Journal d’un officier de Marine

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JOURNAL
D’UN
OFFICIER DE MARINE.

Manille — Canton. — Un Théâtre Chinois, etc.

I.

Le 29 août 1838, à onze heures du matin, nous mouillâmes devant Manille, après avoir rapidement passé dans l’étroit canal formé par l’île verdoyante du Corrégidor et celle de Maribelle. Une forte pluie vint dérober à nos yeux la vue des noires fortifications et des nombreuses églises de la ville ; ce n’était que le prélude de l’affreux déluge qui nous attendait.

Malgré la mer qui commençait à se faire grosse, M. Chaigneau, le vice-consul, vint à bord avec le capitaine du port, dans une de ces superbes chaloupes, armées de pierriers, que le gouvernement espagnol entretient pour transporter les autorités, et pour chasser les petits pirates qui infestent la côte vers Mindanao. Je lui remis les lettres que j’avais pour M. Barrot, notre consul, ne voulant aller à terre que le lendemain, une fois le mauvais temps passé. À ces lettres que je lui confiais, j’ajoutai une courte note contenant mes complimens et une apologie for my not going on shore, apologie que l’état du ciel faisait beaucoup mieux que moi.

Le lendemain s’écoula, puis le surlendemain, et enfin le troisième jour, sans que la pluie parût vouloir cesser. Nous commençâmes à croire que le soleil était chose invisible à Manille, et M… et moi, décidés à ne pas perdre davantage un temps précieux, nous nous jetâmes dans un canot pour aller, malgré la mer, le vent et les torrens de pluie, faire une visite à M. Barrot, dont j’avais reçu une lettre fort aimable.

La ville est bâtie sur les bords d’une rivière qui se trouve encaissée jusqu’à la mer par deux belles chaussées, à l’extrémité desquelles s’élèvent d’un côté un petit phare et de l’autre un port bien bâti et en bon état. Les lames battaient avec fureur les murs solides de la forteresse, et couvraient d’écume la partie la plus haute du phare. Nous entrâmes avec peine, au milieu des brisans, dans le petit chenal marqué par des pierres qu’il faut suivre pour franchir la barre, et puis nous nous trouvâmes dans la rivière, où le courant, luttant contre la marée montante et le vent, soulevait des vagues courtes, mais droites et dures, qui se heurtaient dans tous les sens et entraînaient dans leurs sauts désordonnés notre embarcation d’une manière fort désagréable. Cependant le ciel, qui avait paru vouloir s’éclaircir, abaissa peu à peu vers la terre des masses énormes de nuages noirs, et, derrière nous, le bouillonnement des eaux nous annonça qu’il était temps de chercher un abri.

Un de ces immenses bateaux plats couverts de toitures mouvantes en paille, si utilement employés pour le transport des marchandises, se traînait péniblement le long de la jetée, cherchant à remonter le courant et à regagner son poste parmi les nombreux navires dont les mâtures rapprochées nous annonçaient les places où l’on pouvait débarquer. Nous atteignîmes bientôt le casco (c’est le nom qu’on donne à ces larges embarcations), et nous sautâmes tous à son bord, officiers et matelots, pour nous mettre à l’abri sous ses voûtes de nattes. Ceux de nos hommes qui étaient déjà mouillés se mirent sur la jetée, avec deux ou trois Tagals, à tirer la corde au moyen de laquelle le lourd bateau se halait de l’avant.

Le Tagal qui était à la barre nous salua fort poliment ; il nous offrit du feu pour allumer nos cigarres ; et, quand nous fûmes confortablement installés au milieu de quelques veaux dont le bateau était chargé, il parut tout disposé à lier conversation avec nous. Le pauvre diable attendait depuis trois jours un moment de beau temps pour porter à bord d’un bâtiment en rade des provisions fraîches en animaux et en légumes ; sa cargaison avait passablement souffert de ce retard ; il venait d’essayer de sortir, mais l’état de la mer l’en avait empêché. Le ciel semblait avoir ouvert toutes ses cataractes ; la chemise d’écorce d’ananas de notre pauvre patron indien était collée sur sa peau cuivrée sans qu’il parût y faire attention ; cependant nous avancions toujours, grace à ceux qui nous traînaient sur la digue et à quatre hommes placés sur des saillies extérieures en bambou, qui poussaient de fond en appuyant contre leur épaule l’extrémité d’une immense perche.

Enfin nous arrivâmes devant un grand édifice carré, percé de nombreuses fenêtres, qu’on nous dit être la douane ; et, reprenant notre embarcation, nous évacuâmes le casco hospitalier pour aller débarquer sur la rive opposée, laissant à notre droite la ville fortifiée, avec ses sévères bastions et ses grandes maisons emprisonnées dans les remparts, pour aller dans le faubourg de Binondo. Cet immense faubourg est le séjour des marchands et des personnes riches, qui se bâtissent sur les bords de la rivière, en dehors des murs à créneaux, des habitations délicieuses, où l’on respire un air plus libre, et que l’on peut quitter à toute heure de la nuit sans craindre la rencontre d’un pont-levis abaissé ou d’une porte fermée.

Nous avions l’adresse d’un bon hôtel tenu par un honnête Allemand nommé Antelmann, et nous nous y dirigeâmes en toute hâte, précédés par les porteurs de nos malles, qui galopaient de leur mieux, sous une horrible averse, et dans des rues qui ressemblaient à des rivières. Nous arrivâmes mouillés des pieds à la tête à l’hôtel Antelmann ; les domestiques de la maison quittèrent leurs guitares pour venir prendre nos manteaux, et le maître, vrai Castillan par son flegme, sinon par son origine, nous donna des chambres propres et commodes, où nous nous débarrassâmes avec bonheur de nos vêtemens mouillés, en savourant une tasse de ce délicieux chocolat de Manille que les Espagnols seuls savent préparer. Nous passâmes ensuite dans une grande salle où nous attendait le déjeuner ; quelques-uns des élèves de marine de l’Artémise y étaient déjà établis ; ils venaient de quitter une table de billard placée dans le même appartement.

Nous fîmes un excellent repas, et, pendant une heure ou deux, nous oubliâmes qu’il pleuvait à verse. Il fallut cependant bien songer à quitter l’hôtel pour aller chez M. Barrot ; mais à Manille les personnes comme il faut ne vont jamais à pied, quelque temps qu’il fasse, et certes ce n’était guère le moment de songer à déroger aux usages reçus. Heureusement M. Antelmann, en landlord prévoyant, avait dans ses écuries cinq à six voitures et une vingtaine de chevaux ; moyennant trois gourdes par jour, on a un joli birlocho avec deux petits chevaux fringans et un habile postillon. Cette espèce de voiture, à quatre roues et à deux places seulement, est très légère et très gracieuse ; c’est la seule usitée à Manille ; la mode en vient, dit-on, de Batavia ; j’en avais vu de tout-à-fait semblables à Lisbonne.

Nous montâmes dans notre élégant équipage, M… et moi ; le postillon, couvert d’un manteau à livrée, et la tête coiffée d’un immense salacot, s’élança sur un des chevaux, et nous partîmes, emportés comme le vent, à travers les rues boueuses, laissant rapidement derrière nous les magasins chinois, les guinguettes tagales, les vieilles églises, les maisons élégantes aux balcons saillans, et les sombres couvens aux fenêtres grillées. Notre course ne se ralentissait qu’au passage des petits ponts en pierre jetés sur les bras de la rivière qui s’avancent dans la ville ; ces ponts, construits, je crois, pour le désespoir des cochers et la fortune des faiseurs de voitures, sont en dos d’âne, très raides ; et ce qui augmente encore la difficulté du passage, c’est que les larges pierres de taille qui les couvrent s’arrêtent à l’endroit même où commence la rue. Cela fait, à l’entrée et à la sortie du pont, une espèce de marche d’escalier que les roues des voitures ne franchissent qu’aux risques et dépens des ressorts. Nous traversâmes une dernière rue bordée de mauvaises cases en feuilles de palmier, et, tournant habilement à droite, notre postillon entra par une porte étroite dans un pré où se trouvait la maison du consul. C’était anciennement une église appelée San-Miguel, et le nom en est resté à l’habitation.

Bâtie sur le bord de la rivière, dans une situation charmante, cette maison est une des plus agréables de Binondo ; nous y fûmes reçus de la manière la plus aimable par M. Barrot, que nous trouvâmes étendu, en vrai colon, dans un vaste fauteuil chinois en bambou, et savourant un de ces délicieux cigarres de Manille que les étrangers finissent par préférer à ceux de la Havane. Tout le monde fume dans la capitale des Philippines : petits et grands, hommes et femmes, paient leur tribut à la manufacture royale, où plus de dix mille ouvriers travaillent sans relâche à rouler des feuilles de tabac. M. Barrot, après avoir résisté à cette passion générale, lorsqu’il habitait Lima et Carthagène, n’avait pu en faire autant à Manille ; il nous présenta une assiette en laque noire pleine des précieux cigarres, et la conversation sembla devenir plus gaie dès que l’assiette eut circulé et que chacun eut allumé son rouleau parfumé à un de ces bâtons-mèches qui brûlent toujours dans de petits bateaux en laque, inventés en Chine pour cet usage.

Nous sortîmes enchantés de notre jeune consul ; et, comme nous devions venir dîner avec lui, nous le quittâmes pour aller faire un tour dans la ville, en attendant que la pluie nous forçât de retourner à l’hôtel.

Mais, avant de parler davantage de Manille, je vais rappeler en peu de mots l’origine de cette colonie, ses diverses révolutions et les élémens dont elle est composée.

On sait que Luçon, l’île la plus grande du groupe des Philippines, fut découverte par Magellan en 1519 ; mais ce ne fut qu’en 1571 que Juan de Salcedo, neveu du brave Legaspe, envoyé à Luçon par son oncle, fonda Manille sur les bords de la petite rivière de Passig, qui prend sa source à neuf ou dix milles de là, dans un lac immense parsemé d’îles d’une fertilité étonnante.

Salcedo battit les naturels du pays qu’on appelait Tagals, Panpangas, Zimbales, Pangasinans, Ilocos et Cayagans. Ces peuplades, d’une couleur olivâtre, ont les cheveux lisses et les traits presque entièrement semblables à ceux des Malais. Mais dans les forêts et sur les montagnes vivait une autre race entièrement différente, noire comme les races du centre de l’Afrique, avec les cheveux crépus et le nez épaté : les Otas ou Négritos fuyaient les autres habitans de l’île et se faisaient remarquer par un naturel indomptable. Les Espagnols renoncèrent bientôt à les civiliser, et se contentèrent de les repousser plus loin dans les gorges et les ravins inaccessibles de Luçon. Quant aux Tagals, qui promettaient de devenir des sujets dociles, on les traita assez humainement, et l’on prit, pour mieux s’assurer de leur fidélité, un moyen qui déjà avait été employé plusieurs fois avec succès en pareil cas : on travailla activement à en faire des chrétiens, et on y parvint en assez peu de temps. Ils furent alors répartis en petites congrégations, dont chacune, n’ayant guère à recevoir d’ordres que de son chef spirituel, semblait ne point obéir à une autorité imposée par la force. Mais les curés, dont l’influence sur les Tagals était presque sans bornes, étaient eux-mêmes en général les instrumens dociles des volontés de l’archevêque, qui se trouvait ainsi investi par le fait d’une puissance extraordinaire. Toutefois, il faut remarquer que, si le clergé régulier lui était complètement soumis, il n’en était pas tout-à-fait ainsi des ordres religieux, dont l’esprit indépendant fut même dans le principe la cause de bien des troubles.

En 1574, la colonie naissante fut attaquée par un pirate chinois qu’on nomme dans le pays le roi Limahou. Battu par Legaspe, cet aventurier fut heureux de s’enfuir avec une partie de ses soldats sur l’île Formose, tandis que le reste de ses troupes, refoulé dans l’intérieur de Luçon, se mêla aux indigènes et forma une race distincte plus blanche que les autres. En 1603, le faubourg de Binondo comptait plus de vingt-cinq mille Chinois, qui étaient entièrement maîtres du petit commerce de détail et très influens par leurs richesses. Une ambassade de la cour de Pékin vint à cette époque, sous un prétexte absurde, pousser à la révolte tous ces sujets du céleste empire, et, sans la révélation d’une Tagale mariée à un Chinois, c’en était fait de Manille. Les Espagnols, quoique avertis, furent si vigoureusement attaqués, qu’une partie des troupes fut massacrée. Sans les cruautés exercées par les Chinois envers les Tagals, la garnison eût même été obligée de mettre bas les armes ; mais les Tagals, maltraités, se réunirent aux Espagnols, et dès-lors la victoire se déclara pour le parti européen.

Les Chinois firent encore, en 1639, une tentative de révolte qui se termina, comme la première, par une entière défaite.

Un tremblement de terre détruisit, en 1645, une grande partie des plus beaux édifices de Manille ; enfin, en 1719, une attaque des Anglais vint mettre la colonie à deux doigts de sa perte. Après une héroïque résistance de la garnison et des indigènes, sous les ordres du chanoine Anda et d’un Français, il fallut rendre la ville au général Draper, qui l’abandonna au meurtre et au pillage, et lui imposa un tribut de 4 millions. La tranquillité se rétablit. Mais les Anglais avaient encore bien des ennemis à combattre ; le chanoine Anda, exploitant habilement les préjugés religieux, avait insurgé contre eux tout le pays, et l’officier que Draper avait laissé pour commander la place était sur le point de se rendre, lorsqu’une frégate anglaise apporta la nouvelle de la paix conclue entre l’Angleterre et l’Espagne. La reddition de Manille était une des conditions du traité.

Anda, nommé capitaine-général, parvint à apaiser les troubles qui suivirent cette révolution, et rendit à la colonie sa première splendeur.

Ce ne fut que sous le règne de Napoléon que les étrangers obtinrent de l’Espagne le droit de s’établir à Manille, et bientôt leur industrie fit faire des progrès immenses au commerce de l’île. Massacrés en partie par une populace aveugle et féroce pendant le choléra de 1820, ils ont repris peu à peu dans le pays l’influence qu’ils avaient perdue, et depuis quelque temps un changement total s’est opéré en leur faveur.

Manille est gouvernée à présent, comme aux temps de la conquête, par un capitaine-général qui doit être remplacé tous les six ans, et par un conseil colonial, composé d’un régent et de quatre oïdores ou conseillers ; puis vient l’archevêque, qui a trois évêques et douze chanoines sous ses ordres ; enfin une puissance qu’il faut aussi compter, c’est celle de quatre ordres religieux, les augustins, les dominicains, les récollets et les franciscains. C’est dans le sein de ces ordres que se prennent en général les curés pour les provinces.

La garnison de Manille se compose habituellement de mille hommes de troupes réglées venues de la métropole. Cette force avait suffi jusqu’à présent pour assurer la tranquillité de la ville, malgré l’esprit remuant des métis ; on l’a cependant doublée depuis peu. Une milice est instituée dans les provinces pour faire la police.

Possédant un bel arsenal et des chantiers de construction dans la petite baie de Cavite, non loin de la ville, l’Espagne avait autrefois une marine à Luçon ; elle ne possède plus maintenant que quelques chaloupes canonnières.

Nous avions, M… et moi, vu de si beaux échantillons des toiles que l’on fabrique à Manille avec les fibres d’une espèce d’ananas, que nous cherchâmes, en sortant de chez le consul, un magasin où l’on pût nous montrer cette précieuse marchandise. Après bien des courses infructueuses, on nous enseigna une maison renommée pour la beauté et la finesse du tissu de ses étoffes de piña (c’est le nom qu’on leur donne). Nous montâmes à un premier étage, et nous fûmes introduits dans un vaste appartement orné de glaces, garni de meubles de toute espèce, mais sans une seule pièce d’étoffe. Nous commencions à croire qu’on nous avait mystifiés, lorsque la maîtresse de la maison, accompagnée de deux ou trois de ses filles, vint nous inviter à nous asseoir, et nous dit qu’elle avait ce qu’il nous fallait. La mère et les jeunes filles, d’origine tagale, avaient l’élégant costume des femmes du pays. Une ample pièce d’étoffe rayée, qu’on appelle tapiz, leur serrait étroitement la taille et tombait avec grace sur de petits pieds nus tenant à peine dans des pantoufles en velours brodé. Ces pantoufles n’ont guère que la semelle et une extrémité si peu couverte, que le bout du gros orteil y entre seul ; une courte camisole en piña leur couvrait la partie supérieure du corps, laissant à nu les bras et cette portion du buste trop haute pour être enveloppée par le tapiz, trop basse pour être protégée par la légère camisole. Leurs beaux cheveux noirs étaient ramassés et noués derrière la tête. Quand elles sortent, les Tagales ajoutent à ce costume un mouchoir brodé qu’elles jettent sur leurs épaules, et un autre dont elles se couvrent la tête. Cette manière de se vêtir, si propre à mettre en relief les beautés d’une taille svelte et les proportions d’un corps bien fait, décèle bientôt aussi les ravages causés par l’âge ou les maladies ; il faut de plus, pour que ce costume ait tout le charme possible, que la femme qui le porte ait la taille cambrée et des hanches bien prononcées, ce qui manque, il faut l’avouer, à la plupart des beautés indiennes de Manille.

Les métisses, qui sont de toutes les femmes les seules avec lesquelles les étrangers puissent former des liaisons passagères, ont adopté un costume qui tient le milieu entre le tagal et l’européen. Elles portent la cambaye, qui se plisse et ne se drape pas autour de la taille ; ce vêtement ressemble aux robes de nos grisettes. La camisole est conservée, mais on la couvre souvent de superbes mouchoirs de piña, richement brodés. Un rosaire plus ou moins riche, depuis le simple grain de corail jusqu’au travail en or le plus exquis, sert de collier aux métisses comme aux Tagales, et c’est à la beauté de ce bijou consacré que l’on peut reconnaître la générosité d’un amant.

Nos petites marchandes de piña étaient dans le plus simple déshabillé, et les pauvres jeunes filles n’étaient pas assez jolies pour arrêter long-temps nos regards ; mais elles avaient des manières gracieuses qui nous touchèrent beaucoup. Pendant que leur mère ouvrait les tiroirs pour en tirer des rouleaux de piña, les bonnes filles nous apportèrent de la limonade, du vin, et sur une assiette de porcelaine des cigarres avec le bétel ; nous prîmes un cigarre, l’aînée nous offrit obligeamment le feu du sien, et nous fumâmes de compagnie, causant comme de vieilles connaissances. Nous restâmes là plus d’une heure, examinant avec admiration les tissus aériens que les indigènes font avec l’écorce d’ananas, et les magnifiques broderies dont les adroites Tagales couvrent ces mouchoirs que l’on ne connaît pas du tout en Europe.

Nous achetâmes chacun une petite pièce d’étoffe non brodée, de peur que les dessins des broderies que nous avions sous les yeux ne fussent plus de mode en France à notre retour ; puis, après bien des remerciemens de notre part, nous quittâmes nos aimables vendeuses sans les payer, parce que nous n’avions pas assez d’argent sur nous. Il faut que la confiance soit bien grande chez ces gens-là, car nous étions en bourgeois, et, lorsque nous leur laissâmes nos cartes, il ne leur vint seulement pas à l’idée de nous demander qui nous étions.

En sortant de la maison, nous rencontrâmes leur frère, grand garçon à la chevelure noire et raide, aux yeux obliques et un peu bridés, vêtu, comme tous les hommes du peuple et de la classe moyenne, d’un pantalon de couleur et d’une chemise en piña, rayée de grandes bandes verticales rouges et blanches, qui flottait sur le pantalon ; le collet était brodé avec art, et le rosaire obligé pendait sur la poitrine de l’honnête Tagal, qui voulait à toute force nous faire rentrer pour jouir à son tour de notre société ; mais nous étions pressés d’aller nous habiller : nous regagnâmes donc l’hôtel en toute hâte.

À quatre heures, nous fîmes un dîner charmant chez M. Barrot ; il y avait le consul belge, M. Lanou, excellent jeune homme, tout dépaysé à Manille, et heureux d’avoir trouvé dans notre consul un ami qui lui fait supporter les ennuis d’un long exil. Nous vîmes aussi là M. La Géronnière, médecin français, fameux dans le pays par sa belle propriété de la Hala-Hala, située sur les bords du grand lac intérieur, et chasseur renommé entre tous les chasseurs de buffles sauvages, de cerfs et de sangliers. Parvenu après des fatigues inouies à s’établir seul au milieu des bois et parmi des peuplades sauvages, il avait enfin recueilli le fruit de tant de peines ; mais la mort d’une femme qu’il avait choisie parmi les créoles de la ville, et qu’il aimait tendrement, l’avait déterminé à retourner en Europe, et il venait de céder la Hala-Hala aux frères Vidi, négocians français, avec lesquels il était depuis long-temps lié d’amitié.

M. Barrot avait arrangé une partie pour aller visiter cette belle habitation. Notre projet fut retardé plusieurs jours par différentes causes, et nous désespérions presque de le voir se réaliser. Enfin, le 21, à huit heures du matin, le consul, le commandant et moi, nous nous embarquâmes à San-Miguel dans une superbe faloa du gouvernement. Nous avions seize vigoureux rameurs tagals, de grandes et bonnes voiles latines si le vent était favorable, et d’excellentes provisions pour la journée, car il ne faut pas moins de tout un jour pour aller de Manille à la Hala.

Le derrière de l’embarcation était couvert d’un petit toit arrondi en toile vernie à l’épreuve des orages, et des rideaux à tringles, qu’on pouvait incliner à volonté, tombaient de cette légère voûte, suspendue sur des colonnettes en fer poli. À l’intérieur, l’embarcation était garnie de sabres aux formes étranges et de longs fusils qui complétaient, avec deux pierriers placés devant, l’armement de cette chaloupe, souvent employée par la douane.

Nous partîmes, et nos rameurs, se levant ensemble sur leurs bancs, se laissaient tomber en mesure aux accens d’une chanson monotone, ajoutant ainsi le poids de leur corps à l’effort puissant de leurs bras. La faloa, poussée avec force et comme enlevée sur les avirons, avançait rapidement malgré le fort courant de la rivière. Bientôt les bords ne présentèrent plus que des arbres magnifiques, des forêts de bambous, et des rizières laissées à sec par la marée descendante. De temps en temps, on découvrait un couvent lourd et massif s’élevant au-dessus de la cime des arbres, et montrant de loin ses fenêtres grillées et son triste clocher. Des villas délicieuses contrastaient, par leur élégante architecture et leurs vertes jalousies, avec ces édifices sacrés, qui assombrissent toujours le paysage dans les contrées soumises aux Espagnols ou aux Portugais.

À mesure que nous avancions, les détours de la rivière devenaient plus fréquens, et la scène qui se présentait à nos yeux variait à chaque instant, mais pour devenir de plus en plus belle. Que de tableaux ravissans on aurait pu faire ! Ici, sur une petite langue de terre, à l’ombre d’une épaisse touffe de bambous, un jeune enfant accroupi sur un buffle nous regardait passer avec admiration, tandis que le féroce animal, le cou tendu, l’œil fixe et les naseaux enflés de colère, faisait entendre ce souffle menaçant, signe infaillible d’une fureur qu’il est dangereux d’exciter. Là, sur un terrain incliné, s’élevait une de ces cabanes, demeure bruyante de milliers de canards que les Tagals élèvent après avoir fait éclore les œufs en les couvant eux-mêmes ; la rivière en fourmillait, la plage en était couverte, et leurs gardiens, placés sur de petites pirogues, s’efforçaient de les rallier dans la case commune. Plus loin, sur le fond bleuâtre des eaux et des arbres, se dessinaient des radeaux de pêcheurs avec leurs petites cabanes et les immenses perches dont le mouvement de bascule fait plonger et soulève tour à tour un large filet. Enfin, presque à chaque pas nous rencontrions des maisons en paille, dont une partie en forme de balcon s’avançait dans la rivière, soutenue au-dessus de l’eau par des colonnes de bambous. Une foule de pirogues et de légères bancas se pressait autour de ces hôtelleries demi-flottantes, haltes ordinaires d’innombrables embarcations de toute espèce qui remontent et descendent continuellement. Qui pourrait peindre ce mouvement de nacelles chargées de fruits, l’empressement de leurs conducteurs au chapeau conique, à la chemise flottante, qui se poussent, se heurtent et jurent pour arriver auprès des distributeurs de riz et de bananes ?

À dix heures, nous passâmes sous le pont en bambous du petit village de Passig, qui a donné son nom à la rivière ; de grands bateaux, aussi étranges de formes et aussi bizarrement peints que les jonques chinoises, étaient mouillés devant les cabanes de ce hameau entièrement habité par des pêcheurs. Il y avait encore là de charmans sujets de tableaux.

Enfin la rivière, au sortir du petit port de Passig, commença à serpenter au milieu d’une plaine marécageuse couverte de rizières, variée seulement par des bouquets de bambous et animée par des troupeaux de buffles qui se vautraient dans les bourbiers pour se couvrir de cette croûte épaisse de fange qui leur fait, en se séchant au soleil, une cuirasse à l’épreuve des cruelles morsures des moustiques ; puis, les bambous, se resserrant, formèrent au-dessus des eaux comme une voûte gothique, au sortir de laquelle nous nous trouvâmes tout à coup dans le lac, espèce de petite mer intérieure qui a plus de trente lieues de tour et une profondeur de vingt à vingt-cinq pieds dans toute son étendue.

Tout avait été bien jusque-là ; nous pûmes même déjeuner tranquillement, parce que le vent commençait à souffler du côté favorable, et que nos voiles suffirent pour nous pousser rapidement vers une des îles qui se trouvaient sur notre chemin. Mais, comme nous en approchions, le ciel se chargea tout à coup de sombres nuages, les montagnes disparurent sous un grain menaçant qui venait par notre travers avec un cortége peu rassurant d’éclairs et de tonnerre. Bientôt cette noire barrière arriva au-dessus de nos têtes et nous couvrit d’un déluge d’eau ; nos Tagals s’empressèrent de serrer la grande voile, et se résignèrent ensuite à être mouillés des pieds à la tête, tandis que, grace à notre légère toiture en toile, nous étions sur nos coussins parfaitement à l’abri.

Cet orage passé, et en attendant ceux que nous voyions se former à l’horizon, nous fîmes de la voile. De temps en temps il fallait armer les avirons, et notre bon équipage, rafraîchi par la pluie, ramait avec ardeur ; nous passions le long de grandes pêcheries établies au milieu du lac ; nous longions des îles et des îlots couverts d’une verdure impénétrable, asiles des cerfs et des buffles sauvages ; enfin, à cinq heures du soir, nous arrivâmes à la Hala-Hala.

L’ancienne habitation de M. La Géronnière, maintenant occupée par les frères Vidi, est située sur une langue de terre qui s’avance dans le lac ; les murs, proprement blanchis et ornés de balcons, s’élèvent au-dessus de deux rangées de cases qui sont venues se grouper autour de la ferme européenne, formant ainsi un petit village avec sa modeste église en chaume et son curé. De magnifiques plantations de cannes à sucre, des champs de riz et de maïs, s’étendent dans la plaine jusqu’aux flancs boisés de la montagne qui dépend de cette belle propriété, et qui lui forme une barrière protectrice.

Les deux frères Vidi nous reçurent sur la plage en vrais planteurs, le salacot sur la tête, les jambes et les pieds nus, et le poignard tagal, le fameux bolo, passé derrière le dos dans le mouchoir qui leur servait de ceinture.

La faloa fut amarrée à côté des pirogues du village, la tente fut dressée, et notre équipage reçut de M. Barrot l’argent nécessaire pour passer tranquillement les deux ou trois jours qu’il devait nous attendre ; puis nous nous dirigeâmes vers la maison avec nos aimables hôtes. J’étais pour eux le seul étranger ; mais, grace à la simplicité de leurs manières empreintes de la plus franche cordialité, je fus bientôt à mon aise comme une vieille connaissance.

À la Hala, on se lève avec le jour, et l’on prend en se levant une grande jatte de café au lait ; à une heure on dîne copieusement, et à sept heures on soupe : ce souper, qu’on faisait très substantiel en notre honneur, se compose d’ordinaire, pour les maîtres de la maison, de thé au lait seulement. Le lait est fourni par la femelle du buffle, et pour la première fois je le trouvai bon ; celui que nous avions pris jusqu’alors dans les pays malais était détestable ; mais je suppose qu’il était falsifié ou recueilli dans des vases mal lavés.

On causa beaucoup, après le souper, des parties de chasse faites du temps de M. La Géronnière, de la quantité de cerfs qu’on trouvait toujours dans la montagne ; on s’étendit surtout fort au long sur un sujet qui ne tarit jamais à la Hala, la férocité des buffles sauvages.

J’avais entendu raconter déjà, par le premier propriétaire de la maison, nombre d’aventures étonnantes dans lesquelles il avait souvent été acteur ; car, en homme sûr de son coup, il prenait plaisir à braver, seul et à pied, la fureur d’un animal qu’on n’arrête qu’en le faisant tomber raide mort. Or, cela exige non-seulement une main exercée, mais un cœur intrépide. En effet, le buffle court sur son ennemi la tête haute et ne la baisse qu’au moment où il s’apprête à frapper ; c’est à ce moment qu’il faut faire feu et lui loger une balle au milieu du front.

Les frères Vidi nous citèrent des anecdotes nouvelles entremêlées de beaucoup d’avis sur la manière d’éviter les carabaos (c’est le nom tagal du buffle sauvage), si nous allions chasser les cerfs. Dans ces parties, les naturels qui battent les bois poussent un cri d’alarme dès qu’ils entendent ou voient le redoutable animal ; le mot carabao ! carabao ! est répété au loin par les échos, et les chasseurs, qui doivent toujours se tenir dans le voisinage d’un arbre élevé, sont avertis de grimper le plus lestement possible pour éviter une rencontre presque toujours funeste à celui qui veut la braver. Si le buffle passe à côté de l’arbre où on est placé, on peut le tirer à l’aise et sans crainte ; c’est le moyen ordinairement employé par les Tagals. Dans une chasse aux cerfs, M. Barrot, qui avait été obligé, comme les autres, d’escalader un arbre, manqua le carabao à une petite distance, quoiqu’il eût tué dans cette même partie deux cerfs à des portées très grandes.

Nous avions apporté notre attirail de chasse, espérant pouvoir faire une course dans la montagne contre les cerfs et les sangliers mais il fallut y renoncer à cause de la pluie et des chemins rendus impraticables même pour les chevaux si agiles et si sûrs dont on se sert dans ces excursions. Nous fûmes obligés, le lendemain de notre arrivée, de nous rabattre sur les bécassines et les cailles, qui étaient bien peu nombreuses.

Nous fîmes, d’ailleurs, malgré la pluie, une partie fort amusante sur une petite île située à quatre ou cinq milles de la Hala, et qu’on nomme en tagal l’île aux Chauves-Souris. Ces animaux, qui s’y trouvent par myriades, et qui ne ressemblent en rien à ceux que nous voyons en Europe, sont, à ce que je crois, les roussettes des naturalistes ; plusieurs voyageurs les ont désignées sous le nom de renards volans, et leur tête, en effet, ressemble assez à celle du renard ; leur corps est, dit-on, un délicieux manger, et comme ils volent très bien dans le jour[1], on ne se douterait pas, à voir l’énorme dimension de leurs ailes et la manière dont ils les font mouvoir, que ce sont des chauves-souris.

Nous partîmes dans la faloa, et nous fûmes bientôt devant l’île couverte d’arbres et de buissons presque impénétrables où nous devions trouver l’étrange gibier que nous cherchions. Des bouquets d’immenses bambous garnissaient la plage tout autour de l’île, et l’on distinguait facilement, au milieu de leur feuillage transparent, les chauves-souris suspendues aux branches comme des fruits énormes d’une couleur foncée. Quelques-uns de nos gens sautèrent à terre pour se frayer un chemin dans les broussailles et prendre les bambous à revers ; M. Barrot et moi, nous restâmes dans l’embarcation.

Le feu commença. Les malheureux renards volans s’élevaient par centaines du milieu des arbres à chaque coup de fusil, et ils trouvaient la mort partout ; nous fûmes un peu découragés, le consul et moi, de voir que nos victimes, au lieu de surnager, coulaient immédiatement quand elles tombaient dans l’eau, ce qui arrivait presque toujours à cause de notre position. Il aurait fallu les saisir tout de suite, mais nos rameurs étaient à terre. Nous prîmes alors le parti de descendre et de continuer la guerre sur l’île, pendant que les canotiers déjeunaient. Cependant la pluie commençait à tomber ; nous marchions avec peine au milieu des herbes mouillées qui nous venaient jusqu’au genou ; d’un commun accord, il fut décidé qu’on regagnerait le canot, et qu’à l’abri sous la tente, on continuerait le feu, tout en faisant le tour de l’île. Ce fut le plus amusant de la partie ; nous avions à peine le temps de charger nos fusils, tant il y avait de chauves-souris passant et repassant sur nos têtes ; un nuage immense de ces animaux planait et tournoyait au-dessus d’une autre île, voisine de celle où nous faisions un tel carnage. Nous allions nous diriger de ce côté, quand la trombe vivante vint à notre rencontre. Le ciel en était littéralement obscurci ; jugez du massacre quand nous fûmes au milieu des pauvres bêtes. Enfin, nous cessâmes de guerre lasse ; l’avant de la faloa était rempli de morts et de mourans ; nous regagnâmes la Hala en triomphateurs, abandonnant les victimes aux Tagals qui en firent un superbe festin.

Voyant que le temps était décidément contre nous, nous quittâmes la Hala le 25 au point du jour. Nous étions de retour pour dîner à Manille, et le lendemain matin nous remontâmes à bord, où le service devait nous retenir quelques jours.

Lorsque je revenais à terre, et c’était aussi souvent que mes devoirs me le permettaient, je trouvais dans la maison de M. Barrot et dans celle d’un jeune négociant anglais, M. Dyce, auquel il m’avait présenté, le plus aimable accueil. Le temps s’écoulait bien vite pour moi ; mais il est vrai que je ne le passais pas dans l’oisiveté. M. La Géronnière avait vu dans mes portefeuilles quelques portraits ; il me pria de faire le sien, qu’il désirait laisser comme un souvenir à une famille qu’il aimait beaucoup. Je réussis assez bien. M. Barrot voulut poser à son tour ; puis M. D… me demanda le portrait d’une jeune fille fort jolie à laquelle il était attaché, puis le sien ; enfin m’arriva une foule d’autres demandes que je ne pouvais refuser, car elles m’étaient adressées par des personnes qui m’avaient comblé de prévenances et d’attentions. Bref, si notre séjour se fût prolongé, j’aurais été bientôt sur les dents. Cependant je trouvai le temps de prendre quelques vues de la rivière, et de faire, pour le conserver, le portrait d’un beau Tagal qui était portier chez M. Barrot. Je fis aussi celui d’un petit Negrito, que M. La Géronnière me donna le moyen de voir.

Les Tagals ont un goût extraordinaire pour la musique, et, sans connaître une note, plusieurs de ces Indiens jouent et chantent on ne peut mieux. Quelques bons maîtres venus d’Europe ont réussi à former des troupes brillantes de musiciens pour les régimens qui composent la garnison. Le jeudi et le dimanche, à la retraite, les diverses gardes viennent défiler devant le palais du gouverneur, musique en tête, avec une grande lanterne transparente en toile peinte, sur laquelle sont inscrits le numéro et le nom du régiment. Il y a cinq régimens (fort incomplets), dont les cinq musiques jouent l’une après l’autre, et cela dure long-temps. Les voitures et les cavaliers se rassemblent alors sur la place, et l’on y reste à écouter des morceaux si bien exécutés, qu’on ne se croit guère à Manille quand on les entend. Le peuple accourt ces soirs-là devant le palais, et des enfans de huit ans répètent avec une voix juste les airs les plus compliqués. Je ne manquais jamais, lorsque j’étais à terre, d’aller écouter la musique ; mais, quelque plaisir que j’eusse à entendre jouer mes airs favoris, ce n’était rien auprès de l’effet que produisait sur moi le chant des conducteurs de pirogues, lorsque, par une belle nuit, ils remontaient ou descendaient la rivière en fredonnant, accompagnés par des flûtes ou des guitares, des airs du pays. C’est sur la terrasse de M. Dyce, placée immédiatement au-dessus de l’eau, que l’on pouvait jouir de ce plaisir-là, et j’y allais souvent passer une heure ou deux ; cela m’était d’autant plus facile, que dans les derniers temps je couchais chez lui, pour être le lendemain plus à portée de dessiner, soit pour lui, soit pour M. Marshall, dont la maison était tout près. Parmi les soirées agréables que j’ai passées chez M. Dyce, il en est une surtout que je n’oublierai jamais. Nous étions dans le salon à prendre le thé, quand les sons d’une musique suave et mélancolique vinrent nous appeler sur la terrasse. Deux bancas ou banquillas (pirogues ornées d’une petite toiture en feuilles de palmier qui couvre l’arrière) étaient arrêtées devant le débarcadère de la maison, car chaque maison a deux entrées, une qui donne sur la rivière et l’autre sur la rue. On ne pouvait guère distinguer ce que ces embarcations contenaient ; mais il paraissait y avoir deux ou trois guitares et deux flûtes, accompagnant la voix d’un homme, Tagal sans doute, quoique parlant parfaitement bien l’espagnol. Ce chanteur, dont la voix, peut-être un peu nasillarde, était extraordinairement juste, commença par la musique du Barbier de Séville. Il nous fit entendre les plus beaux morceaux de la partie si difficile de Figaro, et je ne savais ce que je devais le plus admirer de l’accord étonnant des musiciens, ou de la méthode et du goût de celui qu’ils accompagnaient.

Caché entre deux vases de fleurs, j’étais appuyé sur la terrasse, me recueillant de mon mieux, pour jouir à mon aise de l’état de rêverie délicieuse dans lequel tout contribuait à me plonger. La nuit était calme et silencieuse ; à peine sentait-on par momens une petite brise tiède dont l’haleine arrivait chargée du parfum des jasmins qui ornaient la terrasse. La rivière, éclairée par la lune, s’étendait à droite et à gauche, comme un ruban d’argent, passant sous les sombres arches du Pont-Royal, et reproduisant en reflets bizarres les mâtures des bâtimens, les murs élevés de la douane et les modestes cabanes suspendues sur des pieux qui s’avancent jusque dans l’eau.

M. La Géronnière demanda à nos ménétriers de jouer l’air national de leur pays, une espèce de chanson favorite que les naturels chantent souvent. Je fus content de l’accompagnement et du chant, quoiqu’il fût en partie défiguré par les voix nasillardes de deux ou trois femmes qui s’étaient déjà fait entendre auparavant dans un chœur.

Lorsque les banquillas qui contenaient les musiciens eurent disparu, M. D…nous apprit que cette sérénade était une galanterie de sa maîtresse, qui faisait peut-être bien elle-même partie des chanteuses.

C’est ainsi que je passais doucement mon temps ; mais enfin arriva le 16 octobre, jour fixé pour notre départ, et après un dîner chez M. Barrot, qui avait eu l’attention d’y inviter tous les amis dont nous allions nous séparer, nous revînmes à bord, et nous appareillâmes aussitôt.

II.

Favorisés par une forte brise de nord-est, nous arrivâmes bientôt en vue des îles nombreuses qui gardent l’embouchure du Tigre. Le 22 octobre au soir, tandis que la terre paraissait à peine comme un nuage bleuâtre, et bien que la mer fût très grosse, nous avions autour de nous une grande quantité de bateaux pêcheurs. Des familles entières passent leur vie, dans ces espèces de maisons flottantes, à braver les rigueurs d’une mer souvent terrible, pour aller jusqu’à trente lieues au large chercher le poisson qui alimente la table des riches Chinois.

À chaque instant, nous passions à côté d’une de ces embarcations aux formes grossières, mais solides, aux voiles de nattes, à la poupe enhuchée et garnie de petites cabanes où fourmillait une multitude de petits enfans qui se pressaient pour voir la frégate. C’est une singulière vie que celle de ces braves gens. Naître et mourir sur l’eau, n’aller à terre que pour vendre ou acheter, et retourner avec indifférence à bord d’un frêle esquif, qui rassemble dans un espace de quelques pieds carrés tout ce qu’un homme peut aimer : une femme, des enfans, un autel avec sa divinité, et une profession qui suffit pour entretenir tout cela, jusqu’à ce qu’un typhon vienne engloutir ce petit monde en miniature !

Le 25 au point du jour, une embarcation légère, propre et volant sur l’eau comme un alcyon, vint, éveillée par le canon de la frégate, jeter à bord un pilote, et s’éloigna aussitôt. Conduits par le marin chinois dont nous avions quelque peine à comprendre le baragouin demi-anglais, nous donnâmes dans les passes, longeant de fort près des îles stériles, à l’aspect nu et triste, jusqu’à ce qu’enfin, laissant au loin sur notre gauche Macao, perdu dans la brume du matin, nous tournâmes la proue vers la plage plus riante où blanchissaient les maisons de Lin-tin.

Devenue fameuse par la contrebande d’opium qui s’y fait, l’île de Lin-tin a vu s’élever, sur le versant le plus ombragé de ses montagnes, une petite colonie chinoise, active, patiente et courageuse, qui gagne sa vie, malgré les rigueurs ou les exactions des mandarins, en facilitant l’introduction du poison précieux prohibé dans l’empire céleste. Le travail de la contrebande n’empêche pas celui de la culture ; des terrasses soutenues par de solides murailles s’élèvent en gradins le long des collines, et présentent une série de champs de riz dont le tapis, d’un vert uniforme, contraste avec des touffes de beaux arbres qui abritent les maisons propres et bien peintes du village.

Nous mouillâmes à une petite distance du rivage, et pendant que nous étions, la longue-vue à la main, à admirer la construction de ces toits aux bords ornés de porcelaines peintes, aux tuiles bien alignées et réunies par un ciment blanc et solide, le pilote descendit à terre pour chercher un élégant bateau de passage avec cabine et couchette, qui devait porter à Macao deux de nos officiers, désignés pour aller s’enquérir des moyens de se rendre à Canton.

Ces messieurs partirent à sept heures du soir avec une bonne brise qui dut les conduire en quatre heures à Macao ; nous restâmes à bord, attendant avec impatience les nouvelles, car nous étions seuls, tout-à-fait seuls, sur la rade de Lin-tin, les navires marchands étant encore tous à Whampoa, point plus rapproché de Canton, mais qu’il ne leur est pas permis de dépasser.

Le lendemain, très tard, les officiers revinrent dans un immense bateau chinois parfaitement disposé pour recevoir des passagers ; ils nous annoncèrent que le commandant et deux officiers pourraient, le soir même, partir pour Macao, où ils trouveraient trois chops (permissions) dont s’étaient pourvus des négocians qui avaient renoncé à en profiter. Avec ces chops, on pouvait, habillé en bourgeois, aller tranquillement à Canton ; ils ajoutèrent que M. Beauvais et M. Durand, l’un négociant suisse et l’autre français, devaient, dans deux ou trois jours, venir avec une jolie goëlette de plaisance prendre tous ceux d’entre nous qui pourraient venir avec eux à Canton.

Le temps qui s’écoula jusqu’au jour si impatiemment attendu où nous devions quitter la frégate se passa à faire des comptes, à augmenter ou à diminuer les listes d’achats. Accablés de commissions, nous avions quelque peine à les classer, à les mettre en ordre ; pour moi, j’avoue que je ne m’étais jamais vu dans des calculs de finance aussi compliqués. J’étais si occupé, que je n’avais pas même l’envie d’aller, comme quelques-uns de mes camarades, faire le soir une promenade à Lin-tin ; ceux qui allaient dans cette île étaient parfaitement reçus des habitans, que l’on dit, je ne sais pourquoi, cruels et voleurs.

C’était le 29 octobre que nous devions partir. Cependant le jour se passa tout entier sans que nous vissions la goëlette, et nous commencions à être sérieusement inquiets. Enfin, entre dix et onze heures du soir, elle arriva ; une heure plus tard, elle nous emportait vers Canton.

Poussés par une forte marée plutôt que par la brise, qui était très faible, nous glissions doucement sur l’eau, et déjà les montagnes de Lin-tin ne paraissaient, au clair de la lune, que comme des nuages bleuâtres suspendus sur l’horizon. Assis tranquillement sur le pont, nous fumions et nous causions sans songer à nous coucher ; mais, en homme sage, M. Beauvais donna le signal de la retraite, parce qu’il fallait, disait-il, nous lever au point du jour pour voir les bouches du Tigre, la nuit devant s’écouler à traverser la grande étendue d’eau qui sépare Lin-tin de l’étroit passage qu’on appelle Bocca Tigris. Nous descendîmes donc, et bientôt il ne resta sur le pont que les lascars étendus çà et là dans les manœuvres, et le pilote, bel Indien à barbe noire, remarquable par une forêt de cheveux magnifiques dont les boucles s’échappaient avec profusion des plis d’un riche turban. Enveloppé d’une cape brune, il restait assis, tenant d’une main la barre, qu’il ne devait quitter ni jour ni nuit.

Je m’éveillai au point du jour, et je m’empressai de monter sur le pont. On ne pouvait être mieux placé que nous l’étions. Derrière nous, à portée de la main, s’élevaient quelques rochers noirs et arides, dont les tons de bistre contrastaient avec les teintes rosées du ciel ; en avant, des terres élevées, ensevelies en partie dans la brume du matin, formaient, en se rapprochant, le détroit qu’il est défendu aux bâtimens de guerre de passer, et vers lequel nous nous dirigions. Déjà nous pouvions apercevoir dans le lointain les créneaux blancs des fortifications chinoises qu’en 1816 la frégate anglaise l’Alceste salua si bien de ses volées à boulets et à mitraille.

Nous fûmes bientôt près des misérables fortifications qui défendent une passe rendue plus étroite par l’île du Tigre, qui se trouve au milieu et qui présente un amas assez pittoresque de rochers rougeâtres. Une embarcation chinoise se détacha du fort de gauche, et nous diminuâmes de voiles pour attendre sa visite. Deux Chinois lestes et réjouis montèrent à bord, ne descendirent seulement pas dans l’entrepont, et disparurent après s’être contentés de prendre nos noms, qu’on leur dicta comme on voulut. Telle est la formalité à laquelle sont assujétis les bateaux de plaisance, car les autres sont bien réellement visités ; quand on ne s’arrête pas pour attendre la visite des forts, ceux-ci font feu à boulet sur le bateau récalcitrant.

Une fois le détroit doublé, la campagne prend à droite et à gauche un air plus riant : des villages se montrent de distance en distance avec des rizières bien arrosées, et des bois touffus couronnent les collines au pied desquelles les maisons sont bâties. La rivière, encore très large, est couverte de bateaux de toute espèce, et on voit s’élever, sur le haut d’une montagne plate, une de ces tours étagées, à toits saillans, dont on ne connaît ni l’origine, ni la destination, et qui donnent au paysage un caractère tout-à-fait chinois.

La brise était tombée ; nous nous traînâmes péniblement avec la fin du flot jusqu’à la seconde barre, presqu’en face de la tour, et là, le jusant commençant à se faire sentir, il fallut mouiller. Nous courions les risques de passer la nuit dans cet endroit, et, bien que nous eussions d’excellentes provisions, nous étions trop pressés d’arriver à Canton pour prendre facilement notre parti sur ce retard ; heureusement, à quatre ou cinq heures, la brise se leva, et, quoiqu’elle ne fût pas favorable, nous appareillâmes. Il fallut louvoyer dans des bras très étroits de la rivière, mais la goëlette marchait bien, et nous avancions beaucoup ; d’ailleurs, notre peine était plus que compensée par le plaisir de voir s’animer de plus en plus la campagne et les bords de l’eau.

À onze heures et demie, nous arrivâmes à Whampoa ; la lune était assez brillante, et nous pûmes jouir presque comme en plein jour de la belle vue qu’offre dans cet endroit le cours majestueux du Tigre C’est là que sont mouillées, à dix lieues de Canton, les flottes marchandes de l’Angleterre et de l’Amérique. On voit une forêt de mâts s’élever sur les eaux profondes du fleuve et s’étendre avec elles à perte de vue. Bientôt nous glissâmes doucement au milieu des navires, et nous pûmes remarquer à loisir les belles formes, la bonne tenue de la plupart d’entre eux ; nous cherchâmes en vain un bâtiment français, il n’y en avait aucun ; l’apparition de notre pavillon dans ces parages si riches est un phénomène.

Les bords du Tigre à Whampoa sont bordés de maisons et de villages chinois ; mais le peuple est si méchant sur ces côtes, que les bâtimens sont obligés de faire venir leurs provisions de Canton : il ne faut pas songer à descendre à terre sur cette rade inhospitalière, redoutable à plus d’un titre, car le choléra y emporte des centaines de matelots dans les mois de juillet et août.

À Whampoa, l’on a à choisir, pour se rendre à Canton, entre deux branches étroites et peu profondes, qui vont se réunir cinq lieues plus haut. Nous prîmes la plus courte, espérant que nous pourrions, malgré le vent, nous y frayer un passage, favorisés que nous étions par un fort courant ; mais en avançant nous trouvâmes une telle quantité de bateaux mouillés ou sous voiles, qu’il était difficile de courir des bordées au milieu de tout cela. Nous nous obstinâmes cependant, jusqu’à ce que, dans un revirement de bord manqué, nous vînmes nous jeter avec une grande vitesse au plus épais d’une multitude d’embarcations amarrées le long du rivage. Ce fut un beau vacarme, je crus que nous écraserions une douzaine de ces petites habitations flottantes avec les familles qu’elles contenaient ; il n’en fut rien, elles cédèrent comme si elles eussent été en gomme élastique, et firent si bien, que nous vînmes bravement nous échouer dans la vase sans en avoir coulé aucune. Le courant nous eut bientôt fait abattre ; nous quittâmes notre lit de boue, au milieu des cris de toute cette population aquatique si désagréablement réveillée, pour aller nous jeter sur des jonques, des champans et des barques de toutes les formes, dont les équipages à demi nus venaient en toute hâte repousser les assauts de notre maudit beaupré. Enfin nous nous tirâmes de là, et nous revînmes sur nos pas pour prendre l’autre branche, moins encombrée, appelée rivière des jonques. C’est là que sont mouillées les jonques de guerre avec leur lourde coque et leurs mâts immenses ; nous passâmes au milieu de cette flotte, qu’un mauvais brick français ferait fuir. Après cela, nous gagnâmes nos lits pour nous y reposer un moment en attendant le jour.

En me réveillant à six heures, je fus tout surpris de ne sentir aucun mouvement, car je croyais être encore sous voiles ; un bruit confus, un murmure insolite frappa mes oreilles ; je montai sur le pont pour voir ce que c’était : nous étions mouillés à Canton.

Je restai les yeux ouverts, la bouche béante, me tournant à droite et à gauche, me tâtant pour voir si je ne dormais pas, car ce que je voyais ne ressemblait à rien de ce qu’on peut imaginer en Europe. Nous étions dans le courant de la rivière ; à droite et à gauche se pressaient en rangs serrés (formant tout le long du fleuve, à perte de vue, une immense ville flottante) les bateaux servant de maisons, les bateaux restaurans, les bateaux de plaisance de toute espèce, appartenant à des mandarins ou à de riches particuliers, et les flower boats (bateaux à fleurs), ces temples du plaisir, si délicatement sculptés et peints, si bien dorés et si propres, dont l’œil européen convoite en vain les jouissances exquises que le Chinois réserve pour lui seul.

Dans les canaux étroits, espèces de rues laissées entre les diverses rangées de bateaux, circulaient par centaines, comme des fourmis dans un sillon, des tancas ou bateaux de passage, légers, courts, larges et ronds, ornés à l’arrière d’un petit toit en paille, séparé en deux parties, l’une pour le passager, l’autre pour les enfans et la famille de la batelière. Celle-ci dirige en godillant ce frêle esquif au milieu des allans et des venans, malgré un courant très fort et sans craindre de chavirer dans ces eaux perfides, où, par le plus étrange des préjugés, personne ne peut vous empêcher de vous noyer[2].

Deux ou trois de ces petites tancas se pressaient autour de la goëlette, et leurs conductrices faisaient de leur mieux leur cour à M. Durand, pour nous transporter à terre ; mais il était inflexible, parce qu’il attendait une batelière plus jeune et plus jolie qu’il connaissait déjà, et cependant celles que nous avions n’étaient pas mal avec leurs cheveux noirs si polis et si bien peignés, qu’on ne peut concevoir par quel artifice elles réussissent à former derrière la tête ce nœud parfait, retenu par un petit peigne en écaille ou en porcelaine qui s’attache on ne sait comment.

J’étais tout yeux pour ce qui se passait autour de moi ; c’est à peine si je jetai un regard sur les beaux édifices des factoreries européennes, qui s’élevaient orgueilleusement avec leurs blanches colonnes et leurs bannières nationales bien au-dessus des bateaux les plus grands ; ma curiosité, peu excitée par ce qui pouvait me rappeler l’Europe, était tout entière à la ville chinoise. Je suivais avidement de l’œil ces grands et beaux bateaux qui remontaient ou descendaient majestueusement la rivière, avec leurs jalousies dorées et leur élégante toiture surmontée de deux longs bâtons qui portaient des lanternes en papier peint, des banderoles brillantes et des guidons particuliers, marques distinctives d’un mandarin. Tout près de nous, les habitans de la première rangée de champans amarrés vaquaient tranquillement à leur besogne du matin ; les uns, descendus au ras de l’eau, sur la petite plate-forme qui est à l’avant, prenaient dans de grandes cruches de quoi laver toute la maison ; d’autres appelaient d’une voix aigre le barbier, dont on entendait la pince de fer qu’il fait résonner comme un diapason pour appeler ses pratiques, pendant qu’il glisse en tanca au milieu des demeures flottantes. Les riches fenêtres d’un flower-boat placé un peu plus loin s’ouvraient peu à peu et laissaient entrevoir une partie des belles tentures et des lustres qui ornaient l’intérieur de ces voluptueux appartemens, où le plus raffiné et le plus immoral des peuples vient tous les soirs chercher des femmes et des festins. Plusieurs domestiques frottaient avec soin les balustrades dorées et les ciselures sans nombre qui ornaient l’extérieur de ce brillant logis. J’aurais voulu voir paraître à une fenêtre la tête d’une des divinités de ce petit temple ; mais les belles de ces harems flottans ne paraissent que la nuit, et pour leurs sultans momentanés. Pendant que j’avais les yeux fixés avec curiosité sur le flower-boat, un vieux Chinois, les coudes appuyés sur sa fenêtre, me regardait, de son côté, avec non moins d’intérêt. Son bateau touchait presque la goëlette, et je vois encore d’ici ses yeux plissés si expressifs, son front rasé soigneusement autour de la naissance de la queue, et les poils gris clair semés de ses moustaches, qui allaient rejoindre sur le menton une mouche d’une longueur démesurée. J’étais à contempler ce singulier voisin, quand arriva à bord un jeune Français, M. Loffeld, employé chez le consul hollandais, M. Van-Baser ; il venait chercher deux des nôtres pour leur offrir un logement au consulat, et il ne tarda pas à repartir en les emmenant avec lui.

Bientôt Amouna, la jolie batelière de notre excellent Durand, étant arrivée, nous entrâmes dans son bateau pour traverser la fourmilière d’embarcations qui nous séparait des quais. Amouna et sa compagne, qui ramait devant, justifièrent la bonne opinion que nous avions d’elles ; leur légère tanca trouva moyen de se glisser dans les plus étroits passages ; elle évita habilement les autres bateaux, parmi lesquels un abordage semblait inévitable à cause du rapide courant du fleuve, et nous fûmes débarqués sains et saufs sur un beau quai faisant partie de la grande place des factoreries. Nous laissâmes dans la tanca tous nos effets aux soins d’Amouna, et, conduits par Durand, nous nous dirigeâmes vers la somptueuse demeure du premier négociant anglais de Canton, M. Dent, le frère du riche collecteur de Gondelour. Nous y allions déjeuner, et nous arrivâmes à temps, car on était à table. M. Dent n’y était pas ; mais, dans ces maisons princières, l’absence du maître n’empêche pas le service de table d’aller comme à l’ordinaire.

En sortant de cette maison, nous allâmes chez un jeune négociant, Portugais d’origine, M. Pereyra, où nous attendait un logement à côté de celui de Durand. Nous fûmes reçus avec une simplicité pleine de grace ; l’hospitalité offerte ainsi, sans bruit et sans ostentation, comme une chose toute naturelle, en devient certainement dix fois plus précieuse. M. Pereyra nous montra nos chambres, qui étaient toutes trois sur le même palier ; il fit venir l’intelligent Chinois qui devait nous servir, nous donna les heures pour le déjeuner et le dîner, et descendit à son bureau, nous laissant entièrement à nos affaires, que nous n’avions pas trop le temps de négliger. Bientôt nous eûmes changé la redingote pour une veste blanche, le chapeau noir pour un chapeau de paille, et nous partîmes, avec nos listes d’achats, pour commencer nos emplettes.

En passant devant la belle maison de M. Van-Baser, dont la terrasse, espèce de salon immense, au toit supporté comme une tente par des colonnes, s’avance sur la place des factoreries, et embrasse le coup d’œil de toute la rivière, nous entrâmes pour faire une visite au propriétaire, chez qui nous devions dîner le soir même. Nous y trouvâmes nos deux jeunes compagnons de voyage, qui étaient logés comme des princes, et déjà au mieux avec M. Loffeld et un autre jeune homme, chancelier du consulat.

Ce qui me frappa d’abord dans la plupart des rues que nous parcourûmes, ce fut leur peu de largeur (c’est un grand bien contre la chaleur), puis les brillans étalages des magasins, et enfin un bruit, un mouvement continuel dont on ne peut se faire aucune idée en France. Dans ce labyrinthe inextricable de rues étroites et tortueuses qui se ressemblent presque toutes, il faut, si l’on est plusieurs, marcher au pas de course, à la suite les uns des autres, ne pas se perdre de vue, et surtout ne pas s’arrêter ; car avec si peu d’espace pour se mouvoir, et au milieu d’une multitude empressée qui se croise dans tous les sens, si l’on s’arrête un instant, on produit sur ces flots d’allans et de venans l’effet d’un obstacle soudain opposé à un torrent ; la rue s’encombre, et l’on est infailliblement renversé, si l’on ne se range à temps, ou si l’on ne reprend sur-le-champ la même course précipitée qui est l’allure reçue.

Ajoutez à cela la difficulté qu’éprouve un étranger, dont l’œil est fasciné par tant de choses nouvelles, d’arracher ses regards des différens magasins à côté desquels il passe, pour les porter en avant ; et cependant, s’il oublie cette précaution, à chaque coin de rue, il peut être froissé, déchiré, blessé, et même renversé par les robustes portefaix au grand chapeau de paille, qui, vêtus d’un simple caleçon venant jusqu’au genou, et portant sur l’épaule un bambou flexible, aux deux extrémités duquel leur charge est suspendue, courent sans s’arrêter, en criant seulement à tue-tête un gare chinois qui est de l’hébreu pour les oreilles européennes.

Chaque rue est habitée par des personnes vouées aux mêmes métiers : ici sont les marchands de comestibles, dont l’étalage ferait envie à Chevet[3] ; plus loin une forte odeur de camphre annonce les faiseurs de malles, qui emploient ce bois précieux dans la composition des meilleures caisses de voyage que l’on puisse trouver ; les marchands d’habillemens confectionnés, les ferblantiers, enfin toutes les professions ont leur quartier particulier. Nous arrivâmes bientôt à celui des magasins de porcelaines.

Je n’avais pas l’intention de faire des emplettes de ce genre ; mais, quand je vis toutes les merveilles en services de table, en vases de toute espèce, qui se trouvaient étalées dans cette boutique, j’eus toutes les peines du monde à me contenir, et il me fallut livrer de violens combats pour me borner à acheter seulement quelques échantillons des curiosités les plus à la portée de ma bourse. Nous avons certainement en France mieux que tout cela, mais c’est tout autre chose, et la différence de prix est en faveur de la Chine ; la proportion est comme un à dix.

M. Beauvais était venu nous joindre dans ce magasin, et ce fut grace à son extrême habitude des marchés de ce genre, et du baragouin anglais que parlent les marchands, que nous parvînmes à nous débrouiller et à en finir. À ce propos, je dois déclarer que, s’il n’a un excellent cicérone, un étranger ne peut absolument rien acheter à Canton sans être horriblement dupé et volé, parce qu’il ne pourra pas se faire entendre, et qu’il ne saura pas trouver ces marchands riches et favorisés des agens européens, qui ont un prix fixe pour tout le monde et des marchandises de premier choix. Mais, avec un bon conducteur, rien n’est plus commode que d’acheter en Chine ; il fallait avoir autant d’affaires et aussi peu de temps que nous en avions, pour être fatigués de ce métier d’acheteur, car tout consiste à choisir ce que l’on veut : le marchand fait la liste des objets achetés, les met de côté, les emballe avec un soin inconnu en France, les envoie chez vous avec le chop ou permis de la douane (qu’on doit toujours exiger), et on acquitte la facture au porteur. Le plus souvent même on n’a pas besoin de s’occuper de cela : le comprador ou intendant de la maison qu’on habite se charge de recevoir les objets apportés ; il les paie, et prend les chops qu’il garde pour les remettre ensuite à qui de droit au moment d’embarquer les caisses.

En quittant le marchand de porcelaines, nous allâmes chez le marchand de malles de camphre que patronisait Durand ; notre complaisant cicérone était là, nous attendant au passage, et il fit pour nous toutes les opérations si fatigantes d’acheteur. Nous revînmes ensuite sur la place des factoreries, que nous traversâmes promptement, non sans remarquer cependant les petits établissemens portatifs des perruquiers et barbiers ambulans, qui sont sans cesse occupés à raser des têtes et des barbes, ou à tresser les longues queues, cet ornement indispensable du Chinois.

C’est sur cette place que donnent les deux belles rues de China-Street et New-China-Street, toutes deux parallèles, et remarquables toutes deux par leur largeur, leur beau pavé et le luxe extraordinaire de leurs magasins de bagues, d’ivoire, de rotins, de soieries, d’orfèvrerie et de peintures ; elles sont presque entièrement couvertes, et ressemblent beaucoup aux passages de Paris. C’est dans ces rues surtout que brillent des couleurs les plus vives ces longues planches posées debout et perpendiculairement au mur, de chaque côté des magasins, enseignes peintes sur les deux faces, et indiquant en caractères d’or, tracés sur des fonds rouges, blancs ou bleu de ciel, le genre de marchandises que renferme le magasin, et le nom du propriétaire, qui est écrit en outre en anglais sur un élégant écusson. Des lanternes transparentes, aux dessins vifs et variés, sont placées au-dessus de chaque porte.

Quant à l’intérieur de ces magasins, que l’on voit du dehors à travers un treillis formé des arabesques les plus délicates, et peint ou doré avec un art exquis, rien n’en saurait donner une juste idée. Éclairés par le haut, ils ne reçoivent qu’un demi-jour douteux, grace à la profusion de sculptures en bois et de reliefs dorés de toutes les formes qui garnissent les parties non occupées par les marchandises ; et, lorsque ces marchandises se trouvent être des objets en laque, le premier coup d’œil a quelque chose d’étourdissant. On ne distingue rien d’abord : ces ors de différentes teintes, ces nacres de toutes les couleurs, ces vernis aux tons obscurs et pourtant variés, semblent les broderies d’un tapis travaillé pour le palais des fées ; et, quand l’œil commence à détailler des formes, il ne sait sur quel objet s’arrêter : des tables magnifiques, des paravents, des boîtes de toutes les dimensions et de toutes les formes captivent tour à tour l’attention. Durand eut de la peine à nous arracher à la contemplation de ces brillantes curiosités, pour nous conduire chez un marchand de crépons et de foulards, où nous laissâmes une note qui devait nous coûter un peu cher quand viendrait le quart d’heure de Rabelais.

L’achat du nankin et de ce fameux grass-cloth, étoffe faite avec l’écorce d’ananas, compléta notre journée. Ce fut un vieillard à barbe blanche qui nous vendit ces derniers objets. Élevé à la dignité de mandarin, il était fier de nous montrer son portrait, où il était représenté en grand costume. Le brave homme ! il me semble le voir frappant sur le comptoir les pièces de nankin de sa main décharnée, et disant avec une voix cassée, que l’absence de dents rendait plus étrange : That number one, this number two ; — cela no 1, et ceci no 2 ; — ce qui veut dire en argot anglo-chinois : Voilà la première qualité, et voici la seconde. Cette désignation par chiffres est employée non-seulement pour les choses, mais aussi pour les hommes : on dit le frère no 1 pour le frère aîné, un marchand no 1 pour un négociant en chef, etc.

Nous rentrâmes à la maison, harassés et la tête en feu ; heureusement nous ne devions dîner qu’à six heures, ce qui nous donna le temps de nous reposer un peu. Le dîner fut, comme tous les dîners anglais, très beau, mais très long ; ce qui m’amusa le plus, ce fut de considérer la foule de domestiques, tous chinois, qui servaient leurs maîtres à table ; tous jeunes et alertes, il fallait les voir fixer leurs yeux obliques sur le convive derrière lequel ils se trouvaient, devinant ses moindres besoins, et courant alors, leur longue queue flottant à chaque pas, pour chercher une assiette ou un plat. Je commençais à me faire à ce costume simple et commode, à ces souliers brodés si fins, dont la semelle a un pouce et demi d’épaisseur sans paraître lourde ; je trouvais une expression marquée de finesse et de bonté dans ces yeux bridés ; enfin cette immense queue tombant d’une tête parfaitement rasée et se terminant par un gland de soie, me semblait battre avec beaucoup de grace des jambes proprement enveloppées dans des bandelettes blanches qui venaient s’attacher aux genoux avec des jarretières de la même couleur sous l’extrémité d’un large caleçon. Parmi les plus jeunes de ces Chinois, il y en avait qui étaient réellement fort bien.

Nous nous retirâmes de très bonne heure, parce qu’il fallait, rendus dans nos chambres, nous mettre à faire des comptes ; nous avions à préparer ceux du lendemain, et à régler les dépenses de la journée.

Le lendemain, 1er novembre, nous nous levâmes avec le jour pour recevoir et payer les marchandises achetées la veille ; puis nous descendîmes déjeuner avec M. Pereyra. Comme nous nous proposions d’acheter notre thé le jour même, nous prîmes des informations sur la qualité à choisir. M. Pereyra, comme toutes les personnes que nous avions vues jusqu’alors, et surtout l’inspecteur-général des thés, à qui M… avait fait beaucoup de questions à ce sujet, nous dit que le seul thé réellement bon et bienfaisant, celui qui est préféré par les Anglais et les Chinois, est le souchong, thé noir, moins cher que le péko, mais généralement estimé. On discourut long-temps sur cette matière, et le résultat fut que nos achats devaient consister en souchong seulement ; d’ailleurs, les excellentes raisons que nous donna M. Pereyra eussent-elles été insuffisantes pour nous décider en faveur de ce thé, celui que nous prenions à déjeuner nous aurait entièrement convertis par son parfum exquis et par cette douce saveur que nous n’avions jamais connue. Au sortir de table, nous allâmes, conduits par Durand et dirigés par les instructions de toutes nos connaissances, dans un magasin magnifique parfaitement monté en soieries et en thés.

Le 2 novembre fut consacré aux achats des petits objets de fantaisie. Je passai quelques momens fort agréables dans les ateliers où les Chinois font des copies si exactes de nos gravures et des meilleures têtes de nos maîtres. Ils ont un talent inoui d’imitation, et ceux d’entre ces peintres à longue queue qui ont pris quelques leçons d’un artiste anglais distingué, résidant à Macao, font des portraits à l’huile de grandeur naturelle qui surprendraient bien notre excellent C., s’il les voyait jamais.

Les Chinois broient et préparent leurs couleurs à la manière européenne, seulement leurs brosses sont faites d’un poil blanc aussi fin que le poil de martre, et la hampe est en roseau, au lieu d’être en bois. Il n’y a guère à Canton que deux artistes distingués ; on peut même dire qu’à l’exception du fameux Lamcqua, les autres ne sont bons qu’à faire des copies exactes, mais trop léchées, des tableaux de Dubuffe, ou à dessiner laborieusement sur du papier de riz les costumes et les scènes du pays, dont les étrangers ne manquent jamais de garnir leurs albums. Ils emploient pour ce travail des couleurs à l’eau, gouachant par-dessus pour dessiner les ornemens et les détails. Il faut beaucoup de patience pour travailler sur ce papier, qui se gonfle horriblement à chaque coup de pinceau ; mais rien n’est si doux, rien ne donne une finesse plus exquise aux figures et aux vêtemens que le velouté naturel à cette espèce de papier.

Durand nous conduisit assez loin chez un marchand de curiosités antiques, dont le superbe magasin ferait certainement tomber en pâmoison bien des amateurs européens. Pour y arriver, nous passâmes par Physic-Street, la plus gaie et la plus pittoresque des rues de la ville vraiment chinoise, car New-China et China-Street ont encore quelque chose d’européen dans leur construction.

C’est dans Physic-Street que sont tous les apothicaires, et c’est un coup d’œil charmant que celui de cette rue aux enseignes peintes de toutes les couleurs. Quand le soleil l’éclaire à travers les tentes qui la couvrent en plusieurs endroits et que ses rayons jouent de mille manières sur les brillans étalages des droguistes chinois, je ne puis comparer cette rue qu’à une décoration de théâtre. Les grandes planches verticales aux faces chargées de lettres d’or, qui servent d’enseignes aux boutiques, faisant saillie depuis le pavé jusqu’au haut de la porte, le mouvement de la rue, quand on la regarde en enfilade, semble avoir lieu sur une scène étroite, mais prolongée, où l’on aurait multiplié à l’infini et dans le goût le plus piquant les décorations partielles qui forment les coulisses. Durand nous fit remarquer, en passant, quelque chose d’assez curieux : nous étions souvent assourdis du tapage fait par des Chinois, hommes, femmes ou enfans, que nous rencontrions à chaque pas dans les boutiques ou sur la porte, frappant l’un contre l’autre deux morceaux de bois dur, dont le son aigre et désagréable remplissait les rues. Je m’étonnais de la patience avec laquelle un tranquille marchand restait à son comptoir, fumant sa pipe, tandis qu’une vieille femme était sous son nez à frapper avec force ses maudits bâtons. — Cette femme que vous voyez, me dit alors Durand, est une mendiante qui demande l’aumône ; c’est un droit acquis par ces gens de venir d’abord sur le seuil de la porte faire entendre leur infernale musique. Si le propriétaire de la maison donne quelque chose, c’est fini, le trouble-repos passe et va plus loin ; mais, si on fait la sourde oreille, le bruit redouble, l’importun quêteur entre peu à peu, vient s’établir jusqu’auprès de sa victime, et la lutte ne finit que par la fatigue du bourreau ou par la générosité forcée du patient, qui, n’y tenant plus, achète pour un peu d’argent quelques instans de paix. Il faut être Chinois pour supporter des usages pareils.

Enfin nous entrâmes dans un grand magasin, qui se composait de deux salles éclairées par des lucarnes ménagées dans le toit. Là se trouvaient les objets antiques les plus curieux en agate, en jaspe, en porcelaine, en racine de bambou, en cuivre et en bronze, en ivoire, en peinture, etc. Par terre, on voyait, montés sur des bases élégantes, des morceaux de rochers noirs aux formes étranges, imitant pour la plupart des cascades ou des jets d’eau. Je remarquai, parmi les objets dont le prix était exorbitant, un réchaud ou cassolette à parfums, en bronze d’un travail exquis. Deux dragons servaient d’anses pour le couvercle, et les signes du zodiaque se trouvaient sculptés sur le pourtour du vase, au milieu des reliefs les plus délicatement exécutés. Certainement les plus beaux modèles de l’antiquité grecque et romaine ne sont pas supérieurs à cela. Il y avait aussi des vases en jaspe et en agate qu’on nous dit venir des premiers empereurs chinois, et dont on ne voulait pas nous dire le prix ; quand nous importunions le marchand pour le savoir, il branlait la tête en souriant, comme pour dire : — Vous êtes des profanes qui ne pouvez apprécier tant de beauté ; — et il avait tort, car pour moi j’étais enthousiasmé.

Je voulus marchander des babioles, des cachets en jaspe d’une petitesse extrême et très simples ; mais c’était hors de prix, et nous savions que l’antiquaire était inexorable, car M. Prinsep, de Calcutta, alors à Macao, avait acheté chez lui pour plus de huit cents gourdes d’objets différens sans qu’il voulût lui rabattre un sou. Le hasard me fit tomber sur deux chandeliers et deux vases en bronze très mutilés et très vieux, que j’eus pour quatre gourdes, je ne sais pourquoi, car il y avait à côté des débris de vase couverts de vert-de-gris et rongés par le temps, dont on demandait trente gourdes. C’est que probablement mes vases et mes chandeliers, n’avaient que deux ou trois siècles d’existence.

Revenus de cette course, nous trouvâmes un jeune Anglais, nommé Morrison, le seul de sa nation qui ait pu apprendre parfaitement le chinois ; il nous cherchait pour nous conduire au théâtre, car il y avait ce jour-là une représentation curieuse, chose assez rare.

Nous voilà donc partis de plus belle ; nous étions en tout neuf personnes. Le jeune Morrison, maigre, ingambe et connaissant parfaitement les inextricables rues de Canton, s’était mis à notre tête, et nous venions à la file les uns les autres, nous tenant pour ainsi dire par les pans de nos habits pour ne pas nous perdre au milieu de ce dédale de ruelles étroites et populeuses que nous traversions au galop. Il y avait à peu près un quart d’heure ou vingt minutes que nous allions de ce train, quand notre guide nous fit arrêter près d’une chétive maison dont la cour servait de salle de spectacle. Nous entrâmes, et, figurez-vous notre désappointement, les acteurs étaient partis, la foule s’était écoulée, nous étions venus trop tard ! (Heureusement Morrison s’aboucha avec un Chinois, et, après quelques mots échangés, il nous dit : Partons et dépêchons-nous ; il y a un autre théâtre où l’on joue, un peu plus loin : j’espère que je le trouverai. Et là-dessus, sans attendre de réponse, le voilà qui reprend sa course, et nous de suivre, sans avoir le temps de respirer ou de souffler un mot.

Cette fois, nous nous enfonçâmes dans des quartiers si retirés, que notre présence parut produire un effet extraordinaire. Des agens de la police chinoise, inquiets de voir neuf Européens courant ainsi en toute hâte dans la direction des portes de la ville qui leur sont interdites, vinrent, l’éventail à la main et l’air courroucé, parler à Morrison, qui n’eut pas l’air d’y faire attention et continua toujours son chemin. Il était tard, nous étions sans armes (c’est-à-dire sans bâtons, seule arme permise), et une vingtaine de Chinois auraient pu, dans ces rues étroites et sombres, nous assommer à coups de bambou sans qu’il nous fût possible de nous défendre. Si, en outre, un de nous s’était laissé arriérer, s’il eût perdu de vue notre guide, il était certain de passer une nuit des plus désagréables. Maltraité, volé et baffoué par ceux auxquels il aurait demandé son chemin, il aurait eu toutes les peines du monde à revoir les factoreries. Nous faisions ces tristes réflexions, et nous commencions à nous dire que c’était assez, qu’il était inutile de courir les chances de recevoir une bastonnade pour trouver peut-être le spectacle fini ; mais tout cela était sans résultat, il fallait suivre notre enragé Morrison, qui, ouvrant tout à coup une porte, s’élança dans une avenue déserte, où nous entrâmes haletant de fatigue et pestant à qui mieux mieux contre les comédiens chinois. Cependant nous étions arrivés au terme de nos souffrances pour le moment ; car, à l’extrémité de l’allée, nous découvrîmes une vaste cour entourée d’échafaudages garnis de spectateurs, et au fond, sur un théâtre en plein vent comme les loges, les acteurs étaient à débiter leurs rôles ; la rivière et ses innombrables bateaux formaient le dernier plan du tableau.

Songer à pénétrer au travers de la foule qui encombrait le parterre (la cour), était chose inutile ; mais, grace encore à l’éloquence de Morrison, nous entrâmes dans une maison que nous traversâmes après avoir payé une demi-gourde chacun, et nous arrivâmes sur un des échafaudages, qui se trouvait de plain-pied avec le premier étage de la maison. Il y avait plusieurs banquettes disposées en gradins ; nous nous plaçâmes sur les plus élevées pour mieux jouir de l’ensemble du spectacle.

Voici quelle était à peu près la disposition du théâtre : un enclos plus long que large était bordé sur ses grands côtés par deux galeries couvertes élevées sur des poteaux et où se trouvaient assis les spectateurs payans ; la scène, supportée aussi sur des piliers, et couverte, non pas en nattes comme les galeries, mais en toiles peintes, formait un des petits côtés du rectangle et s’étendait sur le bord de l’eau ; enfin, un mur qui joignait la maison par laquelle nous étions entrés à une autre maison située en face et formant comme celle-ci le prolongement de l’amphithéâtre, complétait la clôture de l’enceinte, laissant seulement une porte ouverte à la foule qui entrait gratis dans le parterre.

Au moment où nous arrivâmes, un habile faiseur de tours, appartenant à la troupe, remplissait un entr’acte en passant entre les barreaux d’une échelle, sautant par-dessus des chaises, comme le font nos bateleurs en France. Cela n’excitait que très faiblement mon intérêt, de sorte que je donnai toute mon attention à l’assemblée dans laquelle nous nous trouvions et où nous étions les seuls Européens. Je remarquai d’abord vis-à-vis de nous, au milieu de toutes ces graves têtes de Chinois portant calotte noire ou chapeau conique, quelques jolies têtes de femmes, dont la coiffure, ornée de fleurs et d’épingles d’or, ne différait pas de celle des batelières. Leur costume, quoique très simple, était cependant plus soigné ; mais, bien qu’elles eussent le petit pied, ces belles aux yeux obliques devaient être d’une classe inférieure, les femmes des classes élevées ne se montrant jamais en public. Du côté où nous nous trouvions, mais tout-à-fait à l’extrémité, il y avait aussi trois ou quatre jeunes filles ; on semblait craindre de nous voir approcher d’elles. À nos pieds, sur les banquettes voisines, de bons bourgeois de Canton, établis sur le même banc depuis le matin peut-être, mangeaient des fruits et des bonbons que distribuaient des marchands ambulans ; d’autres fumaient tranquillement ces pipes en métal dont l’étroit fourneau ne contient qu’une pincée de tabac ; un domestique chargeait la pipe, l’allumait avec une espèce de mèche phosphorique, et ce manège se renouvelait souvent, car une longue aspiration suffisait pour en consumer le contenu. Tout ce monde m’intéressait beaucoup ; mais ce qui était réellement étonnant, ce que nous ne pouvions nous lasser de regarder, c’était le parterre. Figurez-vous des milliers de Chinois qui se sont mis nus jusqu’à la ceinture pour ne pas déchirer leurs habits, et qui ont roulé autour de leur tête leur longue queue, de peur qu’elle ne soit tiraillée dans la foule, se ruant, se pressant dans cette enceinte jusqu’à ne former qu’une seule masse compacte, un seul bloc de corps humains parfaitement joints, dont tous les vides ont été calés pour ainsi dire avec d’autres corps d’hommes ; imaginez ensuite, s’il est possible, l’effet d’un semblable tableau pour un spectateur placé aux premières loges. C’est une mer de têtes tondues de la même forme et de la même couleur ; on dirait la tête d’un seul homme répétée mille fois par un miroir à facettes. Tantôt calme ou agitée d’un mouvement insensible, la surface de cette mer présente l’aspect d’un tapis jaunâtre moiré de nez camus et d’yeux bridés qui grimacent à l’envi ; tantôt ses flots, quelque temps endormis, soulevés tout à coup par une cause inconnue, se heurtent, se poussent et se repoussent avec une force irrésistible, avec un bruit sourd, un murmure confus de voix qui rient, jurent, pleurent et menacent. Les lourds poteaux qui supportent le théâtre résistent alors à peine aux secousses imprimées par ces vagues vivantes. En vain ceux qui en sont proches, s’efforcent-ils de faire arc-boutant et de s’opposer au débordement qui les menace, leurs bras cèdent, et ils sont entraînés sous l’échafaudage jusque dans la rivière.

Si tout dans cet étrange théâtre nous paraissait curieux et nouveau, notre présence produisait certainement le même effet sur l’assemblée ; car, outre les investigations partielles dont nous étions continuellement l’objet, on n’applaudissait pas les acteurs une seule fois sans que, depuis la jeune Chinoise et les tranquilles fumeurs jusqu’aux malheureux formant la plate-bande de têtes pelées, tout le monde ne levât vers nous des yeux qui semblaient chercher le degré d’intérêt que nous prenions au spectacle.

Cependant le jongleur avait fini ses tours, et les acteurs, qui s’étaient habillés dans une tente pratiquée sur le derrière de la scène, venaient de paraître, au grand contentement du public. Rangés à droite et à gauche d’une espèce de table élevée, ils attendaient que le directeur eût donné aux spectateurs l’explication de la pièce qu’on allait jouer pour entrer en action. Quand cette formalité, qui est de rigueur en Chine, eut été remplie, trois ou quatre personnages, couverts de magnifiques costumes dont le prix est, dit-on, énorme, arrivèrent majestueusement sur le théâtre. L’un d’eux, celui qui, pour marque de la dignité suprême, portait à son bonnet, en guise de cornes, les deux longues et belles plumes qui ornent la queue du faisan de Tartarie, vint s’asseoir auprès de la table, tandis que les grands de sa cour, exécuteurs des hautes-œuvres, écrivains et peuple, restèrent debout, respectueusement rangés sur deux lignes. Je fus étonné de trouver dans tous ces costumes une reproduction exacte de ceux que j’avais vus représentés dans les dessins chinois : ces riches vêtemens tout chamarrés d’or et d’argent, ces ailes empesées attachées à la coiffure, ces pavillons sortant par derrière et de chaque côté des plis de la robe, et surtout cette bizarre peinture, ces lignes noires, blanches, rouges et jaunes, qui forment sur le visage un masque digne de Satan. On me dit que c’était un souvenir des premières cours chinoises, où l’on assure que les costumes étaient exactement semblables, et que les grands, suivant leurs grades et leurs fonctions, devaient se barbouiller la figure de manière à la rendre méconnaissable. D’où venait cet usage ? Était-ce une vaine obligation d’étiquette, ou bien se masquait-on ainsi dans les jugemens ou les grands conseils seulement pour que les votes fussent donnés avec plus d’assurance ? C’est ce que je ne pus savoir.

Mais revenons à la pièce, qui rappelait sans doute un de ces anciens faits historiques dont les Chinois aiment à faire le sujet de leurs drames.

Le souverain, ou le chef qui siégeait près de la table, après une suite de conversations et de gestes incompréhensibles pour nous, parut accuser un des grands personnages mêlés à ses courtisans. Celui-ci, tout vêtu de noir et paraissant par son costume appartenir plutôt à la classe lettrée qu’à la classe guerrière, sortit des rangs à cet appel, et, se jetant à genoux, marmotta sur un ton lamentable une longue prière en se frappant le front contre terre. Le juge insensible prononça probablement une sentence, et à chaque phrase les gardes et les assistans poussaient en chœur un cri aigu et discordant que l’on me dit être un signe d’acquiescement à la volonté du prince. Tout à coup une femme éplorée (c’est un eunuque qui remplit ce rôle) se précipite sur la scène ; c’est probablement la femme de l’accusé : elle vient aussi se jeter aux pieds des juges, mais ses larmes et ses supplications sont aussi vaines que les longs discours qu’elle prononce d’un ton criard en se tournant vers le public.

Là se termina un acte de cette pièce, qui paraissait intéresser vivement tous les spectateurs ; en effet, leurs applaudissemens tonnaient avec fureur et dominaient par momens le bruit des tam-tams, des gongs et des autres instrumens à sons discordans, instrumens moins discordans toutefois et moins aigres que la voix des acteurs, qui s’égosillaient pour se mettre au diapason de cette musique infernale. Les efforts que faisaient ces malheureux pour se faire entendre étaient pénibles à voir ; les yeux leur sortaient de la tête, et les veines de leur cou étaient gonflées à crever.

Chacun de ces acteurs, avant de parler, avait eu soin de venir sur le bord du théâtre annoncer qui il était et quel rôle il remplissait ; tous ces préambules, qui prêtent fort peu à l’illusion, ne diminuent en rien, pour le Chinois bénévole, l’intérêt de l’action ; bien plus, comme les décors du théâtre sont très peu variés, il faut aussi souvent des explications pour faire comprendre le lieu de la scène. Ainsi, un acteur montrant un mur, dit : — Il y a ici une porte et puis un bel appartement ; je passe la porte, j’ai passé, je suis dans l’appartement. — Et le spectateur à imagination complaisante le voit dans sa nouvelle demeure. De la même manière, avec deux mots et sans frais de poste, un courrier fait deux cents lieues sur un théâtre chinois le plus lestement du monde ; il fait le geste de monter à cheval, il déclare qu’il part, puis qu’il est revenu, et personne n’en doute.

Au second acte, nouvel apparat, nouveaux costumes plus beaux que les premiers. Cette fois, le théâtre est couvert d’un nombreux cortége, la garde est doublée, les bourreaux se tiennent derrière, et les instrumens du supplice brillent de toutes parts. Le coupable est amené devant le trône ; là on le dépouille, pièce à pièce, de tous ses habits, ne lui laissant qu’une simple robe ; puis, malgré ses cris et ses prières, il est étendu la face contre terre. Six bourreaux armés de bambous s’avancent lestement et font pleuvoir sur lui une grêle de coups ; mais voilà que sa femme, vêtue en légère amazone, tombe comme la foudre au milieu de l’auguste réunion ; elle tient à la main droite un glaive étincelant, qu’elle agite et fait tournoyer sur sa tête en bondissant comme une panthère autour des bourreaux qu’elle terrasse, des gardes qu’elle disperse, et même des juges et du monarque, dont la fuite honteuse la laisse maîtresse du champ de bataille avec son mari moulu de coups de bâton !

Ici vient une scène d’attendrissement : la vaillante épouse chante et déclame un morceau qui fait saigner les oreilles, et le mari lui débite je ne sais quoi de la voix d’un homme qui crie au secours. Voilà le second acte, ou peut-être le dernier ; car, à cette période du spectacle, j’étais tellement fatigué d’entendre les miaulemens des acteurs et les assourdissantes vibrations des gongs, que je n’en pouvais plus, et je n’aspirais qu’au moment de partir, jetant seulement de temps en temps un coup d’œil sur la scène pour voir les costumes des acteurs. Malheureusement, dès le commencement, Morrison, appelé par quelque affaire, nous avait laissés seuls, et il ne fallait pas songer à quitter la salle avant d’avoir un guide. La nuit approchait, et nous commencions à être assez inquiets, lorsqu’arriva un jeune Américain, nommé Hunter, envoyé par Morrison pour nous prendre. S’il était venu plus tôt, comme il parle chinois, il aurait pu nous donner bien des explications qu’il était maintenant trop tard pour lui demander ; mais nous allions partir, et c’était le principal.

Nous avions à refaire tout le chemin que nous avions suivi avec Morrison, et c’était bien assez ; malheureusement, notre guide voulut à toute force nous faire passer devant les portes qu’il est défendu aux Européens de franchir. Ceux-ci ne bravent cette défense que pour aller eux-mêmes remettre au mandarin des placets non parvenus à leur adresse, et ils le font armés de bâtons en courant la chance d’être rossés.

Nous voilà donc encore une fois à courir les rues, maintenant tout-à-fait noires, de Canton ; il faisait chaud, et en outre, à cette heure avancée, les petits autels domestiques placés dans les boutiques et devant les portes répandaient une fumée épaisse produite par les bâtons parfumés qu’on y brûlait en guise d’encens ; les lampes allumées joignaient à cela leur odeur d’huile de coco. Enfin, c’était une horrible corvée que nous faisions là, une corvée que je ne voudrais pas recommencer pour tous les spectacles chinois les plus curieux.

Nous vîmes les fameuses portes, qui sont absolument comme toutes celles que l’on rencontre à chaque instant dans les rues non interdites aux Européens, c’est-à-dire presque invisibles, et ne présentant que des arcades vermoulues couvertes d’affiches rouges ou bleues ; ce sont des barrières qui n’ont de force que celle que leur donne la loi.

À six heures, nous arrivâmes exténués à la maison, et nous n’eûmes que le temps de nous habiller pour aller chez M. Dent, où nous devions dîner. Ce fut un splendide repas de plus de quarante couverts, où notre hôte, aussi gai qu’aimable et hospitalier, fit au dessert, non sans quelque péril pour lui-même, tout ce qu’il fallait pour griser ses convives à force de toasts.

Nous fûmes assez heureux pour que M. Dent obtînt du riche haniste chargé de ses affaires de nous donner un grand dîner chez lui. C’était une bonne fortune à laquelle nous ne devions pas nous attendre et qui nous transporta de joie. Vous savez probablement que la société qu’on appelle Hong-Society se compose de douze marchands, appelés Hong-Merchants ou Hanistes, choisis par l’empereur parmi les riches négocians chinois, pour fournir aux factoreries tout ce qu’elles demandent, et pour servir de consignataires aux navires qui viennent d’Europe.

Min-qua, chez qui nous devions dîner, est naturellement le plus riche des douze hanistes, étant chargé des affaires de la maison Dent, la plus puissante de Canton. Il a pour logement de ville une belle maison qui fait un des coins de la place des factoreries. Dès le 2, nous avions reçu nos lettres d’invitation, écrites en chinois, sur papier rouge ; et le 4, à six heures du soir, nous nous rendîmes à la maison du haniste. Les deux frères Min-qua nous attendaient à l’entrée du salon de réception. M. Dent nous présenta tous ; nous étions huit officiers de la frégate en y comprenant le commandant et les élèves ; il y avait en outre M. Prinsep de Calcutta, Durand, et quatre individus que je ne connaissais pas. Les deux Min-qua, ainsi qu’un de leurs amis qu’ils avaient invité pour les aider à faire les honneurs du dîner, étaient en grand costume. Leurs longues robes en soie bleue brochée portaient sur la poitrine la riche plaque au griffon brodé ; un chapeau conique en paille blanche, couvert d’une aigrette en peluche de soie rouge, leur servait de coiffure. Jeunes et d’une figure distinguée, ce costume leur allait très bien ; il y avait dans leur air quelque chose de grave et de digne que l’on croirait en France incompatible avec un chapeau pointu et une longue queue.

Nous fûmes introduits dans une vaste salle éclairée par des files de lanternes de toutes les formes et de toutes les couleurs, suspendues au plafond en guise de lustres ; l’ameublement fort simple de cet appartement consistait en une suite de petites tables à thé qui en faisaient le tour ; chaque table était placée entre deux fauteuils en rotins. Des domestiques entrèrent, portant le thé sur de grands plateaux ; je m’empressai de m’asseoir auprès d’une des tables pour goûter du merveilleux breuvage dans toute sa pureté native ; il était servi dans de petites tasses de forme conique et sans anses, avec deux soucoupes, l’une sur la tasse, l’autre dessous comme à l’ordinaire. Cette dernière est destinée à conserver la chaleur du thé et à empêcher celui qui le boit d’avaler les feuilles qu’on laisse toujours mêlées au liquide. J’en pris une gorgée, et, bien que le parfum en fût excellent, je ne pus trouver bon ce thé sans sucre, dont le goût me parut âpre et sec ; j’essayai encore, mais, malgré ma bonne volonté, je fus obligé de laisser ma tasse inachevée. Je me consolai en voyant que mon goût était partagé par les autres convives.

Au bout de quelques minutes, M. Dent vint avec une liste appeler cinq des plus notables personnages invités, et quitta la salle avec eux ; il revint ensuite deux fois encore pour appeler les deux dernières divisions de cinq qui restaient, et nous nous trouvâmes alors tous réunis dans la salle du banquet où nous attendaient nos hôtes.

Éclairée comme l’autre par des lanternes ornées de dessins brillans et de glands de soie, cette salle était vraiment riche en décorations de toute espèce. Des châssis immenses à vitraux coloriés formaient, au lieu de mur, le fond de l’appartement, qui avait pour tentures, sur ses autres faces, des rouleaux déployés de papiers couverts de sentences morales en caractères chinois. Un superbe tapis couvrait le plancher, et toutes les chaises, faites en beau bois verni, étaient ornées de housses en drap bleu chargées de broderies de soie représentant des fleurs. Des dressoirs, disposés autour de la salle, pouvaient servir à porter les plats et la vaisselle ou à découper les rôtis ; enfin, au milieu, trois tables, placées en triangle et séparées entièrement les unes des autres, devaient recevoir chacune cinq convives et un des maîtres de la maison destiné à en faire les honneurs. Il faut remarquer ici que cette disposition en triangle n’est pas seulement une affaire de mode, mais bien de nécessité ; en effet, les grands dîners chinois sont toujours accompagnés de danses ou de tours de jongleurs ; pour que tout le monde puisse voir sans se déranger, il faut donc que les tables soient disposées ainsi et que l’un de leurs côtés soit inoccupé ; c’est ce qui avait lieu ici. C’était l’ami des Min-qua qui faisait les honneurs de la table à laquelle j’avais été placé. Nous avions chacun devant nous une soucoupe en porcelaine, deux petits bâtons en ébène garnis en argent à leur extrémité, et dans un triangle de papier rouge et blanc un cure-dent fait avec l’articulation de l’aile d’une chauve-souris, puis enfin, pour compléter notre couvert, une toute petite tasse pour boire le cam-chou, et une petite soucoupe pleine d’une sauce noire faite avec des cloportes. Une douzaine de bols en porcelaine à fleurs bleues contenant des mets fort délicatement apprêtés, mais tout-à-fait étrangers pour nous, couvraient une grande partie de la table ; l’autre, celle qui était sans convives, destinée à flatter l’œil et à rester intacte, était ornée d’une profusion de bols pleins de fleurs et de fruits ; on y voyait aussi des gâteaux couverts de pépins d’oranges si artistement piqués et dans des formes si bizarres, qu’on cherchait en vain un nom pour ces plats déguisés..

Le repas commença. Le Chinois qui présidait à notre table savait quelques mots d’anglais ; nous pouvions donc nous faire comprendre et demander ce qu’il fallait faire. D’ailleurs, Durand, habitué à la Chine comme un vieux Mantchou, nous guidait dans la périlleuse entreprise de faire honneur à cet étonnant festin. Prenant artistement ses deux bâtons d’une main, il se mit à piocher à droite et à gauche dans chaque plat (c’est de bon goût), goûtant tout avant de se décider pour une des merveilles culinaires qui nous étaient offertes ; nous voulûmes faire comme lui, mais notre maladresse était désespérante. Ayant d’abord la plus grande difficulté à placer dans nos doigts les bâtons rebelles, nous finissions toujours par laisser tomber le morceau saisi, soit dans le plat, soit dans le trajet de la soucoupe à la bouche. J’eus un moment de désespoir, et je commençais à croire que j’allais jouer le rôle désagréable de la cigogne dans le repas du renard ; mais quelques leçons du bon Chinois m’eurent bientôt mis au fait, assez du moins pour ne pas mourir de faim. Vous verrez d’ailleurs que je ne devais pas mettre beaucoup en pratique ce nouveau talent pendant le dîner.

Je pêchai d’abord quelques morceaux d’un salmigondis composé de je ne sais combien d’élémens hétérogènes parmi lesquels je reconnus des tranches de concombre, des cornichons, des saucisses, etc. ; en somme, ce n’était pas mauvais, quoiqu’il y eût dans ce ragoût des ailerons de requins séchés et fumés. Je goûtai ensuite une friture qu’on me dit être faite avec des hirondelles ; c’était encore bon, très bon ; seulement je retrouvais là un certain goût fort et nauséabond que j’avais senti dans le premier mets. Je laissai ce que j’avais pris pour essayer d’une soupe de nids d’hirondelles, le mets royal, le plat le plus recherché des Chinois, qui paient jusqu’à vingt piastres (cent dix francs) la livre ces nids, formés dans les rochers des Philippines et des Moluques par une hirondelle nommée salangane : c’était fade, mais pas trop mauvais. Après cette soupe vint le tour d’un autre plat dont je voulus goûter aussi ; mais cette horrible odeur, qui me poursuivait dans tout ce que je mangeais, m’avait tellement bouleversé, que j’avais le cœur sur les lèvres, et force fut de m’arrêter.

Cependant Durand m’encourageait de l’œil, car il est impoli dans un dîner chinois de laisser quelque chose sur son assiette ou de trouver quelque chose mauvais. Je m’efforçais donc de tromper mon palais européen en avalant des marrons crus et des amandes que nous avions chacun à côté de nous dans de petites soucoupes ; puis je prenais en tremblant un morceau dans les ragoûts empoisonnés qu’on nous servait maintenant sans interruption dans deux bols, non pas placés comme au commencement sur la table, mais devant chaque convive, et je l’avalais avec une répugnance qui allait toujours en croissant. Il était évident qu’un même assaisonnement, un assaisonnement infernal et inconnu à la cuisine européenne, entrait dans la composition de tous ces mets, parfaitement préparés du reste. Je demandai ce que ce pouvait être, et j’appris que c’était… je vous le donne en mille à deviner… de l’huile de ricin ! Oui, c’était de l’huile de ricin ! et il faut bien prendre son parti d’un goût aussi bizarre chez les Chinois, quand on pense que les habitans de la Terre de Feu mangent le poisson cru, que les Siamois font leurs délices des œufs gâtés, que les Groënlandais, les Nouveaux-Zélandais, les Lapons, boivent avec délices l’huile de baleine et de loup marin.

Chez Min-qua, ce n’était pas de l’huile de baleine qu’on nous donnait à boire ; mais à chaque instant, un domestique empressé, portant un vase en argent d’un travail curieux, venait remplir de cam-chou la petite tasse dont on m’avait muni à cet effet. Le cam-chou est une boisson que l’on sert chaude, une espèce de vin blanc aigre-doux fait avec du riz fermenté et d’autres ingrédiens : ce breuvage déplaisant ne peut être trouvé tolérable que par comparaison avec les mets qu’il arrose. Je me serais bien dispensé d’en boire, et j’aurais donné beaucoup pour pouvoir avaler quelques verres d’eau ; mais l’eau et le pain sont étrangers à un dîner chinois, et l’étiquette venait encore ici me contrarier avec ses éternelles exigences. À chaque instant, mon voisin le Chinois me portait des santés auxquelles j’étais obligé de répondre en vidant entièrement ma tasse, après l’avoir tenue un moment des deux mains et remué la tête comme les Chinois du Cheval de Bronze ; il fallait ensuite renverser la tasse pour prouver qu’il n’y restait plus rien, et aussitôt après, le maudit échanson, avec son impitoyable cafetière, arrivait pour la remplir. Quand mon voisin était en repos, c’étaient les Min-qua ou M. Dent lui-même qui me proposaient des santés à qui mieux mieux ; je finis par prendre le parti de ne plus faire que tremper mes lèvres dans le cam-chou.

Je n’ai pas parlé des domestiques qui nous servaient : ils étaient nombreux, jeunes et vêtus uniformément, portant tous une robe jaune flottante, serrée à la taille seulement par une ceinture, et un petit chapeau conique orné d’une houppe de soie rouge.

Dès le commencement du dîner, deux jongleurs et deux petits danseurs de Nankin s’étaient établis sur la base du triangle formé par nos tables : ils devaient, chacun à son tour, occuper nos loisirs pendant le repas. Les deux enfans commencèrent. Ils étaient vêtus d’une robe en crépon blanc, serrée autour de la taille par une écharpe en soie rose, dont les bouts tombaient gracieusement sur le côté. Leur tête était nue, rasée avec soin, et n’avait d’autre ornement qu’une queue bien nattée, avec son cordon de soie à glands, dont l’extrémité atteignait les pantalons à pied qui se montraient sous les plis nombreux de la robe, coquettement coupée à mi-jambe. Ces deux jolis enfans s’avancèrent dans l’espace qui séparait nos tables de celles qui avaient été disposées pour les jongleurs, et, tandis que ceux-ci les accompagnaient avec une espèce de mandoline, ils commencèrent à chanter, sur une mesure lente et mélancolique, des airs pleins d’une expression douce, qui nous surprit dans un pays dont on connaît le goût en musique ; ils faisaient en même temps des passes et des gestes d’une grace ravissante, qui nous rappelaient tout-à-fait les danses des bayadères de l’Inde.

Ceux des convives qui, plus habitués à la cuisine chinoise, faisaient honneur aux milliers de plats de nos amphitryons, oublièrent leurs bols et laissèrent tomber leurs petits bâtons pour regarder les gentils danseurs. Pour moi, convié oisif de cet abominable festin, je laissai volontiers de côté les salmis de chats, les blanquettes de chenilles, etc., pour m’occuper exclusivement de cette représentation trois fois bien venue. Tout-à-fait captivé par les accens doux et mélancoliques et la suave harmonie de ces voix argentines, j’aurais donné beaucoup pour connaître le sens des paroles, qui, autant que j’en pouvais juger par les airs, devaient être fort tendres ; mais le Chinois mon voisin, qui comprenait l’idiome particulier de Nankin, ne s’exprimait pas assez bien en anglais pour pouvoir satisfaire ma curiosité. Je fus donc obligé d’attacher moi-même un sens à chaque geste, à chaque modulation de voix des acteurs, et je suis porté à croire que mon imagination ne m’écarta pas beaucoup de la vérité.

Quand les petits danseurs de Nankin se reposaient, les deux jongleurs commençaient à faire leurs tours d’escamotage. Ils étaient fort habiles sans doute, mais fort ennuyeux par leurs éternels dialogues, l’un jouant le nigaud qui s’étonne de tout, et l’autre l’habile homme qui semble n’attacher aucune importance à tous les prodiges qu’il fait naître. Par momens, le plus petit des deux enfans se mêlait à leurs tours d’adresse, et, plaçant sur l’extrémité d’une baguette en baleine une assiette de porcelaine, il la tenait dans un mouvement continuel de rotation, tout en prenant lui-même toutes les positions possibles : assis, couché, la main derrière le dos, sous la jambe, marchant ou se roulant sur le tapis. M. Dent lui jeta une poignée de gourdes, et mit fin à cet exercice.

Enfin, on se leva de table. Il y avait au moins deux heures que nous étions assis, et nous nous félicitions, croyant que c’était fini ; les Chinois fumaient leurs pipes, nous autres des cigarres ; il semblait que le moment du départ allait arriver. Pas du tout ; il fallut se remettre à table : nous n’avions vu que le premier service ! Les nids d’hirondelles et toutes les horreurs du commencement reparurent sous des formes nouvelles, avec des cailles frites, etc., puis vinrent des rôtis magnifiques portés en grande pompe par plusieurs domestiques ; chaque pièce fut présentée aux convives, puis portée sur des dressoirs où d’habiles écuyers tranchans la découpaient. Une heure plus tôt, j’aurais volontiers goûté de ces viandes, qui semblaient fort appétissantes ; mais j’étais encore si plein de l’odeur d’huile de ricin, que chaque chose m’en paraissait imprégnée et que j’avais de la répugnance pour tout.

Je me remis donc avec résignation à regarder les petits Nankinois, qui commençaient une danse nouvelle. L’un portait en bandoulière un tambour en forme de deux troncs de cônes réunis par le sommet, couvert d’une peau de serpent et orné de glands très longs en soie rouge. Il en jouait avec deux petites baguettes, frappant avec beaucoup de grace et d’habileté tantôt sur une seule face, tantôt sur les deux en même temps. L’autre portait un gong dont les éclatantes vibrations faisaient, avec le tambour, une musique vraiment tartare. C’étaient alternativement des danses accompagnées de chants plus vifs que ceux que nous avions déjà entendus, puis la musique ou la danse seulement.

Les jongleurs vinrent à leur tour, et avec eux aussi un découragement si fort, une envie de dormir si générale, que tous les convives, surtout ceux qui avaient fait honneur au dîner, fermaient à chaque instant les yeux, malgré les efforts évidens qu’ils faisaient pour rester éveillés. C’est dans un de ces momens probablement que M. Prinsep et T… avalèrent une espèce d’amandes fort proprement servies, qu’ils prirent pour des pralines, mais qui étaient en réalité de belles et bonnes gousses d’ail cru, bien nettes et bien pelées : il fallait voir leurs grimaces et leurs contorsions !

Après avoir vu passer je ne sais quelle quantité de plats, après avoir goûté du dîner de famille que l’on sert toujours dans ces grands galas à la fin, comme par contraste, on en vint à faire circuler des jattes de riz à l’eau avec lequel les amateurs complétèrent la plus horrible cargaison que jamais estomac d’homme ait embarquée, et en dernière analyse on but le thé pour délayer tout cela, si c’était possible. Alors ce fut déclaré fini, irrévocablement fini. Au fait, le supplice n’avait guère duré que six heures !

Le camcha ou présent fut apporté en grande pompe par deux domestiques aux jongleurs et aux jeunes danseurs. C’était une somme de treize ou quatorze gourdes en sapecks, espèce de monnaie de zinc enfilée sur des cordons. Il y a, je crois, huit cents sapecks dans une gourde : tout cela était étalé sur une grande planche.

Avant de partir, on nous invita à nous approcher de l’extrémité vitrée de l’appartement qui donnait sur la cour : c’était pour voir tirer en notre honneur un petit feu d’artifice. La principale pièce et la plus curieuse pour nous se composait d’un grand vase suspendu au niveau de la fenêtre où nous étions. Le feu prit à ce vase après l’explosion de plusieurs magnifiques soleils de toutes les couleurs, dont les rayons enflammés furent près de mettre le feu au beau tapis de la salle à manger ; alors on vit un gros arbuste que le vase contenait se couvrir de fruits ronds et bleuâtres, ressemblant assez à de belles prunes. Quoique formés par une flamme colorée, ces fruits faisaient complètement illusion ; au bout de quelque temps, ils commencèrent à prendre une teinte plus rouge et à diminuer de volume comme s’ils se flétrissaient ; ils tombèrent enfin un à un, et la cour fut rendue à sa première obscurité. Ce petit échantillon de l’habileté des Chinois en pyrotechnie nous prouva qu’il n’y avait rien d’exagéré dans les récits merveilleux que font les voyageurs des grands feux d’artifice que l’on tire à Pékin.

À une heure du matin, je me jetai sur mon lit, content d’avoir vu un dîner chinois, mais jurant bien qu’on ne m’y reprendrait plus.

Le 5 était le jour fixé pour le départ. Grace à M. Pereyra, nous avions retenu à temps une de ces goëlettes qui, moyennant cinquante gourdes, prennent jusqu’à six passagers pour aller à Macao ; d’ailleurs, quel que soit le nombre des passagers, le prix est le même. Cette goëlette ne nous servit que pour le transport de nos caisses, qui l’encombraient tellement, que nous aurions eu peine à nous y caser nous-mêmes. Durand s’était chargé de nous emmener sur un autre bâtiment, et cela l’obligea à partir de Canton quelques jours plus tôt qu’il ne l’avait d’abord résolu.

M. Beauvais nous avait tous retenus d’avance pour dîner chez lui le jour du départ. Nous passâmes donc encore quelques heures avec cet excellent homme, à qui nous devions, ainsi qu’à Durand, de n’avoir pas été jetés, comme des fous qui ne savent où donner de la tête, dans cette ville étrange où un guide est une chose indispensable. À cinq heures et demie, nous nous rendîmes au rivage accompagnés de toutes nos connaissances ; nous prîmes une tanca pour nous transporter à bord de la goëlette, et, après les serremens de main et les accolades d’adieu, nous nous éloignâmes, laissant à regret cette ville merveilleuse dont nous n’avions joui qu’en courant.

Le Sylphe avait levé l’ancre et glissait tranquillement emporté par la marée quand nous l’atteignîmes. La nuit s’avançait, une nuit calme et délicieuse, et le fleuve, éclairé de mille feux, réfléchissait partout la lumière diversement colorée des lanternes, dont les lignes mouvantes s’étendaient à perte de vue devant et derrière nous. Les flower-boats, ces riches salons flottans, laissaient échapper des faisceaux de lumière à travers leurs stores et leurs persiennes dorées. Partout, sur ces eaux si animées, le plaisir semblait faire entendre sa voix, appelant, avec les ombres de la nuit, les Chinois de toutes les classes à dépenser dans la débauche une partie de l’argent laborieusement acquis pendant la journée. À mesure que nous avancions, un bruit continuel de gongs et d’autres instrumens bruyans paraissait nous suivre, et l’odeur d’huile de ricin se mêlait à tout cela, pour donner à cette soirée le caractère le plus chinois du monde. Enfin nous laissâmes derrière nous les longues lignes illuminées de la ville flottante, qui, dit-on, ne compte pas moins de trois cent mille ames (Canton en contient près d’un million), et, lorsque nous passâmes à Whampoa, tout dormait dans cette rade si peuplée, dont les rives fourmillent de maisons.

Le 7, à onze heures du matin, nous arrivâmes, après avoir été contrariés par le calme, à côté de la frégate, qui avait quitté Lin-tin la même nuit pour mouiller devant Macao, à cinq milles de la ville.

Avec ses couvens fortifiés couronnant les hauteurs et ses longues rangées de maisons blanches sur une grève aride, Macao n’offre pas un coup d’œil bien gai, quoiqu’assez pittoresque, et cette ville sent le Portugais d’une lieue. Nous débarquâmes, au milieu des jonques de guerre et des champans de toutes les formes, devant la partie chinoise de la ville ; c’est là que sont les chantiers de construction et les bazars tortueux qui rappellent un peu les rues si bruyantes et si animées de Canton.

Il nous fallut grimper des sentiers ardus, des rues aux larges dalles échauffées par un soleil ardent, qui nous conduisaient dans la partie de cette ville morte et silencieuse où se trouve la belle maison de M. Inglis. Durand avait aussi un appartement dans cette demeure hospitalière, ainsi qu’un jeune homme nommé Borgès, qu’il avait amené avec lui de Valparaiso. Je fus présenté au maître de la maison, et nous montâmes ensuite chez M. Borgès, que nous trouvâmes entouré de dessins et de peintures, occupé à finir un petit tableau représentant une vue de Canton. M. Borgès est un amateur de dessin distingué, qui ne voyage que pour satisfaire son goût pour cet art, devenu chez lui une vraie passion. Après avoir admiré les nombreux croquis qu’il a faits en traversant les Cordillères des Andes, après avoir respiré encore une fois avec bonheur cet air d’atelier que je n’avais pas senti depuis long-temps, je me mis à la disposition de Durand pour aller voir nos bons missionnaires français, sur le compte desquels on ne tarissait pas d’éloges à bord de la frégate. Ces excellens prêtres attendaient avec anxiété les momens où les officiers et les élèves allaient à terre pour courir au-devant d’eux et les emmener à leur logis ; nos gens y trouvaient une table presque recherchée et de bons lits, choses réservées pour les étrangers et prodiguées pour des compatriotes, mais dont les missionnaires eux-mêmes ne font pas usage.

Durand me mena d’abord chez les lazaristes : c’est une société différente de celle des Missions Étrangères, quoique poursuivant le même but. Leur maison, située un peu plus loin et dans un quartier écarté, est parfaitement disposée et surtout bien aérée, ce qui est à Macao une condition indispensable. M. Torrette, le directeur, nous reçut à merveille et nous rappela pour le soir même une invitation à dîner qui avait déjà été faite à bord. Après les lazaristes, nous visitâmes les autres missionnaires, dirigés par un prêtre aussi distingué que bon, M. Legrégeois. Plein d’instruction et d’une conversation extrêmement agréable, M. Legrégeois me captiva, comme il avait captivé mes camarades, par son esprit et sa simplicité.

Un Américain établi à Manille m’avait donné une lettre d’introduction pour M. Chinery, peintre anglais résidant à Macao. Arrivé à Lintin, j’envoyai cette lettre à son adresse, avec un billet où je donnais les raisons qui m’empêchaient de me rendre moi-même à la ville portugaise avant d’aller à Canton. Je reçus une réponse aussi aimable que possible. On m’offrait l’atelier de l’artiste et un logement de garçon, puis des courses dans la campagne pour dessiner, etc., etc. J’étais donc presque attendu chez M. Chinery, lorsque nous y arrivâmes avec Durand, un de ses plus grands admirateurs. Je trouvai un petit homme d’une cinquantaine d’années, mais frais et robuste, à l’humeur joviale, original comme un artiste, généreux comme un Anglais. Nous parlâmes beaucoup de M. Barrot, qu’il avait connu pendant son séjour à Macao ; nous visitâmes ensuite quelques-uns de ses innombrables et précieux albums. Je m’extasiai devant ses peintures fraîches et hardies, gémissant intérieurement de voir un talent aussi distingué enfoui dans une ville portugo-chinoise, au bout du monde ; mais, établi depuis long-temps à Macao, M. Chinery y a pris ses habitudes : maintenant il devient vieux, et, quoique d’une incroyable activité pour son âge, il ne peut songer sans frémir à traverser les mers pour aller sous le ciel brumeux de l’Angleterre. Il mourra donc en Chine, où il vend ses moindres pochades au poids de l’or ; et ses immenses matériaux sur ce pays curieux, ses gouaches, ses huiles, ses aquarelles et ses esquisses si spirituelles, deviendront peut-être la proie d’un barbare qui ne saura pas les apprécier ! Je pensais à tout cela en regardant des dessins remarquables dans tous les genres, car M. Chinery excelle dans les figures, dans le paysage, et il fait la marine à merveille.

Cependant le jour baissait, il était temps de se retirer. Durand m’entraîna hors de cette maison, où je serais resté volontiers tout le reste de la journée sans manger, ne songeant à rien qu’au dessin ; nous laissâmes l’aimable artiste, qui nous fit promettre de venir déjeuner avec lui le lendemain matin à huit heures.

Le soir, comme je l’avais bien prévu, nous fîmes un souper des plus agréables ; les bons pères étaient heureux de nous fêter chez eux ; on but d’excellent vin, on porta des santés chères à tous, et chacun était enchanté. Pour moi, quand on but à la santé des missionnaires et à la prospérité de la société, je ne pus m’empêcher d’ajouter avec émotion : « Puissent ces vœux être exaucés pour les absens aussi bien que pour les présens ! » et je fus compris, car on avait parlé long-temps des périls inouis courus par les apôtres de la Chine et de la Corée. On devina la cause de mon émotion ; mais ces victimes, dévouées au sacrifice et habituées à envisager la mort comme une récompense, ne purent avoir une idée du mélange d’horreur et de pitié dont je fus saisi en pensant qu’à l’instant même où nous parlions plusieurs missionnaires expiraient peut-être dans les tourmens, comme ce malheureux qui venait d’être coupé en morceaux en Cochinchine, ou souffraient sans espoir dans des prisons plus redoutables que la hache du bourreau, comme le père Jacquart, actuellement enfermé à Hué-fo dans une cage de fer.

Ces pensées tournèrent à la tristesse mes idées jusqu’alors si gaies ; je me voyais entouré de jeunes prêtres de vingt-cinq à trente ans, beaux, instruits, nés dans les classes aisées de la société dont ils auraient pu être l’ornement, et qu’ils avaient fuie pour venir mourir sur une terre barbare. Ils causaient du monde et de ses plaisirs comme s’ils en faisaient encore partie, je les voyais rire avec mes camarades de ce rire de jeune homme qui inspire la gaieté, et un étranger les eût pris pour des officiers d’un autre bâtiment français, car ils étaient vêtus comme nous, avec le pantalon blanc et la veste blanche : livrée de laïque qu’ils sont obligés de porter pour échapper à l’inquisition chinoise, qui ne permet qu’à un nombre limité de missionnaires de séjourner à Macao. Cependant tous ces jeunes hommes étaient voués au plus pénible, au plus dangereux apostolat. Oh ! c’est une horrible chose que de voir ainsi les talens et la jeunesse aller au-devant des bourreaux ! Mon cœur était profondément ému à l’aspect de cette joie et de ce festin, le dernier de ce genre auquel devaient assister tous les missionnaires présens, à l’exception peut-être de M. Legrégeois et de M. Torrette, obligés tous deux de rester à Macao pour diriger les missions.

Le lendemain, au point du jour, nous nous levâmes pour aller visiter les belles pagodes des marins chinois. Nous y trouvâmes M. Prinsep ; il était déjà en train de dessiner. M. Borgès suivit son exemple ; Durand et moi, nous montâmes parmi les blocs de rochers taillés que l’on a trouvé moyen de faire servir à la construction de temples charmans. Le plus beau de ces temples est sur le bord de la mer, et adossé à la montagne ; des arbres magnifiques ombragent, par une exception extraordinaire, ce monument de la piété des marins ; on ne peut rien voir de plus pittoresque comme ensemble, et les détails sont d’un travail exquis. J’aurais voulu dessiner ce temple, mais j’avais à peine le temps de regarder.

Nous prîmes un des sentiers nombreux conduisant aux petits temples qui s’élèvent en étages au-dessus du premier ; il a fallu certainement toute la patience et tout le talent des Chinois pour tirer ainsi parti d’une montagne aride qui n’est réellement qu’un seul rocher formé de plusieurs blocs amoncelés.

Chaque pagode était soigneusement balayée ; la lampe, constamment allumée devant l’image du dieu, annonçait la place où il fallait venir brûler les petits bâtons ou les artifices qui servent d’encens, et nous ne fûmes pas long-temps sans voir arriver des dévots qui se mirent tranquillement à genoux comme si nous n’eussions pas été là, se prosternant par momens et faisant leur offrande à la divinité avec toute la piété possible.

Enfin, séduit par le toit délicat et les jolis ornemens du plus haut de ces temples, j’avais tiré mon album et je commençais à en faire une esquisse, lorsque les cris de tous ces messieurs restés en bas nous forcèrent de laisser un des plus jolis sites que j’aie vus. Nous nous hâtâmes, car il était temps d’aller déjeuner chez M. Chinery. Lui aussi venait de faire sa petite course d’artiste ; il n’y manque jamais, ajoutant ainsi tous les jours quelques croquis à cette belle collection de dessins qu’il possède. Il nous avait promis la veille de faire une gouache devant nous, et il se mit à l’œuvre en quittant la table. En un quart-d’heure, nous vîmes sortir de son habile pinceau une jolie barque chinoise, se mirant dans l’eau calme d’une rade éclairée par les rayons du soleil levant ; cette rapide ébauche achevée, il me l’offrit, et je n’eus garde de la refuser. Nous commençâmes à feuilleter ses albums, et les heures n’étaient plus que des minutes pour nous, quand l’impitoyable Durand, toujours là pour nous rappeler à l’ordre, donna le signal du départ. Nous nous rendîmes chez M. Legrégeois, qui proposa, malgré la chaleur, une course à la grotte du Camoëns. Il fallut traverser toute la ville, les bazars chinois, pour parvenir au beau jardin anglais où se trouve le fameux rocher qui vit écrire la Lusiade.

Sur un monticule assez escarpé, compris dans l’enceinte du jardin, se trouve une roche nue, percée dans le sens de sa largeur en forme d’arche ; dans le passage formé par cette ouverture, on voyait une anfractuosité qui pouvait servir de siége : c’est là que le Camoëns aimait à venir rêver et écrire. Maintenant, depuis que M. Rienzi a passé par Macao, la niche du rocher n’existe plus ; elle a été plâtrée pour contenir une longue inscription en vers français assez mauvais, dont le cerveau de M. Rienzi a fort laborieusement peut-être, et, à coup sûr, fort malencontreusement accouché en l’an de grace 1828 ou 1830. On a bâti aussi sur la cime du rocher un petit belvédère qui domine toute la ville ; on y jouit d’une belle vue, un peu obstruée cependant par les arbres du jardin.

Nous revînmes assez satisfaits de notre promenade, mais horriblement fatigués. Le jour suivant, il y eut un bal chez l’excellent M. Van-Baser, qui fit les honneurs de sa jolie maison avec l’inaltérable gaieté et la bonne grace dont nous avions eu déjà tant d’exemples à Canton.

Enfin, le 10 novembre 1838, nous appareillâmes. Le capitaine Elliot, les missionnaires et tous nos amis de Macao étaient venus la veille à bord nous présenter leurs adieux ; ils firent un dernier déjeuner sur cette frégate qui rappelait si vivement la France à des exilés presque tous condamnés à ne plus la revoir. Ce fut avec une émotion bien sincère que nous leur serrâmes la main et que nous les embrassâmes en les accompagnant à l’échelle, quand la nuit vint leur donner le signal du départ.


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  1. Les roussettes des Mariannes ont les mêmes habitudes diurnes que celles des Philippines ; voici comment s’expriment à ce sujet MM. Quoy et Gaimard dans la zoologie du voyage de l’Uranie :

    « Cet archipel n’a qu’un mammifère qui ne lui ait pas été apporté, c’est la roussette de Kerandren, dont les nombreuses troupes n’occasionnent point de dégâts, parce que les insulaires ne cultivent presque pas d’arbres à fruit.

    « Nous avouons que nous fûmes étrangement surpris, lorsqu’étant avec M. Bérard sur la petite île aux Cocos, nous vîmes ces animaux, bravant l’éclat du soleil, voler en plein jour. Jusqu’à cet instant, nous avions cru que, fuyant la lumière, ils ne sortaient que pendant les ténèbres. Ils planent à la manière des oiseaux de proie, et s’accrochent, dans le repos, aux arbres ou bien sur les rochers. Les Mariannais en mangent la chair, malgré l’odeur désagréable qu’elle exhale. »

    M. Salt a vu aussi à Mahavilly, dans le Mysore, des chauves-souris de quatre pieds d’envergure voler en plein jour. (Voyage de lord Valentin.)

  2. Si néanmoins, pendant que la mère tient la rame, un de ses enfans vient à tomber à l’eau, comme cela arrive quelquefois, il est promptement repêché, car il reste près de la surface de l’eau ; une gourde creuse attachée à son cou, flottant alors en manière de bouée, sert à la fois à indiquer le lieu où il se trouve et à l’empêcher de descendre au fond.
  3. On n’a pas oublié sans doute le curieux récit que M. Adolphe Barrot a fait de son Voyage en Chine dans cette Revue (nos des 1er et 15 novembre 1839). La relation du jeune officier de marine pourra sembler, dans quelques détails, offrir des points d’analogie ; mais nous n’avons pas cru devoir les faire disparaître, les deux récits empruntant à cette circonstance même un nouveau caractère d’exactitude.