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Journal d’un voyage de Genève à Paris/Lundi 2

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Anonyme
J. E. Didier, imprimeur-libraire (p. 135-144).

Lundi.

Mon intention était de vous mener tout de suite à Melun ; mais le pont de Montereau, sur lequel nous venons de passer, nous a arrêté quelques instans. Ce pont est très-connu dans l’histoire par un événement fort tragique. C’est de l’assassinat de Jean, duc de Bourgogne, dont je veux parler. Il se commit dans le lieu sur lequel nous nous sommes arrêtes, le 10 Septembre 1419, en présence de Charles, dauphin de Viennois, le même qui fut ensuite roi sous le nom de Charles VII.

Dans la principale église de Montereau, il y a une épée appendue, qu’on dit être celle que portait le duc de Bourgogne lorsqu’il fut assassiné. On faisait remarquer aussi sur le pont de cette ville, il n’y a pas encore long temps, un pavé que la tradition disait être encore taché du sang de ce prince ; ce pont ayant été ruiné, il a été rétabli il y a environ vingt ans, et il est actuellement plus beau et plus solide qu’il n’était.

Le département dans lequel nous nous trouvons, porte le nom de Seine et Marne.

La ville de Melun, où nous venons d’arriver, m’a paru assez jolie. Plusieurs perruquiers vinrent nous offrir leurs services, que nous acceptâmes avec plaisir tous, à l’exception de mon ami ; nous fîmes notre toilette, voulant nous présenter à table pour faire notre dernier repas, avec un costume un peu moins en désordre.

Le perruquier qui me tomba en partage, était un jeune homme assez instruit ; il me parla beaucoup de Melun. « Cette ville, me dit-il, ressemble assez à Paris par sa figure et sa situation. La rivière de Seine y forme une isle, et coupe la ville en trois parties. La ville propre, du côté de la Drie ; la cité ou l’isle, et le côté du Gatinois. L’on voit dans la cité, les vestiges d’un temple qui a été consacré à la déesse Isis. C’est un bâtiment qui forme un quarré long, & dont il ne reste plus que les quatre murailles. »

Lui ayant demandé en riant le nom des grands hommes que Melun avait produits, il m’apprit que le célèbre Jaques Amiot, qui a traduit Plutarque et les poésies de Longius, était de cette ville. Je lui en fis mon compliment.

Le dîner servi, l’on vint m’avertir. Je trouvai dans le sallon mes compagnons de voyage un peu moins en chenilles. La jolie Ferrand avait endossé une robe de taffetas verd clair, à petites mouches, qui lui allait à ravir, et sa physionomie charmante, sur laquelle le plaisir était toujours peint, ne paraissait nullement se ressentir de la fatigue de la nuit. Nous lui fîmes compliment du goût qui régnait dans ses ajustemens et des grâces répandues dans toute sa personne. Elle reçut nos politesses en femme qui sait son palais-royal sur le bout du doigt. Mon ami, qui de sa vie ne s’était trouvé en pareille société, ouvrait de grands yeux, et vivement affecté des égaremens de cette jeune personne, essayait de la prêcher. Hélas ! le pauvre garçon parlait bien à une sourde ! il ne connaissait pas encore le genre, comme il me l’a souvent répété depuis !

Nous nous mîmes à table : la gaieté, qui avait précédé le repas, s’empara bientôt de nous. Le vin qu’on nous avait servi était délicieux, et Mlle Ferrand en versant a droite et à gauche, portait mille santés, auxquelles il fallait faire honneur.

« Voulez-vous, Messieurs, nous dit-elle, que je vous apprenne le procédé que j’emploie pour boire de la bonne eau ; c’est d’y mêler beaucoup de vin. Je ne me suis jamais trouvée incommodée de l’eau ainsi mélangée. » Nous la laissâmes jusques à la fin du repas user de ce prudent moyen. — Au dessert, Blaque entre ; nous faisant mille souhaits de bonheur, il nous pria de signer quelques procès-verbaux relatifs aux frais extraordinaires que les mauvais chemins l’avaient obligés de faire ; puis il nous présenta une assiette, dans laquelle nous mîmes chacun six francs ; nous accompagnâmes ce don de témoignages sincères de notre satisfaction pour la manière honnête avec laquelle ce brave homme s’était conduit à notre égard pendant tout le cours du voyage.

Pour finir le repas plus gaiement encore, nous demandâmes une bouteille de vin de Champagne : elle fut bientôt vidée. Le vin nous parut bon, quoiqu’il ne fût guères petillant ; il acheva de nous mettre en bonne humeur. Je ne puis vous rendre les éclats de rire que nous fîmes lorsqu’il fallut payer, et que l’on ne nous demanda que dix-huit sols pour prix de cette bouteille de Champagne. Nous avions cru de bonne foi boire de l’excellent vin que nous aurions volontiers payé cinq ou six livres, si l’on nous l’eût demandé, tant il est vrai que le haut prix qu’on met aux choses, qui par elles-mêmes sont déjà bonnes, fait encore supposer une plus grande supériorité dans la qualité : mais avoir cru être bien régalés, et n’avoir eu que de la liqueur de dix-huit sols, c’est ce que nous ne pardonnions pas à notre hôte, nous étions trop gais pour nous plaindre. Mad. B… et Mlle. Ferrand, qui, au milieu du repas, s’étaient fait des amitiés, se chargèrent entr’elles deux de tourmenter, par leurs plaisanteries, l’aubergiste de Melun, de la manière du monde la plus cruelle, de nous avoir traité si mesquinement.

Remontés dans la voiture d’où nous ne devions descendre qu’à Paris, l’ivresse de la demoiselle nous étonna ; elle criait à tue tête, elle appelait les passans, et ses exclamations de VIVE LA NATION, allaient frapper les oreilles des gens les plus éloignés. Des cris elle passa aux chansons, les plus bruyantes étaient les préférées, le Dôlois l’animait par des couplets peu tristes. Des chansons, elle vint à des discours moins calmes, puis à la colère : elle nous apostropha les uns après les autres, et paraissait furieuse contre le garçon d’auberge de Joigny, qui nous avait appris qu’elle était entretenue par un ci-devant marquis dont je dois taire le nom ; elle se reprocha ensuite ses égaremens, et se mit à pleurer : nous essayâmes de la tranquilliser. Le sommeil, heureux sommeil, qui vient au secours des infortunés, s’empara de ses sens : nous parlâmes bas, pour ne pas troubler un repos que nous crûmes lui être nécessaire.

Qu’elle était belle, cette malheureuse fille, dans ce moment de calme ! Nous plaignîmes son sort infortuné, et le trouble dans lequel elle passe bien des instans. Mad. B…, dont l’ame était naturellement sensible, paraissait plus vivement touchée de la situation de cette jeune personne. Puisse hélas ! la vertu pénétrer quelque jour dans son cœur, et la ramener au bonheur par une route plus sûre !

Nous avons traversé la partie la plus étroite du département de Seine et Oise, qui est resserrée entre les départemens de Seine et Marne et de Paris. Nous roulons actuellement sur le terrain qui dépend de ce dernier.

Je ne vous dirai rien des environs de la capitale, ils ont été assez décrits. Nous venons de découvrir les tours de Notre-Dame et le dôme de Ste. Geneviève. Arrivés à Charenton, l’on a remis des paquets qui ne devaient pas entrer avec nous dans Paris ; cette petite contrebande est un des tours de bâton des conducteurs. Enfin nous sommes entrés dans l’avenue de Vincennes, à la barrière du trône un commis monta sur la voiture pour la surveiller, et reçut pendant une heure la pluie la plus abondante. Descendus au bureau des diligences, nous trouvâmes nos amis qui nous attendaient. Là nous nous sommes séparés : depuis ce moment je n’ai revu ni l’officier, ni le Dôlois : j’ai fait une visite à M. et à Mad. B… Deux fois j’ai rencontré aux Thuileries Mlle. Ferrand, qui est partie avec son ci-devant marquis pour la Guadeloupe où il a été employé, et je n’ai pas eu autant d’occasions de voir mon ami que je l’ai desiré.

Me voici enfin seul dans ma chambre, accablé de fatigue, de tristesse et d’ennui : je m’étais accoutumé pendant huit jours à cette vie turbulente, et le repos dont je pouvais jouir contrastait trop avec l’exercice que j’avais pris. Esclave de mes habitudes, je sentis la nécessité d’en secouer le joug. Mes jambes étaient enflées, effet naturel d’un long séjour en voiture ; je desirai me coucher, mais je ne le fis qu’après avoir instruit mon amie de mon heureuse arrivée.

FIN.