de la valeur de nos soldats est tellement en contradiction avec ce qui s’est accompli à Sedan, qu’on est dans l’impossibilité morale d’admettre qu’une armée de cent mille Français se soit rendue, plutôt que de faire une trouée dans les rangs ennemis et de leur passer sur le ventre. Les meilleurs esprits se laissent prendre à cet argument qui part du cœur et qui ne prouve rien, mais auquel on ne renoncera qu’au dernier moment. Ajouterai-je, pour montrer combien cette disposition à repousser l’idée de ce malheur s’impose à tous en ce moment, que Fliche et moi, qui n’en pouvons douter, nous ne nous résignons pas encore à y croire tout à fait, et que nous conservons l’espoir qu’il sera démenti, ou du moins, atténué, par des renseignements ultérieurs et plus exacts. Nous avons besoin de ce reste d’illusions pour nous aider à supporter le poids de honte et de douleur qui nous accable.

Dimanche 4 septembre. — Il ne vient rien de nouveau. La dépêche subsiste intacte et elle gagne du terrain malgré son énormité. Dans le premier moment, c’était une dénégation absolue, et l’on traitait de prussien quiconque en admettait la possibilité. Aujourd’hui on la discute, et demain on verra que la contestation est inutile et qu’il faut baisser la tête et se résigner. Maintenant où cela nous mènera-t-il, et qu’adviendra-t-il demain de la France ? Après un tel désastre militaire, il me semble que nous sommes hors d’état de continuer la guerre. Mais quelle paix aurons-nous à subir et ne faudra-t-il pas l’acheter au prix de quelque douloureux démembrement ? Après sa catastrophe personnelle, l’Empereur pourra-t-il revenir et reprendre en mains le gouvernement de la France ? N’a-t-il pas entraîné l’empire dans sa chute ? Mais alors, encore une fois, où cela nous mène-t-il, et qu’adviendra-t-il demain de la France ?

Quant au lieutenant Kamberger, il est tout entier à la joie de retrouver prochainement son pays, sa famille et les affaires. À déjeuner, il s’y livre sans contrainte au point que je suis obligé de l’avertir d’y mettre plus de réserve et de songer à notre deuil et à notre affliction. Il se contint, mais il avait eu le temps me raconter un mot qui a couru toute l’Allemagne au commencement de la guerre, et que la catastrophe de Sedan vient de transformer en une sinistre prédiction. C’était une conversation supposée entre Bismarck et le roi Guillaume. — « Bismarck, demandait le roi, dis-moi combien coûtera cette guerre avec la France ? Ça coûtera cher, n’est-ce pas ? — Non, Majesté, répondait Bismarck, ça ne coûtera que deux Napoléons. » — On peut dire que cette plaisanterie est devenue maintenant la réalité : il est vrai que, des deux Napoléons, les Prussiens n’en ont qu’un entre les mains : mais l’autre n’est que l’enfant et ils peuvent bien s’en passer.

Lundi 5 septembre. — Ce matin deux formidables nouvelles s’abattent sur nous comme un dernier ouragan : la déchéance de l’Empereur et la proclamation de la République. De ces deux nouvelles, ni la première ne m’étonne, ni la seconde ne m’enchante. Cette impression est à peu près celle de tous les amis avec qui j’ai l’habitude de m’entretenir, et nous nous la communiquons à l’Hôtel-de-Ville, et sur la place dans les longs commentaires que nous inspire ce double événement.

Le second empire n’est plus. Quoique nous n’ayons pas encore de détails sur sa chute, elle est admise comme certaine parce qu’elle semble inévitable, et que, dès le commencement de nos revers, tout le monde s’y attend et qu’un grand nombre la désire. Est-ce à tort ? est-ce à raison ? Est-ce pour notre bien ou pour notre mal que nous nous mettons en plein désordre, au moment où l’invasion étrangère nous écrase ? À première vue, je crains bien qu’on ne se soit lancé à Paris dans quelque sotte aventure, mais, à vrai dire, je me sens hors d’état de me prononcer sur ce point, et de rien augurer, pour notre salut ou pour notre perte, de l’événement qui vient de s’accomplir. Ce qui me paraît clair pour le moment, c’est que la chute du second empire ressemble fort à un coup de la justice d’en haut, et que c’est bien ainsi que l’Empereur a mérité de finir. Il a mérité cette chute parce qu’il en a accumulé de longue main les causes lointaines par les fautes et les perversités de sa politique du dedans et du dehors : il l’a méritée de plus immédiatement par la démence avec laquelle il a déclaré une guerre qui semblait n’être qu’une occasion cherchée de faire le saut périlleux et de se précipiter dans l’abîme.

Ce n’est pas que Napoléon III ait toujours marché dans la voie où il s’est postérieurement engagé et qui devait le conduire, avec nous, à la ruine. À prendre les choses en bloc, et sans entrer dans le détail des intentions et des actes qui offrent tant à redire, les débuts de son règne comptent de ces œuvres qui étaient marquées au coin du bon sens politique, auxquels la nation applaudissait sans réserve, et qui en ont fait une époque de réparation et de prospérité publique. Mais le mal était qu’il y avait toujours quelque chose de louche et de contradictoire dans sa conduite, et qu’il ne faisait pas franchement ce qu’il fallait pour s’acquitter dignement de la grande tâche dont-il s’était chargé. En 1849, M. de Falloux, alors ministre, disait à Mgr Lacroix, mon oncle, qui me l’a redit : — « Le Prince-président a un pied dans le camp du bien et un dans le camp du mal, et il est homme à les mettre un jour tous les deux du mauvais côté. » — C’est ce qu’il s’est décidé à faire au lendemain de l’attentat d’Orsini, qui l’avertissait de la terrible nécessité où il était, sous peine de mort, d’exécuter les promesses des pactes ténébreux de sa jeunesse. Dans sa première manière, l’Empereur avait rusé avec le mal pour faire le bien, dans la seconde, il rusa avec le bien pour faire le mal. Il fut dès lors entraîné à violer tous les engagements qu’il avait pris avec la société en arrivant au pouvoir, et, au lieu de travailler avec droiture et courage à rétablir l’ordre politique sur les bases de l’ordre moral et religieux, ce qu’il ne sera jamais donné qu’à un suprême honnête homme de faire, il s’est mis au service de la révolution qu’il avait reçu la mission de combattre. Plus coupable que les démagogues, parce que c’était avec l’autorité qu’il faisait du désordre, plus malfaisant qu’eux parce qu’il avait tout pouvoir pour le faire, il reçoit le juste salaire de ses œuvres et cela de la main même des ennemis qu’il a fortifiés par ses fautes, de la Prusse qu’il a favorisée contre l’Autriche et qu’il a mise en état de l’écraser, de la révolution dont il se faisait un instrument, mais qui renverse toujours à la fin ceux qui la prennent à leur service. Donc rien de plus naturel, en même temps que rien de plus divin que sa chute. Aussi les gens sages ne s’en étonnent, ni ne s’en affligent. Ils constatent qu’il n’en pouvait être autrement.

Quant à la République qui lui succède en interrompant l’ordre de nos évolutions politiques, et en gagnant un tour sur la monarchie, je n’ai rien à en dire, parce que je ne sais pas ce qu’elle est, et qu’on ne peut lui souhaiter la bienvenue, avant de savoir ce qu’elle veut être. D’ailleurs il faut se poser, avant tout, la question de son origine. Comment a-t-elle fait son entrée dans le monde ? Est-ce par suite d’une opération régulière et que la France entière puisse avouer — ce qui m’étonnerait fort de sa part, étant données ses entrées en scène ordinaires — ou bien d’une de ces émeutes traditionnelles qui alternent, depuis 89, avec les coups d’État pour nous doter de gouvernements de hasard qui ne peuvent durer et que la même force élève et précipite tour-à-tour. C’est là ce que des renseignements nouveaux nous feront savoir. En attendant, il y a ce soir sur la place Stanislas une foule qui crie, qui s’agite et qui acclame. Une charge de Prussiens la disperse et nous force à nous réfugier, de Metz-Noblat, Demontzey et moi dans un coin, où nous esquivons les baïonnettes. C’est la république qui opère. Au reste ce n’est pas moi qui l’empêcherai de nous sauver, si elle le peut ; mais franchement je lui déclare que je ne m’y attends guères, tout en lui assurant que je serais bien heureux qu’elle nous ménageât cette surprise.