Journal d’un musicien/06

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Heugel (no 41p. 5-6).

JOURNAL D’UN MUSICIEN


FRAGMENTS

(Suite.)

Je reviens du festival russe chez Colonne. — Le programme comprenait l’Antar de Rimsky-Korsakow, la symphonie en si mineur de Borodine, des pièces de César Cui, etc.

Décidément beaucoup de musiciens du temps présent n’utilisent dans la musique symphonique qu’un nombre infiniment restreint de thèmes, sinon un seul. Ce n’est plus l’idée mère engendrant une foule d’idées épisodiques. C’est l’idée unique, variée seulement par les colorations changeantes de l’harmonie, des sonorités instrumentales, et quelquefois par une désarticulation rythmique.

Quand je vois reparaître ce thème d’étage en étage, à toutes les fenêtres de l’édifice sonore, grogné par les basses, gémi par le basson, soupiré par le violoncelle, rêvé par l’alto, pastoralisé par le hautbois, pépié par la flûte, il me semble entendre le maître de philosophie dire à M.  :

Belle marquise, vos beaux me font mourir d’amour.
D’amour mourir me font, belle marquise, vos beaux yeux.
Vos beaux yeux d’amour me font, belle marquise mourir.
Mourir vos beaux yeux, belle marquise, d’amour me font.
Me font vos beaux yeux mourir, belle marquise d’amour.

La plupart des maîtres russes contemporains paraissent sous l’influence de Liszt et de Berlioz. Chez eux la préoccupation du pittoresque prime celle de la beauté plastique. Ils en arrivent ainsi à s’attacher même à des effets d’ordre inférieur confinant à ces effets de pure virtuosité qu’on rencontre jusque dans les meilleures pages de Liszt. Leurs productions ont souvent quelque chose de lâché, de démesuré dans les proportions, avec de fréquentes redites qui les font ressembler à des improvisations.

Mais il y a chez eux de belles qualités. Quand ils auront fait le tour des romantiques, ils viendront aux classiques, à Bach, à Mozart, à Beethoven, à Mendelssohn, et alors ils donneront des chefs-d’œuvre.

L’École russe date d’hier. L’adolescent préfère toujours Lucain à Virgile. C’est seulement dans la maturité que le lettré sait discerner, sentir et aimer la véritable Beauté.

Il y a un grand nombre :

D’excellent traités d’harmonie depuis Rameau jusqu’à Reicha, Fétis, Barbereau, Reber, Bazin, Bienaimé.

D’excellents traités de contrepoint et de fugue, depuis Albrechtsberger jusqu’à Cherubini et Fétis.

D’excellents traités d’instrumentation : celui de Berlioz, qui est un chef-d’œuvre, ceux de Gevaert, qui sont un véritable monuments de science didactique, les manuels de Savard et de regretté Guiraud.

D’excellents traités de plain-chant, notamment ceux de La Fage et de Fétis.

Mais il n’existe qu’un seul Traité de Mélodie, celui que Reicha écrivit jadis, qui est fort remarquable et devrait être remis à jour. À peine le sujet a-t-il été entrevu par Fétis dans son Traité élémentaire de musique publié à Bruxelles (Encyclopédie populaire) et esquissé par Lobe dans son Traité pratique de composition musicale, que M. Gustave Sandré a traduit dans notre langue, rendant ainsi un signalé service aux musiciens français.

Quant à l’art de construire un morceau dans les divers genres de composition, c’est Lobe seul qui s’est efforcé de l’enseigner d’une façon complète et pratique à la fois, quoique très rapide, dans ce dernier ouvrage.

Allons ! Voilà deux lacunes que devraient bien combler les théoriciens français.

On reviendra à Gounod comme on revient à Lamartine, dont la musique rendait si bien la nombreuse harmonie ! On oubliera Polyeucte et le Tribunal de Zamora comme on oublie Toussaint Louverture ou le Cours de littérature, et on redemandera à certaines pages de Faust, de Mireille, de Roméo leur charme exquis, comme, à un degré d’art supérieur, on redemande aux Méditations, aux Harmonies poétiques, à Jocelyn, leur génial et céleste enchantement.

La génération nouvelle ne peut comprendre l’impression que causèrent les premières pages de Gounod, — parce que ces pages, elle les a connues dés l’enfance et en a été saturée, — parce que des formes de Gounod tous les artistes s’emparèrent, et les usèrent sans réserve, je dirai presque sans pudeur, — parce qu’aussi cette génération ne veut pas se rendre compte de ce qu’était l’air musical ambiant quand survint Gounod, et de la tenue que le maître apporta dans le style du drame lyrique français.

Qui avant lui avait écrit pour nos théâtre quelque chose comme la première page de Faust, — j’entends le début de l’introduction, — ou comme le Prélude d’orgue dans la scène de l’Église ? Qui avait transporté dans l’opéra ces procédés classiques, ces tours de phrase délicats, ce style où semblait pour la première fois palpiter le souvenir des grands maîtres, Bach, Mozart, Mendelssohn, Schumann ?

Je n’ai aucun éloignement pour la musique comique. Il a été écrit des chefs-d’œuvre en ce genre. Je crois même qu’aujourd’hui il y aurait une mine toute nouvelle à explorer, en traduisant la verve bouffonne, — ou simplement l’esprit, — avec les modalités de la musique contemporaine. Je suis même étonné que personne n’y ait encore songé.

Mais j’ai l’horreur de la caricature. La musique dégingandée qui cherche à parodier avec ses sautillantes chansons, au tour canaille, aux rythmes hébétants, aux sonorités platement crues, ce qui a fait la poésie et ce qui a servi de thème inspirateur à tous les arts dans la suite des âges, me paraît profondément méprisable. Elle a fait un mal incalculable, qui a été au delà de l’abaissement d’une des formes les plus charmantes de l’art musical et de l’ennui éprouvé de plus en plus par la foule aux plus purs chefs-d’œuvre, car elle a augmenté cette déplorable disposition à blaguer les nobles sentiments, à se blaguer soi-même, qui est un des travers les plus fâcheux, les plus nuisibles, — j’ose dire, — un des fléaux de la nation française.

(À suivre.)

A. Montaux.