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Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/28

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JEUDI, 8 SEPTEMBRE. — NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE.

Les campagnes depuis l’invasion. — Plus de légende napoléonienne. — Un vœu à Notre-Dame-de-Liesse. — Descartes en fit autant. — Labruyère sur les esprits forts.

Visite matinale à Vagner, qui se ronge de tristesse dans la solitude, et qui a cessé de paraître, comme son journal. Il va de temps en temps à sa campagne de Mazerulles, et il me donne des détails navrants sur la vie des paysans depuis l’invasion. C’est, dans les campagnes, un qui vive perpétuel. On place des vedettes de distance en distance, sur les hauteurs, pour avertir par les signaux de l’arrivée de l’ennemi qui s’en vient trop souvent faire des réquisitions de bétail et de chevaux. Dès que l’ennemi paraît, on en est averti par la fuite des vedettes qui détalent aussitôt, et alors on se sauve dans les fourrés voisins, en poussant devant soi toutes ses bêtes. Quelquefois une vache récalcitrante résiste imprudemment à la main qui la tire, et, pour sa peine, elle va servir à faire la soupe aux Prussiens. — Quant aux gros cultivateurs, ils aiment mieux parquer leurs chevaux et leur bétail dans les bois, en les y laissant sous la garde d’un garçon de ferme. Cependant quand les réquisitions arrivent, il faut s’exécuter et livrer les plus belles têtes de son troupeau. — Les uhlans ne viennent jamais que par petites bandes de quatre, six, dix au plus pour les réquisitions. — Ils évitent les bois, où l’on pourrait tirer sur eux à couvert. Mais on ne s’y hasarde guère, parce que la moindre attaque contre un des leurs donne lieu aux plus terribles représailles. De plus ils ont ordonné, comme à Nancy, le dépôt de toutes les armes, et on est plus tenté de cacher celles que l’on ne rend pas, que de s’en servir. En général, ils ménagent les personnes, mais tout le pays est à leur discrétion. Ah ! on se souviendra en Lorraine de l’invasion de 1870, et il y en aura pour les veillées de bien des générations. Mais le nom de Napoléon fera désormais triste figure dans les récits des villageois. Quoi qu’on en tienne encore, ce n’est plus de sa gloire qu’on pourra parler sous le chaume. Après Waterloo c’était possible, mais après Sedan tout est fini. C’en est fait maintenant de son prestige. La légende napoléonienne est forcée dans son dernier retranchement.

C’est aujourd’hui la Nativité de la sainte Vierge, Die heilige Frau’s Geburt, comme me disait hier Kamberger, en m’apprenant que son bataillon devait aller ce matin en corps à l’église pour célébrer cette solennité. Chaque vacance, depuis vingt ans, à l’occasion de cette fête, je fais un pèlerinage à l’antique sanctuaire de Notre-Dame-de-Liesse, situé à trois lieues de Laon et à six de mon village. Ce matin, assailli par les inquiétudes les plus vives sur le sort des différents groupes de ma famille enveloppés comme nous dans le cercle de l’invasion, le souvenir de cette douce dévotion annuelle me revient à l’esprit, et je me sens inspiré de faire un vœu à la sainte Vierge, à l’effet d’obtenir le salut de ces personnes environnées de tant de périls, et la grâce de les retrouver toutes saines et sauves, après la fin de la tourmente. Je m’engage donc par ce vœu à aller en pèlerinage à Notre-Dame-de-Liesse aussitôt que j’en aurai le pouvoir, et d’y emmener avec moi, si c’est possible, tous ceux que je recommande à la puissante protection de Marie.

Cet acte de foi, je ne tiens pas à le justifier auprès de ceux qui sont hors d’état de le comprendre, et qui regardent toute pratique pieuse comme une faiblesse d’esprit que réprouve le progrès de la raison. Mais qu’ils me permettent, puisque l’occasion s’en présente, de leur alléguer l’exemple d’un homme qui a fait consister le progrès de sa raison, non pas à rompre avec les vérités de la foi, mais à élever son intelligence à leur niveau, et qui, par là, s’est fait le promoteur d’un si grand mouvement philosophique dans les siècles modernes. En 1619, au début de la guerre de Trente ans, Descartes, comme il nous l’apprend lui-même, étant en quartier d’hiver en Bavière, se repliait sur lui-même pour découvrir et fixer le genre de vie ou d’étude qu’il lui convenait de suivre. Dans cet état d’incertitude et de perplexité, il recourut à Dieu ; il le pria de lui faire connaître sa volonté et de vouloir bien le conduire dans la recherche de la voie du vrai et du bien. Mais non content de cette prière, qui pourrait n’être considérée que comme un acte de foi déiste, il s’adressa ensuite à la sainte Vierge pour lui recommander l’affaire qu’il regardait comme la plus importante de sa vie : et, dans la vue de la rendre plus favorable à sa prière, il fit vœu de visiter l’église de Lorette, en Italie. Dans les premiers jours du voyage qu’il entreprit pour l’exécution de son vœu, son zèle le porta encore plus loin, et il s’engagea, dès qu’il serait arrivé à Venise, à poursuivre à pied sa route, et que si ses forces ne lui permettaient pas cette fatigue, il y suppléerait en prenant au moins l’extérieur, et en s’acquittant des pratiques de la plus humble dévotion. C’est Descartes lui-même qui nous donne ce précieux détail de sa vie dans ses Olympiques, ouvrage qui est demeuré inachevé et qui n’a point été imprimé, mais que Baillet, auteur de sa vie, avait eu sous les yeux. Descartes nous y apprend encore que son vœu, formé en 1619, ne fut accompli qu’en 1624, parce que son voyage d’Italie fut différé jusqu’à cette époque.

Je me crois donc assez couvert par cet illustre exemple pour être dispensé de démontrer que la pratique de nos pieuses croyances n’est pas une marque d’infirmité intellectuelle. Quant à ceux qui persisteraient à me regarder de haut pour ce fait, et qui se croient de forts esprits parce qu’ils font profession d’être des esprits forts, je me contenterai de les inviter à se demander sincèrement en quoi ils se trouvent, intellectuellement, supérieurs à ceux qui croient, et de les prier ensuite de lire et de méditer cette fine interrogation que Labruyère a écrite tout exprès pour eux : « Les esprits forts savent-ils qu’on les appelle ainsi par ironie ? »