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Journal d’un voyage de Genève à Paris/Texte entier

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Anonyme
Journal d’un voyage de Genève à Paris
par la diligence, fait en 1791 par M. ******.
J. E. Didier, imprimeur-libraire.

JOURNAL
D’UN VOYAGE
DE
GENÈVE À PARIS,
Par la Diligence,
FAIT EN 1791
PAR M. ******.

La peine a ses plaisirs, le péril a ses charmes.
Henriade, Chant IV

À GENÈVE,
Chez J. E. Didier, Imprimeur-Libr.
À PARIS, Au Bureau des nouveaux Livres
Classiques, rue St. Jaques, No 157,
près le Collège Louis-le-Grand.

1792.


LETTRE
à M. ***.
Séparateur


Je vous envoie, mon cher ami, le Journal de mon voyage à Paris ; il renferme tous les événemens qui se sont succédés durant une semaine entière : Si cette lecture peut vous faire plaisir, j’aurai rempli mon but.

Une personne à qui je l’ai communiqué, m’a conseillé de le mettre au jour. « Ce petit Ouvrage, m’a-t-elle dit, pourra, malgré ses imperfections, faire plaisir à quelques lecteurs ; les parens dont le fils partira pour la capitale, la sœur, l’amie qui voudront le suivre pendant sa route, liront votre livre. Il sera aussi utile au voyageur lui-même, auquel il servira d’Itinéraire, en lui indiquant les lieux par lesquels il doit passer, et les principaux monumens qu’il pourra visiter, votre livre à la main. »

Les réflexions qu’il renferme, sont le résultat des conversations que j’ai eues avec les personnes qui occupaient comme moi une place dans la Diligence.

Un voyage de huit jours par cette voiture, est un ouvrage d’un cadre absolument neuf ; il pourra piquer la curiosité de quelques personnes. Je vous en fais propriétaire, en vous laissant la liberté d’en faire l’usage que vous jugerez à propos.

M. de Cub.... se précipite au milieu d’un brasier ardent pour sauver des flammes des vers dont il était l’auteur. Un an après, ayant, par un travail soutenu, perfectionné ses talens en poësie, il condamna au feu ces mêmes vers qu’il en avait retirés avec tant d’empressement, et il exécuta cette sentence de sa propre main.

Il se pourrait que mon Journal eût le même sort.

Paris ce .... 1791.

JOURNAL
D’UN VOYAGE
DE
GENÈVE À PARIS.
Séparateur


Lundi.

Les momens d’un départ sont toujours intéressans, lorsque l’on quitte ses parens, ses amis, ses habitudes, une amie dont on est tendrement aimé, et qui a des droits sacrés à notre attachement.

Après avoir fait mes adieux à ma famille, je priai M. P**. et ses fils de vouloir bien m’accompagner jusques à quelque distance de Genève, où je devais joindre la Diligence. Nous partons, il est une heure après midi, et nous faisons halte à Sécheron, pour attendre la voiture qui devait me transporter à Paris : à peine y avait-il un quart-d’heure que nous attendions dans cet endroit qu’elle arriva. « Il faut nous séparer, dis-je à mes amis, conservez moi votre attachement ; donnez-moi de vos nouvelles. Allez consoler ma C***, dites-lui que j’ai pensé à elle en vous quittant, et ne l’abandonnez pas dans sa douleur. »

Je crois devoir faire la description de la voiture dans laquelle je viens de monter, et des gens qu’elle contenait : quant aux usages suivis dans les Diligences, j’en parlerai toutes les fois que l’occasion s’en présentera.

Peignez-vous une grande berline des plus solides, à six places, doublée en cuir, exactement fermée, sur le devant de laquelle est un cabriolet occupé par le conducteur. Six chevaux menés par deux postillons la tirent : les bagages et malles sont placées sur un chariot qui suit la voiture.

M. D**, mon ancien ami, M. B...., son épouse et moi, sont les individus oui aspirent au bonheur d’arriver au plutôt dans la capitale du royaume de la liberté.

Après quelques instans d’une conversation générale, l’on se demande réciproquement les motifs de son départ. Mon ami dit qu’il voyageait pour rétablir sa santé, M. et Mad. B.... nous apprirent qu’ils allaient à Paris recouvrer une succession.

Nous étions tristes, il était aisé de reconnaitre à nos yeux que nous avions versé des larmes ; nos dispositions étaient sentimentales, et tout ce que nous éprouvions nous le paraissait.

La voiture s’arrête à Versoix, petit village dont Choiseul s’est efforcé en vain de faire une ville. Suisses et Genevois, remerciez l’arbitre des destinées, de ce qu’il n’a pas favorisé les desseins du Ministre qui voulait vous nuire. Vous n’entendrez pas votre voisin faire du bruit lorsque vous reposerez en paix, et il ne vous enlèvera pas les ressources de votre industrie et de votre commerce.

Copet, petite ville habitée par des pêcheurs, n’est remarquable que par son château. Bayle l’habite quelque temps dans sa jeunesse, en qualité d’instituteur des enfans de M. de Normandie de Genève, qui était alors possesseur de la terre de Copet.

Le château et le parc qui sont très beaux, sont dans une des plus belles expositions des environs du lac de Genève.

M. Necker s’y est retiré lorsque ses peines et ses services furent dédaignés par une Nation généreuse mais légère, qui oublia les obligations qu’elle lui avait. Il a bien fait de choisir cette paisible retraite ; il pourra savourer les beaux fruits qu’il aura arrosés ; le plus beau des lacs lui fournira des mêts délicieux ; l’étude dissipera ses momens d’ennui s’il en éprouve, et ses lumières éclaireront ses concitoyens, ses partisans et ses ennemis.

La route de Genève à Nyon est belle et bien entretenue : d’un côté vous avez les rives du lac, et de l’autre, des vignobles bien cultivés. Je ne parlerai point des beautés des environs, de ces points de vue charmans que l’on découvre à chaque pas, et de ces milliers de maisonnettes blanches avec des contrevents verds répandus çà et là dans le plus vaste amphithéâtre, que Rousseau a si bien décrites dans son Émile ; mais je ne dois point passer sous silence les sensations qu’éprouve l’âme lorsqu’on se promène sur les bords du lac de Genève ; cette disposition à la mélancolie fait passer des momens délicieux : l’on m’a dit que quelques écrivains ont voulu définir les causes de cette disposition, je ne connais point leurs sentimens à cet égard ; mais voici ce que je crois qui produit au-dedans de nous cet effet mélancolique.

La nature n’est peut-être nulle part plus belle que dans la Suisse ; les contrastes de la lumière, les grandes scènes que l’on a sous les yeux, la pureté de l’air, ces oppositions que l’on rencontre à chaque instant : ici, à travers les arbres, vous appercevez un clocher ; le cri des pâtres, les bêlemens des troupeaux vous annoncent une habitation ; là une immense nappe d’eau argentée, couverte de barques et de batelets, contraste avec le verd des campagnes ; du côté de la Savoie, un riche coteau, qui récompense les soins du laboureur, est surmonté d’une énorme masse de glace, dont l’extrémité s’élève au-dessus des nuages. La paix, la tranquillité, qui accompagnent ces sublimes aspects, vous font éprouver une espèce d’émotion : l’âme la plus forte ne peut saisir, embrasser les immenses et magnifiques tableaux qui lui sont présentés, elle recherche alors les détails ; les premières dispositions qui subsistent encore, la suivent dans cette recherche ; l’examen d’un objet la conduit à un autre, et la quantité dont elle ne peut se pénétrer, la plonge dans une rêverie mélancolique, qui a ses charmes pour les heureux habitans du pays de Vaud : l’étranger éprouve ces sensations, mais d’une manière moins forte. Le Genevois, en regardant son lac, se rappelle les plaisirs de son enfance, les fêtes patriotiques dont il a été le témoin ou l’acteur ; il voit l’habitation de son ami, de son bienfaiteur ; son œil fixe avec plaisir le toit sous lequel repose la famille laborieuse qui s’occupe d’agriculture ou de pêche.

Ce fut au milieu de ces réflexions que nous arrivâmes à Nyon. Il faisait nuit : cette petite ville contient, dit-on, beaucoup d’antiquités dont je n’ai jamais eu connaissance.

Nous passâmes une partie de la soirée auprès du feu sans presque dire un mot ; enfin l’on servit le souper, le vin du pays nous procura un instant de gaieté tranquille ; sur la fin du repas nous bûmes à la santé de ce qui nous était cher, et que nous laissions à Genève. Mad. B… avec une très-jolie voix chanta une romance qui nous fit grand plaisir. Mais en voyage, comme lorsqu’on est arrivé, l’homme termine toutes les journées par le sommeil ; nous suivîmes la meilleure et la plus commune des habitudes.

À peine étions-nous au lit que nous fûmes régalés de la sérénade la plus discordante que j’aie ouï de ma vie. Si je ne me trompe, l’orchestre était com posé de deux violons qui faisaient la même partie en re, de deux clarinettes en si, et de deux flageolets en je ne sais quel ton : pour donner de l’ensemble et de l’aplomb à cette infernale musique, un tambourin humide et sans son, battait la mesure à faux, et sans le vouloir, je pense, concourait à rendre cette symphonie complètement ridicule.

Je ne dirai rien des airs qui furent joués ; j’aurais mieux aimé entendre le ran des vaches, cet air sentimental ; que l’on défendit de jouer dans les camps, parce que, rappelant aux Suisses les plaisirs de leur enfance, le toit paternel, le bonheur dont ils jouissaient dans leur patrie, ils désertaient ou mouraient de langueur.

« Entends-tu, dis-je à mon ami, ces bonnes gens avec leur musique ? ils me rappellent ces vers de Vadé :

Soudain, il sort d’un violon,
Qui, par sa forme singulière,
Avait l’air d’une souricière,
Des sons, que les plus fermes rats
Auraient pris pour des cris de chats.

— Tais-toi, écoutons ce que disent les musiciens. “C’est pour Mlle. Jeanneton N…” Ah ! en vérité ces MM. sont charmans ; apprenez, amans ou musiciens de Nyon, que lorsqu’on veut donner une sérénade à sa maîtresse, on l’instruit seule de son projet ; le soir choisi, l’amant arrive avec ses virtuoses, et sa belle feint d’ignorer que cette musique est pour elle.

Mais ce n’est qu’en Suisse que les amoureux, après avoir éveillé les gens par le plus affreux sabbat, terminent leur charivari par annoncer qu’il est dédié à Mlle une telle. Ô ! Italiens ! oh ! Espagnols ! est-ce de cette manière que vous donnez des sérénades à vos belles ?

Mardi.

À quatre heures et demie, nous étions en route pour nous rendre à Trélex ; il faisait obscur, le froid se faisait sentir : après avoir fermé les glaces de la voiture, nous essayâmes de nous endormir.

Je reposais assez tranquillement ; lorsque nous arrêtâmes à Trélex : quelques paysans, qui venaient de traverser le Jura, s’approchèrent de nous, et dirent au conducteur qu’il était impossible de passer la montagne, et qu’à leur avis, le meilleur parti à prendre était de revenir sur nos pas et prendre la route du fort de l’Écluse. Bla- que, c’est le nom de notre honnête conducteur, n’était pas homme à croire ainsi ce qu’on lui disait ; il fit ajouter deux chevaux à la voiture, et après une halte d’une heure, nous repartîmes.

Le jour commence à paraître, les nuages qui surmontent les énormes glaciers de la Savoie, se teignent légèrement en rose ; le reste du ciel est pur, les étoiles disparaissent ; je descends pour jouir plus à mon aise du plus auguste spectacle dont j’aie jamais été témoin.

Le soleil, qu’on n’appercevait pas encore, colorait le sommet des montagnes ; l’horizon était en feu, le lac et les coteaux du côté d’Évian étaient dans l’ombre, et contrastaient avec la vive lumière répandue sur cette immense quantité de glaciers qu’on découvre de la montagne de St. Cergue.

Nous voyions la neige pour la première fois ; plus nous avancions et plus la route devenait difficile par sa rapidité et la quantité de neige. Le soleil nous montre sa face rayonnante, et nous promet un beau jour ; mille diamans couvrent cette vaste nappe qui enveloppe la nature ; l’hiver est dans toute sa majesté, la terre est en deuil.

La voiture enfonçant dans la neige ne pouvait avancer, malgré les efforts des chevaux ; j’engageai mon ami et M. B.... à descendre du carosse et de faire à pied la route jusques à St. Cergue ; nous laissons Mad. B.... dans la voiture, escortée par le conducteur et trois ou quatre postillons.

Il y avait une heure que nous montions, lorsque nous rencontrâmes deux voyageurs auxquels nous demandâmes si nous étions près d’arriver à ce St. Cergue tant désiré. — Oh ! nous dit l’un d’eux, dans deux heures et demie, en allant d’un bon pas, vous y arriverez. Il nous dit vrai.

Cette montagne est très-abondante en gibier ; nous voyions à chaque instant les traces des lièvres et des chevreuils imprimées dans la neige ; nous crûmes reconnaître les pieds d’un ours, et je suppose que nous ne nous sommes pas trompés ; chacun sait que ces animaux abondent dans le canton de Berne.

Plus nous nous élevions, et plus la scène que nous avions sous les yeux devenait majestueuse : cette belle journée fut un bonheur pour nous ; s’il eût fait de la pluie ou de la neige, il nous eût été impossible d’aller plus loin. Enfin, après avoir gravi la plus rude des montagnes et avoir été cent fois enfoncés dans la neige jusqu’à la ceinture, nous arrivâmes à St. Cergue.

Les premiers individus que nous rencontrâmes, furent les miliciens que LL. EE. y ont envoyés pour faire respecter leur pouvoir et empêcher le peuple d’écouter cette voix de la liberté qui tonne à ses oreilles et qui lui dit de réclamer ses anciens droits. Ces soldats étaient tous des jeunes gens bien faits et robustes, qui en faisant leurs factions se jetaient des pelottes de neige,

Nous envoyâmes aussi-tôt trois traîneaux et huit chevaux pour amener la Diligence ; en attendant, pour réparer nos forces mon ami et moi, nous nous mîmes sur la conscience chacun trois jattes de café… M. B… aimait le vin, il ne prit aucune part à notre déjeûné.

L’heure du dîner était arrivée lorsque le bruit des fouets nous annonça la Diligence. Mad. B…, qui mouroit de faim et de froid, nous récita pendant le repas le détail des peines qu’avaient eues les voituriers pour monter la montagne.

La caisse de la voiture avait été attachée sur un grand traîneau, d’autres portaient les roues, les malles, &c. Dix hommes, vingt-deux chevaux, quatre traîneaux et deux voitures étaient rassemblés au même lieu, dans une route de six pieds de large, bornée de chaque côté par un rempart de neige très-élevé, quand, sans doute pour embarrasser le Coche, descendent de la montagne quatre Allemands marchands de cochons, qui chassaient devant eux environ quatre-vingt de ces animaux, et pour augmenter l’embarras, un meûnier, avec une dixaine d’anes, qui allait de Trélex à St. Cergue, joint l'arrière-garde de la troupe. Jugez du cahos, des cris des postillons, des cochons, des anes, de Blaque à la voix de Stentor, des coups de fouets donnés et reçus : cette plaisante rencontre est difficile à décrire.

Tandis que le conducteur jurait, que les marchands de cochons poussaient ces Messieurs, l’anier, qui était un personnage plaisant, montait sur l’impériale du carrosse, pour jouir à son aise du spectacle vraiment comique qu’il avait sous les yeux.

J’aime cet homme, il est observateur, la rencontre la plus bizarre lui fournit l’occasion de voir comment tous ces individus ainsi rassemblés viendront à bout de passer et de continuer leur route : pour ne perdre aucune scène de détail, ne pouvant gravir sur la neige, il monte sur la voiture la plus élevée ; de-là il découvre les quatre Allemands, courant çà et là, criant à perdre la tête à leurs nombreux troupeaux, qui s’engageant parmi les chevaux et les voituriers qui veulent les éviter, en reçoivent mille coups, et poussent de vrais cris de cochons. C’est à qui augmentera le bruit ; les uns rient, les autres font des imprécations, tous crient ; le chien de Blaque, placé sur la diligence, répondait de toutes ses forces, en agitant ses clochettes, aux aboiemens des chiens qui accompagnaient les pourceaux : les anes épouvantés de ce vacarme s’enfuient, le meûnier joint alors ses cris à ceux du reste de la compagnie, Mad. B… jouit tout à son aise du plus horrible bacchanal qu’il soit possible d’imaginer. Enfin, les cochons ont passé, l’anier est descendu, il a rassemblé ses montures, la caravane poursuit sa marche, et après mille peines, arrive heureusement à St. Cergue.

Il était midi lorsque nous reprîmes notre route : la crainte d’être renversé et de me rompre peut-être quelque membre, dans une montagne remplie de neige, loin de tout secours, me fit prendre la résolution de faire seul, à pied, le chemin de St. Cergue aux Rousses.

Je pars donc le premier : la caravane me suit de la manière que je l’ai dit plus haut : je l’eus bientôt perdu de vue dans un chemin tortueux ; je n’entendis plus que les cris et les coups de fouets de vingt hommes qui excitaient les chevaux, et soutenaient la voiture dans les passages difficiles. Mon ami, M. et Mad. B.... étaient restés dans le carrosse. Peu après je n’entendis plus rien.

Je marchais seul dans un vallon rempli de neige, borné de chaque côté par une haute montagne couverte de sapins majestueux ; j’étais ébloui par la verbération du soleil sur cette immense nappe blanche. Mon âme, portée à la réflexion par le silence et le calme le plus profond, se rappela les sensations qu’elle éprouvait le jour précédent : à la même heure, au même instant, j’étais au milieu de mes parens, de mes amis, de ceux qui ne m’ont jamais abandonné dans mes douleurs : je me rappelai des souvenirs pleins de charmes, rien de désagréable ne se présenta à mon imagination. Ô famille respectable ! ô mes parens ! ô mes amis ! vous reçûtes dans ce moment le juste tribut de ma reconnaissance.

Je portais mes regards autour de moi ; le froid avait chassé des chalets les bergers et les troupeaux, ces heureux hôtes des montagnes de la Suisse.

La Dôle ne me parut pas fort élevée ; je ne suis jamais monté sur son sommet, mais d’après l’admirable point de vue dont on jouit de la montagne de St. Cergue, je puis assurer que la vue doit être pleinement satisfaite lorsque le temps est serein. Les cinq lacs que l’on découvre du sommet de la Dôle sont ceux de Genève, de Neuchâtel, de Bienne, de Thoun et d’Anneci.

Les habitations se voyaient à peine, les chemins avaient disparu, les précipices étaient comblés : la monotonie insupportable de la neige me fatigua, je cherchai à m’en distraire, et voici les réflexions que je fis.

Ce n’est pas dans le séjour des grandes villes que l’on apprend à connaître les beautés de la nature : l’être pusillanime, dont l’ame timide s’émeut facilement, n’abandonnera jamais les lieux qui l’ont vu naître ; il ne respirera point cet air vraiment pur qui enveloppe la nature sur le sommet des montagnes où il ne portera point ses pas : ses yeux ne seront jamais éblouis du vif éclat des glaciers de Chamouni, et ses oreilles ne seront point épouvantées du bruit de la cascade d’Arpenas, ou de Pissevache, ou de Lauterbrunn. Il ne connaîtra la nature et ses sublimes aspects que par ouï dire, et d’après des tableaux.

L’homme est fait pour voyager, il n’est point attaché au sol qu’il habite ; il n’est point une maison, un pré, un champ, il peut, il doit se transporter ; il faut qu’il aille connaître les autres nations, pour rapporter dans sa patrie leurs vertus, leurs arts, leur industrie, et leurs connaissances.

Je me transportai au milieu de l’été dans cette vallée délicieuse, cherchant à me mettre à l’abri de l’excessive chaleur du soleil ; je m’enfonçai dans un bocage, je m’égarai dans un bois de hauts sapins, et après une marche courte mais pénible, je m’assis sur un tapis de mousse et de rhododendron au bord d’un ruisseau dont le doux murmure invitait au repos. Avec quelle tranquillité les diverses scènes de ma vie se retracèrent à ma pensée ; je doutais de la vérité des événemens malheureux dont elle a été semée ; la paix était dans mon cœur. Comme je craignais peu mes ennemis ! Comme j’aimais mes amis ! Ô ! moment fortuné ! tu ne fus point pour moi une illusion ! Je cueillis la fleur sentimentale, appelée souvenez-vous de moi, en pensant à tout ce que j’aimais. Je pris dans le ruisseau des petits cailloux d’une même couleur, dont je formai le chiffre le plus amoureux, J. C. La fraîcheur du lieu, le plus profond silence, qui n’était interrompu que par le cri des cigales et le chant de quelques pinsons, la douce émotion dans laquelle j’étais, me firent croire que quelque sylphe, ou quelqu’autre esprit aërien, concourait à me faire éprouver les plus délicieuses sensations. J’appelai à plusieurs reprises C....., les échos répétèrent mille fois ce nom cher à mon cœur : mes sens fatigués par la douce agitation de mon ame cherchèrent à goûter quelque repos sur le gazon qui me portait : je m’abandonnais au sommeil, lorsqu’un pâtre arriva subitement dans le bosquet où j’étais, et sans m’appercevoir, se mit à appeler ses troupeaux dispersés ; les cris de ce berger me tirèrent brusquement de ma rêverie, je cessai de jouir de mon illusion, je me crus égaré ; cet homme m’indiqua la route que je devais suivre.

Je vous reverrai, bocages heureux de St. Cergue ! je veux m’égarer dans vos charmans labyrinthes ! Je terminerai ma promenade en déposant au pied d’un arbre un panier rempli de vin, de pain, et de mêts simples ; j’y joindrai quelques pièces de moinane pour le pauvre bucheron que le hasard conduira dans ce lieu : il portera ce petit trésor à sa bonne mère, à sa femme, à ses enfans ; la famille entière partagera cette collation, elle boira à ma santé, et leurs bénédictions me suivront encore lorsque j’aurai quitté leur canton.

Je me suis éloigné de ma route, j’y reviens par le chemin le plus court. Il y avait long-temps que je marchais, au milieu de la neige, lorsque des cris interrompirent le silence qui régnait dans cette vallée. Je courus aussi-tôt voir d’où venait ce bruit : c’étaient deux paysans qui conduisaient des traîneaux chargés des malles de la diligence, et qui étaient partis avant le dîner : un des traîneaux s’était renversé, je leur aidai à le relever ; mais malgré nos efforts, nous ne pûmes empêcher la neige d’entrer dans ma malle dont un côté s’était entr’ouvert ; une très-petite partie de mon linge fut sâlie.

Je viens de perdre la vue de ce beau lac, sur lequel je jetais de temps en temps des regards languissans… Je lui ai dit, adieu… Hélas !… je ne reverrai peut-être plus cette nappe d’eau bleue dont la surface, moëlleusement agitée, contrastait avec la neige qui couvrait les montagnes d’alentour. Adieu, mon beau pays ! ma douce amie !… Une nouvelle contrée s’offre à mes regards.

Lorsqu’on est parvenu à l’extrémité du vallon de St. Cergue, l’on découvre la charmante plaine de la Cure, enfermée dans un ceintre de montagnes : mille maisonnettes éparses forment la plus agréable perspective : l’on apperçoit sur la droite, dans le lointain, le clocher et le village des Rousses, où nous arrivâmes après une heure et demie de marche.

J’ai quitté la Suisse, me voici sur les frontières de la France, dans le département du Jura.

Cinq ou six commis font mine de vouloir me fouiller ; je les envoie à tous les diables, en les priant quoique cela, d’attendre que la diligence soit arrivée. J’étais gelé ; je me rendis donc aussi-tôt à l’auberge pour me chauffer : mes bottes étaient si humides que j’eus des peines infinies à les ôter pour chausser une paire de sabots. J’étais mouillé jusqu’à la ceinture, et placé devant un feu des plus ardens ; sept ou huit volailles tournaient à la broche et se brûlaient plus qu’elles ne se cuisaient. Un immense cuvier, rempli de linge, laissait exhaler une vapeur insoutenable, qui était corrigée par une fumée épaisse qui sortait de dessous le manteau de la cheminée ; les parois, les meubles, la vaisselle de cette étroite cuisine, ont la couleur d’un vieux chapeau.

La maîtresse de l’auberge accouchait dans une chambre voisine : j’étais obligé de me déranger à chaque instant, afin de laisser passer la sage-femme, la garde-malade, le mari, les enfans, les amies, les commères, etc. qui portaient des secours et me disaient poliment chaque fois : « je vous demandons bien excuse. » Deux chambres voisines étaient remplies d’hommes, qui, assis autour d’un poële brûlant, buvaient et

Chantaient à tour de mâchoire,
Maints et maints cantiques à boire.

L’on avait beau les prier de cesser leur bruit, ils ne tenaient aucun compte des demandes qu’on leur faisait ! les chiens…

Un grand estafier était debout au coin du feu, les bras pendans contre sa veste sâle : de temps en temps, d’une main potelée de verrues et de durillons, il arrosait négligemment les volailles qui étaient à la broche, et à chaque reprise, me disait : « vous avez eu bien mauvais chemin. » Après lui avoir répondu trois ou quatre fois, oui, (tout court) je finis par ne plus faire attention à ce qu’il me disait. J’appris un instant après que cet individu était un employé, que le directeur du bureau des Rousses avait envoyé après moi, pour observer mes démarches, etc. L’imbécille ! je suis certain que le gueux que l’on avait attaché à mes pas, aurait laissé passer pour cent mille livres de contrebande, si on lui avait donné 6 liv., tant il me parut misérable. Eh ! ce sont ces gens-là sur lesquels vous comptez pour percevoir les droits sur les frontières ! Que voulez-vous faire ? les honnêtes gens ne veulent pas de ces places-là.

Le feu, comme vous devez le penser, me sécha, puis me brûla ; mes yeux étaient pleins de larmes, que faisait couler la fumée dont la cuisine était remplie ; la porte, qui était derrière moi sans-cesse ouverte, laissait entrer un air des plus vifs qui me gelait d’un côté, tandis que de l’autre je ressentais la plus violente chaleur. Las d’être si mal, je cherchai un autre lieu pour me délasser et trouver du moins quelqu’un avec lequel je pusse causer : l’on m’indiqua un moulin ; j'y entrai, il faisait obscur, une douzaine de paysans formaient un cercle autour de la cheminée ; aucun ne me fit l’honneur de me regarder ; il n’y avait ni banc, ni chaise ; le feu paraissait s’éteindre : je sortis de ce lieu d’ennui, et laissai les anes et le moulin.

Ah ! voilà la diligence arrivée saine et sauve.

Après une visite aussi longue qu’elle fut inutile, l’on replaça le carosse sur ses roues, et nous partîmes pour Morez.

À un quart de lieue des Rousses est un passage difficile ; une vingtaine de paysans furent priés (et payés) de venir nous aider à soutenir la voiture ; cinquante enfans les suivirent ; la lune éclairait ; les chevaux qui avaient de la neige jusqu’au poitrail s’abattaient à chaque instant ; les roues du carosse ne pouvaient plus tourner. Je ne parle ni des cris, ni des juremens, ni des coups de fouets, ni de l’embarras de tout ce monde ; il suffit de dire que le bruit que faisait cette troupe m’épouvanta plus d’une fois ; le mauvais pas franchi, nous remontâmes dans la voiture : il y avait un instant que nous roulions tranquillement lorsqu’on nous fait arrêter ; l’on ôta les chevaux, et après nous avoir invités à la patience, tous les gens des Rousses s’en vont avec nos chevaux chercher les bagages. Ces pauvres animaux eurent le double de mal.

Nous restâmes donc dans la diligence, au clair de la lune, sur la grande route, sans armes, sans défense, sans…… mais nous n’avions pas besoin de cela, il ne nous fallait que de la gaieté, nous en eûmes bientôt trouvé ; mille chansons, ou plutôt mille cris, dissipèrent notre ennui.

Après une attente d’une heure et un quart, les bagages arrivèrent, et nous continuâmes notre route.

Le chemin qui conduit à Morez va toujours en descendant ; un torrent dont le bruit est épouvantable, coule à votre gauche ; une montagne d’une hauteur considérable est perpendiculairement placée à votre droite.

La petite ville de Morez doit être charmante, à en juger par ce que j’ai pu appercevoir de la voiture, au clair de la lune. Un bon feu, un excellent souper, une bonne compagnie nous attendaient ; j’apportais un appétit et une fatigue extraordinaires ; je mangeai autant que quatre. La conversation s’anima au milieu du repas ; l’on parla de la politique ; mon ami démontra à un espèce d’aristo-démo<rate, les avantages de la nouvelle constitution, et le convainquit de la fausseté de quelques principes qu’il paraissait avoir adoptés.

Pour moi, je n’eus de discussion avec personne ; je m’assoupis au dessert : je fus me coucher aussi-tôt, et dormis de ce sommeil que procurent la lassitude et une bonne santé, dans des draps humides du plus mauvais des lits… Onze heures et demie.

Bona sera alla mia cara.

Mercredi.

Je dormais profondément tandis que mes compagnons de voyage étaient dans la voiture prêts à partir : il était quatre heures et demie. Blaque remplissait l’auberge de ses cris, ils parvinrent jusques à moi ; je me levai à la hâte, et nous partîmes.

Je n’ai pas besoin de vous dire que la première chose que je fis, fut de m’endormir de nouveau : je ne m’éveillai que lorsqu’il fut jour ; la pluie commençait à tomber sur une neige de cinq à six pieds de hauteur : la route était une suite continuelle de collines et de vallons.

Je dois vous apprendre que dans les voyages de la diligence, lorsque la neige, le mauvais temps, ou quelqu’autre cause, obligent d’augmenter le nombre des chevaux, les paysans les font payer ce qu’ils veulent, et ils viennent eux-mêmes en grand nombre, sous le prétexte de retenir la voiture et de conduire leurs chevaux. À chaque village on paie ces gens-là, et le conducteur fait dresser un procès-verbal chez un officier-municipal, qu’il fait signer par tous les assistans, afin de se faire rembourser de ses frais par la régie.

Une quinzaine de paysans, pour louer leurs chevaux et gagner quelque chose eux-mêmes, firent croire à Blaque qu’il était impossible d’aller plus loin avec si peu de bêtes de trait, qu’il devait en augmenter le nombre, et placer la voiture sur un grand traîneau bien ferré, etc. Ce bon homme fit ce qu’on lui conseillait : sans avoir besoin de descendre, l’on nous place sur ce traîneau tant vanté ; les roues, attachées sur un autre, partent les premières, et nous suivons notre route. Au bout d’un quart-d’heure, les cordes qui attachaient les harnois pourris des chevaux au train de la voiture, se cassent, et nous restons au milieu de la neige, au bas d’une montée, et par une abondante pluie mêlée de givre.

L’on aura de la peine à croire que les efforts de vingt hommes et de seize chevaux n’ont pu, dans l’espace d’une heure et demie, la montre à la main, enlever le traîneau dont les fers s’étaient attachés à la glace. Ces pauvres paysans n’ont cessé de travailler pendant tout ce temps ; j’avais pitié d’eux en les voyant mouillés comme des poissons, se trémousser, crier, fouetter, ôter la neige, soulever la voiture avec des barres de fer, de bois, un crique, etc. ; mais ce que j’ai trouvé de fort plaisant de la part de ces bons Francomtois, c’est qu’il n’y en avait qu’un parmi eux qui pût jurer après les chevaux ; ce privilégié s’appelait Dioset, et lorsqu’ils exerçaient leurs forces pour nous tirer de là, nous les entendions répéter à chaque instant ces mots : Dioset, dieura, dieura una mitta.

Dioset avait beau jurer, la pluie n’en tombait pas moins abondamment, et nous n’avancions pas le moins du monde ; il fallut se résoudre à envoyer un homme chercher les roues, et les replacer à la voiture ; ce qui ne fut fait qu’au bout d’une demi-heure.

Enfin les efforts des chevaux nous ont entraînés, et après bien des peines, nous nous arrêtons à Combefroide.

Il serait difficile de décrire le plaisir que ressentirent nos pauvres paysans, lorsqu’ils se virent à l’abri de la pluie, dans une chambre chaude, auprès d’un poële brûlant, et autour d’une table couverte de bouteilles et de jambons.

La cuisine de l’auberge est une vaste cheminée de forme pyramidale, de vingt pieds quarrés à sa base, sur une hauteur à-peu-près pareille : l’extrémité s’ouvre et se ferme à volonté, au moyen d’une bascule. L’intérieur de cette cuisine cheminée, vraiment singulière, est tapissé de pièces de lard, exposées à la fumée pour se conserver plus aisément.

Nous avions déjeûné, lorsque furetant dans un coin, je trouvai une galette[1]. Ah ! mêts délicieux de mon pays, tu excites ma gourmandise. Je l’achetai, et nous le mangeâmes dans la voiture.

Je ne crois pas nécessaire de vous dire que toute la matinée fut employée à nous tirer de la neige ; nous faisions cent pas, puis nous restions demi-heure sans avancer le moins du monde. L’intrépide Blaque avait beau se donner à tous les diables, crier, tempêter, se calmer, prier, supplier, Dioset faire la petite bouche lorsqu’il jurait ; ils ne purent nous empêcher de nous dégoûter de cette manière de voyager ; placés toujours au milieu du plus affreux vacarme, avec l’alternative que nous serions jetés tôt ou tard dans quelque creux couvert de neige. Mon ami et moi, nous prîmes la résolution de faire à pied la route jusqu’à St. Laurent.

Quoique au milieu de la neige, le chemin est charmant, il tourne autour de la montagne, et vous offre à chaque instant les plus délicieux points de vue. À votre droite, des rochers rouges et noirs suspendus sur votre tête, vous font faire des réflexions sur la faiblesse de votre existence : si un seul caillou, qui ne tient que par une branche de lierre, vient à se détacher, il peut entraîner une masse énorme, capable de vous réduire en poudre. À votre gauche est un torrent, derrière lequel la montagne s’élève en amphithéâtre ; des brouillards coloriés par le soleil la font paraître tantôt verte, tantôt violette, puis bleue.

Le sapin est presque le seul arbre que l’on trouve dans ce canton ; il semble être le roi de ces forêts, comme il l’est de celles de la Suisse : je n’en ai cependant pas vu un seul d’une grosseur un peu remarquable.

Nous voici enfin dans la plaine ; la neige commençait à fondre, le chemin était affreux ; après une marche assez longue, nous arrivons à St. Laurent, petit village situé agréablement : c’était un jour de marché, le bled s’y vendait 13 liv. 10 sols de France la coupe.

La maison de l’auberge était découverte, la neige chassée par le vent avait pénétré dans tous les appartemens, et en se fondant, inondait les meubles, les gens et les mêts.

Il est des individus dans les villages qui sont toujours au cabaret ; ils regardent, la bouche béante, les étrangers qui leur font amitié à coups de coude : l’auberge de St. Laurent était remplie de pareils gens qui ne disaient rien, ne faisaient rien, absolument rien, et d’autres qui ne cessaient de demander avec la plus désagréable importunité ce qu’on ne leur donnait pas.

Les paysans Francomtois sont presque tous voituriers ; on rencontre leurs frêles voitures chargées de marchandises sur toutes les routes de France ; ils sont polis et affables, leur langage est doux et agréable ; leur habillement de voyage est une chemise, de grosse toile qui leur sert de surtout.

La neige, qui nous suivait en quelque sorte, disparut entièrement à la Maison-neuve, petit hameau placé au pied d’une haute montagne. Si j’entreprenais de décrire tous les sublimes tableaux que l’on a sous les yeux, il me faudrait faire des volumes : ici une magnifique cascade, après avoir parcouru une étendue considérable, se verse dans un grand bassin, à l’extrémité duquel est placé un moulin de la forme la plus pittoresque ; là un pont d’une seule arche dans la situation la plus agréable ; plus loin, un chemin tortueux, un bois couvert de hauts sapins, une rivière bouillonnante, des rochers rouges et noirs : telles sont les beautés que vous offrent ces lieux et que le pinceau seul peut tracer. Un monument, qui m’a singulièrement surpris par sa hardiesse, est une niche, taillée à cent pieds de hauteur contre la montagne qui est perpendiculaire au chemin. Les habitans du hameau, pour préserver leurs demeures de la chûte de quelques rochers, ont imaginé de se mettre sous la protection de la bienheureuse Marie, et de placer son image contre la montagne ; mais comment sont-ils parvenus à gravir un rocher coupé à pic, à une hauteur aussi considérable[2] ?

La route étant une suite de montées, je suivais tranquillement à pied la marche lente de la voiture, lorsque la pluie et le vent le plus violent m’obligèrent à remonter ; le jour venait de mettre son bonnet de nuit, cette dernière commençait à envelopper la terre de ses ombres ; il fallait absolument arriver à Champagnole, où les relais nous attendaient. Le mauvais temps nous obligea à fermer les glaces de bois de la voiture, et ainsi renfermés, nous fîmes des almanachs, et mille souhaits d’arriver au plus vite à Champagnole.

Il était sept heures et demie, lorsque nous entrâmes dans la cour de l’auberge : les relais, ennuyés d’attendre depuis midi, étaient retournés à Poligni. Blaque jura Dieu et diable après celui qui les conduisait ; il fallut prendre son parti ; au lieu d’aller chercher notre souper quatre lieues plus loin, nous le trouvâmes assez bon auprès d’un poële ; et après une courte conversation, notre quatuor se sépara.

En entrant dans ma chambre, je vis l’horizon en feu, et un bruit épouvantable frappa mes oreilles. Que vois-je là, demandai-je à la soubrette qui portait la bassinoire, le village est en flammes ? Oh ! que non, me répondit-elle, c’est une forge. Je n’en avais pas vu jusqu’à ce moment, et je vous avoue que de la manière dont celle-ci me fut présentée, je crois à l’extrême violence du feu que l’on emploie pour réduire en fusion la mine de fer ; j’ai même eu en petit l’image d’un volcan au milieu de la nuit la plus noire.

La fatigue, l’ennui, le froid, un mal-aise insupportable que m’avait procuré cette manière de vivre, et les marches forcées que j’avais faites dans la neige, ne m’empêchèrent pas de prendre un moment pour écrire quelques lignes brûlantes à mon amie ; Je lui souhaitai le bon soir et m’endormis en pensant à elle.

Jeudi.

Il est une heure du matin, et nous avons fait une demi-lieue de chemin ; je reposais depuis fort long-temps, lorsqu’en entrant dans la jolie ville de Poligni, le bruit affreux que faisaient la diligence et le chariot des bagages en roulant sur un pavé nettoyé par la pluie, dans une rue étroite, dont l’écho des maisons quadruplait le bruit, me reveillèrent. Les trois postillons, animés par ce tintamarre, font claquer leurs fouets de la manière la plus bruyante ; les chiens se réveillent et aboient de tous côtés ; le grondeur Bibiou saute du cabriolet à terre et augmente le vacarme par ses cris et par le mouvement de ses clochettes. Je suis convaincu que tous les individus, qui sommeillaient en repos dans les maisons qui bordaient les rues par lesquelles nous avons passé, ont été éveillés en sursaut. En descendant du carosse, je fis un faux pas et tombai à genoux au pied de la vierge ; ça été la première fois que je me sois agenouillé devant une idole.

L’on était à peine levé dans l’auberge, lorsque nous y entrâmes ; nous demandâmes à déjeûner ; la maîtresse était couchée dans un coin de la cuisine, et de son lit donnait des ordres à ses domestiques ; elle me parut ne pas être de ces femmes qui mènent la barque, comme l’on dit, lorsque le mari s’occupe d’autre chose ; au contraire, sa bêtise me convainquit de mon premier sentiment ; et lorsqu’elle fut levée, sa physionomie ne démentit pas ce que j’avais pensé d’elle.

Un Allemand, de la figure la plus noble et la plus aimable, nous pria de l’admettre dans notre compagnie jusques à Dôle : nous l’acceptâmes.

Après un déjeûné composé d’une rôtie détestable, nous remontâmes en voiture : le vin chaud que nous avions bu ne contribua pas peu à nous étourdir.

Notre nouveau compagnon de voyage fut placé sur le devant de la voiture, entre M. B… et moi, sa grosse personne nous mit fort à l’étroit ; mais il fallut prendre patience : il resta quelques momens sans dire un mot, et finit enfin par faire connaissance avec nous. Il parla de ses voyages ; les Allemands ne tarissent jamais sur ce sujet : la dernière aventure qui lui est arrivée au mois de Décembre dernier, mérite d’être rapportée.

Il voyageait lui sixième dans une voiture publique, lorsque près de Cassel, un malheureux postillon qui conduisait les chevaux au milieu de la neige, au lieu d’enfiler un pont qui n’avait pas de gardes-foux, passe à côté et culbute la voiture dans la rivière. La caisse du carosse se sépare de l’avant-train, et se renverse sur le côté de manière qu’une des portières est sur l’eau et l’autre au fond : représentez-vous la triste situation de six individus, dont les six têtes sont en-dehors d’une petite portière, le reste du corps dans une eau couverte de glaçons et entraînés dans un affreux courant : ils restèrent une heure et demie dans cette position. Notre Allemand nous a assuré que, durant ce temps, l’idée lui vint plusieurs fois de prendre son couteau et de tuer ses cinq compagnons pour pouvoir les enfoncer dans l’eau, et sortir par la portière ; il ne voyait que ce moyen de sauver sa vie. Enfin le ciel leur envoya des bateliers, qui ouvrirent la voiture et les firent sortir. Le plaisir de quitter ce coche de malheur, fit oublier à un officier qui avait des éperons à ses bottes, d’y faire attention, voulant sortir le premier, les éperons l’embarrassèrent dans les jupons d’une Dame qui était au nombre des voyageurs, et elle reçut une blessure d’un pouce de profondeur, depuis le genou jusqu’à la ceinture : les cris qu’elle poussait ne purent empêcher ce misérable officier de continuer ses efforts pour sortir. Cette pauvre Dame, qui d’ailleurs était souffrante, fut transportée dans une auberge où elle expira au bout d’une demi-heure, soit de la blessure qu’elle avoit reçue, soit du long séjour qu’elle avait fait dans l’eau glacée dans un moment critique.

Cette aventure doit engager les personnes qui ont des éperons à les ôter lorsqu’ils montent en voiture ; certainement je ne resterais pas une minute avec un homme qui s’obstinerait à les garder.

Notre Allemand nous apprit qu’il résidait habituellement à Cette, qu’il était directeur de l’hôpital de cette ville, qu’il avait souvent des difficultés avec les sœurs grises qui servent les malades, etc. Mais il perdit un peu de l’estime que j’avais d’abord conçu pour lui, par le récit superstitieux qu’il nous fit d’une guérison miraculeuse. Voici le fait en peu de mots.

Il était malade de la goutte, de manière à ne pouvoir se remuer le moins du monde : d’après les conseils d’un ami, il fit chercher un gros crapaud ; après l’avoir attaché par une patte de derrière, on le suspendit avec beaucoup de soin au milieu de sa chambre. Cet animal s’enfla, devint furieux, poussa des cris horribles, et Expira au bout de 22 heures. Lorsqu’il fut desséché, il l’enferma dans un sac de peau blanche, et il le porte depuis ce temps dans une petite poche. Il nous assura avoir été guéri, non-seulement de la goutte, mais de mille autres incommodités.

Nous rîmes sous cape de l’aventure, lorsqu’il nous montra le crapaud enfermé comme je l’ai dit. Je laisse à essayer le remède à qui voudra : il se peut que l’animal attire à lui tout le venin répandu dans le corps et l’appartement du malade ; mais il faut être grand partisan du magnétisme, ou de la sympathie, pour y ajouter foi, et je ne le suis pas. Je lui conseillai de remplir l’hôpital de Cette de crapauds, cette manière de guérir éviterait bien des frais, et l’on pourrait soulager un nombre infini de malheureux ; il sourit à ma réflexion ; il vit bien que je ne croyais pas plus à l’efficacité de ses remèdes qu’à ceux de ce charlatan, qui un jour sur le Pont-neuf, pour nous vanter les heureux effets de ses drogues, nous criait, en agitant un grand morceau de parchemin attaché au bout d’un bâton : « Regardez, Messieurs, voilà la peau du roi de Perse que j’ai guéri, et certes, avec de pareilles preuves, je ne cherche pas à vous tromper ! »

Il est des gens qui font d’abord preuve de politesse, et font ensuite des demandes fort désagréables ; ainsi fut notre Allemand ; après avoir été aimable quelque temps, il nous pria, de la manière la plus polie, de lui permettre de fumer une pipe : mes compagnons de voyage le lui ayant permis, je me tus et pris patience en enrageant ; l’odeur du tabac à fumer n’a jamais pu sympathiser avec moi, et il faut avoir bien peu d’usage du monde pour fumer dans un carosse qui renferme cinq personnes.

J’ai la douleur de voir ce malheureux homme sortir sa pipe, son briquet, son amadou. Ah ! dis-je en moi-même, si elle pouvait être humide ? Hélas ! elle s’allume, et les bouffées de tabac commencent à nous étouffer. L’on ouvre une glace, et une pluie affreuse mouille mes genoux ; le vent, quoique fort, ne faisait pas sortir assez promptement la vapeur fumante. Bref, j’eus mal au cœur, et sans l’eau de Cologne de mon ami, le vin d’Espagne de M. B… et une croûte de pain de son aimable épouse, j’aurais certainement causé de petits désagrémens à la compagnie. Le fumeur me fit mille excuses, et me gronda en quelque sorte de ce que je ne lui avais pas dit que l’odeur de la pipe me faisait mal, qu’il n’aurait pas fumé, etc. Il pouvait dire vrai ; mais sa pipe était achevée, et je ne crus pas à ce qu’il me dit ; car d’empêcher certains Allemands de fumer, ce serait vouloir pacifier pour la fin des siècles notre petite république.

Les environs de Dôle sont délicieux, c’est un pays mêlé de plaines, de collines et de montagnes. Le sol y est fertile en grains, en vins, en fruits et en pâturages ; il y a aussi beaucoup de bois. Le Doubs qui l’arrose était débordé, et en inondait une grande étendue.

C’est au milieu de la charmante vallée d’amours qu’est située la ville de Dôle. Si je voulais vous apprendre l’histoire de cette ville, je vous dirais en peu de mots qu’elle a appartenu aux rois de Bourgogne, puis à l’empereur Barberousse, et après lui elle retourna à ses premiers souverains. L’empereur Charles V la fit fortifier en 1530. Elle fut assiégée en 1536 par le prince de Condé, qui fut obligé d’enlever le siège. En 1668 Louis XIV s’en empara et en fit raser les fortifications ; mais il la rendit aux Espagnols qui les réparèrent. En 1674 le Roi l’ayant prise une seconde fois, il les fit continuer, puis démolir. Cette ville a été cédée à la France par le traité de Riswick. Voilà tout ce que m’en a appris un Dôlois fort instruit, dont j’aurai occasion de vous parler bientôt.

Les rues que nous avons traversées m’ont paru assez peuplées : de jolies femmes nous envoyaient des baisers, d’aimables marchandes nous invitaient à descendre chez elles pour acheter ce dont nous pourrions avoir besoin. Nous avons vu quelques beaux bâtimens, le Palais, le collège des Jésuites, l’église de Notre-Dame, qui est assez ancienne. La statue[3] du Roi, qui est auprès, représente sans art tout l’avilissement de la royauté. C’est sur le piédestal de cette statue que les Dôlois ont écrit, après les événemens du 21 Juin, ces paroles remarquables : premier et dernier Roi des Français. Je crois qu’il n’est aucun individu dans le royaume qui voulût avoir chez lui ce monument hideux et sans goût, que les habitans de Dôle ont élevé à la gloire de Louis Bourbon. — Je finis tout ce que je veux dire de cette statue et du motif qui l’a faite construire, par ces deux vers, que tout citoyen et tout souverain devraient avoir sans-cesse à la pensée.

Un roi n’est plus qu’un homme avec un titre auguste,
Premier sujet des lois, et forcé d’être juste.

Nous sortons de la ville pour nous rendre à l’auberge, où dînèrent avec nous les voyageurs de la diligence de Paris à Besançon. — Le repas fut agréable. Notre Allemand, qui avait fait le bel esprit dans la voiture, fut d’une platitude extrême ; ses manières peu polies furent remarquées des Parisiens qui étaient à table.

À peine étions-nous à la fin du repas que l’on vint nous avertir que les chevaux étaient mis ; nous prîmes congé de l’homme au crapaud, et nous le remplaçâmes par un jeune homme de Dôle, qui se joignit à nous jusqu’à Paris ; il me parut aimable, d’une humeur gaie, quoique un peu libre.

L’on voit encore à Dôle et dans les environs des vestiges de monumens des Romains ; parmi ces vestiges on distingue ceux de deux aqueducs, qui avaient été construits par les Romains pour porter de l’eau à Dôle. Dans cette même ville est encore la place des Arênes, où anciennement se donnaient des combats. Le grand chemin que les Romains avaient fait faire pour aller de Lyon au Rhin, traversait cette ville ; et on en voit encore des vestiges sur la route de Dôle à Besançon. Mais il serait fort difficile de prouver que Dôle soit le Didattium dont Ptolomée fait mention. Tout ce qu’on en sait, c’est que c’était une ville dans les limites des Sequani, en tirant vers les montagnes des Vosges, et à une petite distance de Passavant.

Nous venons d’entrer dans le département de la Côte d’or : c’est le troisième depuis Genève. Auxonne, où nous nous sommes arrêtés pour changer de chevaux, est une petite ville, dont les fortifications peu considérables sont plus aisées à forcer qu’à peindre. La Saône qui les mouille était débordée, ainsi que toutes les rivières que nous avons traversées. Près d’Auxonne nous avons fait plus de demi-lieue sur une chaussée, des deux côtés de laquelle la vue s’étendait sur une immense nappe d’eau ; il semblait que nous étions au milieu d’un lac, lorsque enfoncés dans la voiture nous ne pouvions voir le terrein qui nous portait.

L’hôpital et les casernes sont deux bâtimens qui méritent d’être vus. Tandis que l’on s’occupait à délivrer les paquets destinés pour Auxonne, je fus me promener dans la ville ; j’entendis publier des décrets de l’Assemblée Nationale sur les Jurés, etc. — La garde nationale, qui défila près de moi, ne me parut pas fort exercée ; mais étant entré dans un café, je liai conversation avec un particulier fort poli, qui m’apprit que les Auxonnais aimaient la révolution, et qu’ils la soutiendraient au péril de leur vie ; qu’ils avaient en garnison un régiment d’artillerie dont les soldats étaient patriotes, mais que les sentimens des officiers n’étaient pas les mêmes : je crois me rappeler qu’il me dit la même chose d’un détachement de dragons qui y était aussi en garnison ; mais je n’en suis pas certain. Sa conversation me plaisait infiniment ; je cherchais à la prolonger, lorsque deux personnes entrèrent brusquement dans le café, et s’adressant à mon homme, lui dirent que le peuple était attroupé autour de la diligence, et que certainement sa présence serait très-nécessaire pour le faire retirer : je connus qu’il était officier-municipal ; inquiet de ce que je venais d’apprendre, je lui dis que j’étais un des voyageurs, et le priai de me permettre de l’accompagner. Arrivés auprès du carosse, nous y trouvâmes M. et Mad. B…, le Dôlois et mon ami, qui m’attendaient : une vieille femme sâle, dégoûtante, qui avait payé au bureau d’Auxonne sa place dans la voiture pour aller à Dijon, voulait l’occuper ; mes compagnons de voyage ne la voulaient pas recevoir, prétendant que nous étions assez de cinq dans un carosse aussi petit ; mais la véritable raison était qu’ils ne se souciaient pas d’avoir une vieille paysanne dans leur compagnie. Une partie du peuple tenait le parti de la Dame, tandis qu’une autre qui se moquait d’elle et de nous, nous engageait à ne pas la laisser monter. « Madame, lui dis-je le plus poliment du monde, vous voyez que l’on ne saurait être six dans le carosse ; je vous conseille de monter dans le cabriolet, le conducteur est un aimable homme, votre vertu ne saurait être en meilleure compagnie… Laissez donc, me répondit cette jeune poulette de soixante et dix ans, avec votre vertu ; j’ai payé ma place dans la diligence, et je l’occuperai envers et contre tous. » Le peuple riait, criait, battait des mains ; l’officier-municipal, qui voulait faire cesser ce bruit, prêchait dans le désert. Enfin cette aimable enfant entra dans la voiture et se plaça entre M. B… et le Dôlois. — Fouette, postillon. Nous voilà entraînés, et les Auxonnais de se moquer de nous, et la vieille de se fâcher, et nous de la plaisanter. Nous ne manifestions notre déplaisir d’avoir cette bonne femme avec nous que par des plaisanteries ; mais Mad. B… en avait un dépit qui allait presque jusqu’à la colère. Nous lui conseillâmes d’en prendre son parti et de rire avec nous. Ce qu’elle fit.

Genlis, que nous venons de traverser, me rappelle l’aimable Mad. de Sillery, qui portait autrefois le nom de Genlis. C’est l’auteur de plusieurs ouvrages précieux sur l’éducation de la jeunesse ; ses talens lui ont mérité la place qu’elle occupe et qu’elle remplit si dignement auprès des enfans de M. d’Orléans. Si je ne craignais de m’écarter de ma route, je pourrais citer mille anecdotes intéressantes, qui feraient honneur aux vertus de Mad. de Sillery et de Mlle. Paméla sa fille adoptive ; mais je renvoie aux actes de courage et de patriotisme de M. de Chartres ; ils font tout à la fois l’éloge de la gouvernante et de l’élève.

La fatigue, le mouvement de la voiture, les marches forcées que j’avais faites dans la neige, m’avaient beaucoup indisposé depuis deux jours. À un quart de lieue de Dijon, il me fut impossible d’aller plus loin ; je descendis pour prendre un peu l’air : il faisait nuit, le chemin était affreux ; je n’avais d’autre choix que de marcher, et j’enfonçais dans la boue jusqu’à mi-jambe, ou de remonter en voiture, où la chaleur me suffoquait : après avoir fait quelques pas, une averse m’obligea à chercher un abri dans le cabriolet du conducteur, mais il fallut disputer quelque temps avec Bibiou, qui ne voulait pas me permettre de m’y placer, et me menaçait de ses dents : là je ne fus pas si mal, je pouvais du moins respirer un air pur ; ce qui me soulagea beaucoup.

Nous traversâmes plusieurs rues, des fortifications, enfin nous arrivâmes à une porte où l’on nous cria d’arrêter : la pluie redoublait. Un homme, qui nous dit être caporal de la garde nationale de Dijon, nous demanda nos passe-ports. M. B… remit le sien qu’on lui rendit aussi-tôt sans l’avoir ouvert. Mon ami dit qu’il en avait un, ne pouvant le prendre facilement dans son portefeuille, parce qu’il faisait obscur, on ne demanda pas à le voir. Ce caporal s’approcha ensuite du cabriolet où j’étais : « Camarade, dit-il au conducteur, vous n’avez personne de… Non, non, il n’y a personne de… m’écriai-je. — Personne de… répétèrent les habitans du carosse. Il n’y a personne de… dit la sentinelle ; personne de… s’écrièrent les gardes nationales qui étaient au corps-de-garde. Passez », et nous passâmes.

« Que veut dire cet homme avec son expression de personne de…, demandais-je à Blaque ? — Dame ! il veut dire d’aristocrate, de contre-révolutionnaire. — Que ne le dit-il tout au long, il ne se serait pas fait moquer de lui ? Avec la manière de regarder les passe-ports, et de demander s’il n’y a personne de… La voiture pourrait être remplie des gens les plus suspects, qu’il ne les découvrirait pas. »

Tout en raisonnant, nous arrivâmes au bureau des diligences, où nous devions changer de voiture ; la bonne vieille d’Auxonne nous quitta : grande contestation ensuite pour savoir où nous irions loger. Le Dôlois nous assura que nous serions très-mal à laquelle des deux auberges voisines du bureau que nous voulussions aller. Blaque en convenait, mais il trouvait avec raison que l’auberge du Chapeau rouge que l’on nous indiquait était trop éloignée : bref, nous fûmes loger au bareau verd, vis-à-vis l’hôtel des diligences. Je n’en dirai autre chose, sinon que je ne conseille en aucune manière à quelque voyageur que ce soit d’aller descendre dans cet endroit, à moins que le régime sâle et dégoûtant des mêts et des meubles ne soit réformé. L’autre auberge, qui est à deux pas, et dont j’ai oublié le nom, ressemble en tout à la première ; j’y entrai pour voir les voyageurs qui venaient de Paris et allaient à Genève ; je n’en connus aucun.

Après le souper, le conducteur nous avertit que nous partirions à cinq heures du matin.

Vendredi.

Il est quatre heures, et l’on frappe à la porte de notre chambre. « Que signifie ce bruit, s’écria le Dôlois, nous ne devons partir qu’à cinq heures, et l’on nous fait lever à quatre ? Les chevaux sont mis à la voiture, nous dit la fille qui apportait de la lumière, vous allez partir. » Nous comprîmes que pour ne pas nous fâcher, Blaque nous avait annoncé que nous ne partirions qu’à cinq heures, mais qu’il avait donné ordre en secret de nous faire lever une heure plutôt ; nous rappelant ce qui s’était passé chaque matin, nous fûmes assurés que cet usage avait été constamment suivi. Nous nous levâmes donc, et nous partîmes.

La voiture que nous venons d’occuper ne ressemble plus à la première ; les portières ferment mal, l’air et la pluie entrent de toutes parts : nous regrettâmes, avec raison, celle qui nous avait amené à Dijon.

Lorsqu’il fut jour, mon ami continua la lecture du charmant roman de Paul et Virginie, qui depuis deux jours, calmait l’ennui de notre voyage. Oh ! sensible abbé de St. Pierre, que cette lecture remplit mon cœur d’émotion ! Que les tourmens de ces deux infortunées mères et de leurs intéressans enfans, me firent verser de larmes. Vous pleurâtes aussi, femme charmante, sur le sort du malheureux Paul, après la perte de son amante !

Que le romancier a d’empire sur les ames sensibles, lorsqu’il prend dans la nature les tableaux qu’il veut peindre ! L’on plaît toujours aux hommes lorsqu’on parle à leurs cœurs, que l’on n’emploie que les images et des expressions qui conviennent à la simplicité du sujet qu’on s’est proposé de traiter, et qu’on abandonne ces phrases brillantes qui, peignant moins les objets, s’adressent aussi moins au cœur, quoiqu’elles semblent parler davantage à l’imagination. C’est lorsqu’on veut décrire la simple nature qu’il est difficile de ne pas être plus éloquent qu’on ne doit pour émouvoir la sensibilité de ses auditeurs. « Son superbe talent de peindre la nature dit le rédacteur du mercure, en partant de M. l’abbé de St. Pierre doit suffire à sa gloire. Celui qui sait communiquer ses émotions aux autres et les leur faire partager, exerce sur eux une espèce d’empire, et les associe en quelque sorte à sa destinée. »

Frères et sœurs, jeunes gens tendrement unis, appelés par le sort à être séparés de ce que vous avez de plus cher, si l’image du malheur peut apporter quelque soulagement à vos peines, lisez Paul et Virginie ; relisez mille fois le récit du naufrage du St. Géran, pénétrez votre âme de la situation de celle de l’infortuné Paul, luttant contre une mer en tourmente, tantôt nageant, tantôt marchant sur des ressifs, voyant sa divine amie refuser de se déshabiller pour conserver sa vie, malgré les représentations du matelot qui voulait la sauver : la mort est inévitable ; voyez cette fille adorable poser une main sur ses habits, l’autre sur son cœur, et levant en haut des yeux sereins, paraître un ange qui prend son vol vers les cieux… Qui pourra peindre les angoisses, le désespoir de Paul ? Qui pourra vous consoler aussi ? Car vous avez partagé ses tourmens ; ce sera encore M. de St. Pierre : son but n’a pas été de peindre la nature dans un cadre aussi noir, sans venir à votre secours, et calmer vos peines par des raisonnemens fondés sur la plus saine philosophie.

Ses talens, ses vertus, ses écrits, ses liaisons intimes avec Jean-Jaques, l’ont fait mettre au nombre des aspirans à la place de gouverneur du prince royal. Il est aisé, avec une ame forte et des moyens supérieurs, de voir la nature comme elle est, de la montrer aux autres, de les intéresser, de leur plaire ; mais je ne vois pas, il est vrai, avec mes très-faibles lumières, les rapports qui existent entre les systêmes de M. de St. Pierre, et l’éducation d’un prince qui doit un jour occuper le trône du premier des empires.

Les gens de lettres sont de tous les individus, ceux que la révolution a le plus anéantis : le chagrin qu’ils éprouvent d’avoir été devancés par elle, et de ne l’avoir pas prévenue, est peut-être la cause de la stagnation des lettres, dans le moment présent, où toutes les oreilles ne sont ouvertes que sur la révolution, où l’on ne veut entendre que des discours et des discussions qui y ont rapport : les plus savantes découvertes, la théorie des marées, par exemple, est un objet trop peu important pour s’en occuper. Je vais continuer ma route, d’où peut-être je me suis trop écarté.

Le temps, qui a toujours été mauvais, et la pluie continuelle, nous ont empêché de jouir jusqu’à présent de mille points de vue charmans. La délicieuse vallée, au fond de laquelle coule la petite rivière du Suzon, est dans le site le plus agréable : ce ne sont pas des rochers entassés, des bois touffus, des effets que Poussin ou Salvator Rose peuvent seuls rendre sur la toile ; ce sont des champs bien cultivés, des tapis de verdure, sur lesquels sont placées, de distance en distance, de petites habitations. Les vignobles sont bien entretenus ; les ceps, placés sur des lignes droites le long des côteaux, annoncent de l’ordre et des soins dans la culture ; l’on devine aisément que l’on est dans la Bourgogne. Un petit hameau, placé dans le Val Suzon, embellit singulièrement ce tableau.

« Quel est donc ce magnifique château que j’apperçois dans cette autre vallée ? C’est, me dit le Dôlois, un couvent. — Un couvent ! vous voulez rire, je pense. — Pas du tout, c’est une abbaye de Bénédictins ; le petit bourg qui est auprès s’appelle St. Seine. »

Ah ! pauvres moines, m’écriai-je ; le temps est venu, où la vérité a pénétré jusques dans l’intérieur de vos habitations ; elle a franchi les murs élevés qui semblaient vous mettre à l’abri de ses coups ; vos grilles, vos verroux sont tombés à son approche. Ce que vous appelez votre bien a été restitué aux descendans de ceux qui vous l’avaient prêté (pour ne pas dire à qui vous l’aviez escroqué). Bénissez une Nation qui vous a rendu la liberté, après laquelle plusieurs d’entre vous soupiraient sans doute. Rentrés dans le monde, devenus pères de famille, vous ne regretterez point la vie monacale que vous meniez dans vos monastères, surtout lorsque vous vouant à des occupations utiles, vous remplirez dignement vos devoirs d’hommes et de citoyens.

Ô ! divine philosophie ! toi qui as présidé à la révolution, tu entreras dans tous les cloîtres de tous les pays, placés au fond des abîmes, et sur le sommet des plus hautes montagnes ! Leurs hôtes, rendus à la raison, le seront bientôt à la société, et l’on ne verra plus de ces prétendus saints dont toute la sagesse ne consistait que dans l’art de faire des dupes, et la dévotion dans des grimaces. Êtres ridicules aux sermons desquels on ne croira plus, et que chaque jour on méprisera davantage. Les décrets, les arrêtés, les mandats, les cédules royales, les suppressions des ouvrages qui ont rapport à la révolution Française, etc. etc. ne pourront arrêter les effets inimaginables qu’elle produira. Moines imbécilles, qui prétendez gouverner les peuples et les rois, tremblez, votre heure est venue. —

Les routes de la Bourgogne sont très belles ; il ne faut pas s’en étonner, la compagnie des ponts et chaussées a toujours trouvé bon nombre de gens disposés à aller travailler dans cette province si fertile en vins délicieux ; ajoutez à cela la surveillance des états et des départemens, et la nécessité d’entretenir des chemins sans-cesse occupés par une multitude de voitures destinées pour les provinces méridionales ou les pays étrangers, et vice-versâ.

La source de la Seine est près de la petite ville de St. Seine, qui lui donna son nom : nous aurions pu aller la voir s’il eût fait beau temps ; mais il fallut renoncer à satisfaire notre curiosité.

Chanceaux, le plus méchant village que nous ayons rencontré sur notre route, est le lieu où nous devions dîner : l’hôtesse de l’auberge est bien la plus effrontée personne que j’aie vu de ma vie ; j’ai appris qu’elle avait été marchande de pommes cuites à Paris pendant plusieurs années. Après nous avoir refusé du feu, du pain et du vin en attendant le repas, elle nous fit servir un dîner détestable ; les mêts étaient brûlés, ou n’étaient pas assez cuits ; le vin était mêlé d’eau, etc. — Elle ne répondait à nos reproches qu’en disant que ce qu’elle faisait n’était que pour gagner ; elle nous le répéta si souvent, que nous fûmes convaincus que le mauvais repas qui nous avait été servi, avait été préparé avec la plus scrupuleuse économie. — Les confitures d’épine-vinette que l’on prépare à Chanceaux, et que quelques personnes trouvent délicieuses, m’ont procuré un mal de gorge affreux, qui ne m’a quitté qu’à Paris ; c’était sans doute aussi par économie que cette misérable hôtesse nous donna de ces sucreries détestables.

Ce n’est que demi-mal de payer peu lorsqu’on n’est pas bien traité ; mais de payer plus cher que dans les premières auberges du royaume le dîner le plus chétif et le plus dégoûtant, c’est vouloir être dupe. Mes compagnons de voyage, pour faire taire cette poissarde qui aboyait de temps en temps après nous, lui donnèrent ce qu’elle demanda ; mais le Dôlois et moi, nous ne voulûmes pas qu’elle en fût quitte à si bon marché ; nous lui remîmes avec notre argent le double de ce qu’on appelle des vérités, (ou des grossièretés) qu’elle reçut avec une tranquillité qui ne peut être que le fruit de l’habitude.

Je crois devoir conseiller aux personnes qui nous suivront, et qui, ainsi que nous, se nourriront à leurs frais, je leur conseille, dis-je, après être partis de Dijon le matin, de déjeûner à St. Seine à onze heures, de passer Chanceaux sans s’y arrêter, et d’aller goûter à 4 heures, à un village plus éloigné, qui porte, je crois, le nom de Flavigni.

La plupart des bois ont été taillés dans le moment de la révolution ; j’ai cependant remarqué que les baliveaux qu’on a laissés sont assez considérables : le nombre des charbonnières était immense dans plusieurs forêts.

Le maïs, ou bled de Turquie, est sans doute la principale nourriture des habitans de ce canton ; car leurs champs, qui sont très étendus, en sont presque tous ensemencés,

La nuit avait mis fin à notre lecture ; le sommeil s’était emparé d’une partie des voyageurs, lorsque tout-à-coup la voiture mal conduite dans une descente, se penche sur le côté d’une manière vraiment faite pour nous épouvanter. — Blaque ! arrête ! nous allons verser ! furent les cris que nous répétâmes tous ensemble : le malheureux conducteur voulait poursuivre, mais un nouveau refrain le fit arrêter ; nous descendîmes, le vent et la pluie nous incommodèrent très-fort ; le mauvais pas franchi, nous remontâmes très-mouillés en voiture, et nous arrivâmes à Montbart.

Les maisons sont bâties avec des pierres plates, que l’on trouve en abondance dans les vastes plaines du département de la Côte d’or ; les toits mêmes de plusieurs maisons en sont recouverts.

Une jeune personne fort aimable nous attendait au sortir de la voiture ; j’appris qu’elle était fille de l’aubergiste : ses manières honnêtes nous plurent infiniment. C’est en voyage que l’on connaît tout le prix de la politesse et de l’aménité : harassés de fatigue, d’ennui et de curiosité, vous aimez à rencontrer une jeune hôtesse charmante, qui a reçu une éducation peu commune, et qui se fait un plaisir de vous instruire de tout ce que vous desirez savoir.

Il était tout naturel que nous parlassions de M. de Buffon. Montbart est le lieu de sa naissance et celui où il exerçait ses droits féodaux : cet homme, qui jusqu’à ce jour a été le seul qui ait suivi la nature dans ses plus minutieux détails, qui dans le plus brillant style nous l’a décrite comme il la voyait, qui a enrichi le plus beau des cabinets du monde de mille morceaux les plus rares et les plus précieux ; cet homme, dis-je, au-dessus de son siècle par ses connaissances en histoire naturelle, était un mauvais voisin, un méchant seigneur.

Il est peu de personnes à Montbart à qui je me sois adressé qui ne se plaignent de lui. Une jeune Dame en particulier possédait une cour auprès des possessions de M. de Buffon, qu’elle a été contrainte de lui céder ; comme elle avait quelque peine à se résoudre à se défaire d’un bien qui appartenait dès long temps à sa famille, il la fit venir chez lui : ma fille, lui dit-il, je veux acheter votre cour, je vous donne deux jours pour faire vos réflexions ; si vous vous refusez à me la vendre, nous plaiderons, et je l’aurai pour rien. Un despote ne parlerait pas plus impérieusement. Je veux acheter votre héritage, mais je l’aurai pour rien, si vous avez quelque peine à me le céder. Mad. … calcula ses moyens de défense, qui, quoique puissans, se réduisaient à zéro contre le crédit de M. de Buffon, et elle lui vendit sa cour.

Il avait la manie d’acquérir des maisons pour les faire abattre ; il aurait voulu acheter toute la ville pour la détruire et bâtir des jardins à sa place. S’il était un peu tyranneau dans Montbart, c’était pis encore dans les campagnes ; il s’appropriait les domaines des communes, les bois et leurs dépendances. Je ne finirais pas si je voulais citer tous les faits qui m’ont été racontés par des gens intéressés, il est vrai, à se plaindre de lui.

M. Buffon fils, colonel du régiment de… s’est fait donner la puissance administrative et militaire ; il est tout à la fois maire et commandant de la garde nationale ; il paraît animé des principes constitutionnels, mais ses ci-devant vassaux ne l’aiment pas, et s’il a été promu à ces deux places, c’est par l’influence de son nom et de son crédit, et parce qu’il n’y avait pas d’autre sujet qui pût décemment lui être préféré : les habitans de Montbart sont sur le point de lui faire un mauvais procès pour la restitution de quelques forêts dont son père s’est approprié depuis 40 ans ; mais d’après ce qu’ils m’ont dit, je ne les crois pas fondés dans leurs prétentions.

La ville de Montbart, qui est aussi la patrie de M. d’Aubenton, auteur d’une histoire naturelle assez estimée, est bâtie sur le penchant d’une petite montagne, dans un vallon assez spacieux sur la rivière de Brenne, qui la sépare en deux parties qui ont communication par un pont, et dont l’une s’étend dans la plaine. Au-dessous de la montagne existe, à ce qu’on nous a assuré, un vieux château fermé par de fortes murailles et de grosses tours. La ville de Montbart est aussi fermée de murailles, mais elles sont ruinées.

J’aurais désiré parcourir cette ville qu’on dit fort ancienne ; mais il fallut demeurer auprès du feu, où Madame N… nous apprit mille choses touchant sa patrie, dont j’aurai peut-être occasion de vous entretenir un jour.

Je ne crois pas qu’il soit possible d’être servis avec plus de soin, d’attention, de prévenance, que nous l’avons été. Je regrette d’avoir oublié le nom de cette jeune Dame, qui, sans être jolie, avait cet air aimable que donne l’usage du monde ; elle avait lu les romans de J. J. et de Richardson, et en jugeait en femme qui a recueilli quelques fruits de ses lectures. L’intéressante Caroline était dans ses mains ; je l’invitai à lire Paul et Virginie, dont j’étais un peu enthousiasmé… Mais il est tard, nous ne pensons pas à nous coucher ; nous avons tort.

Madame, j’ai bien l’honneur de vous souhaiter le bon soir : à demain, Messieurs.

Samedi.

Nous quittâmes à regret (si l’on peut s’exprimer ainsi pour désigner ce sentiment de peine légère que l’on ressent en voyage lorsqu’on se sépare des personnes qui nous ont comblé de politesses), les hôtes honnêtes de Montbart, qui avaient eu l’attention de nous faire préparer à déjeûner. Il était quatre heures ; je m’appercus au mouvement de la voiture que nous montions, et au milieu du silence le plus profond, j’entendis distinctement deux coups de sifflets. Le sifflet est le signal de ralliement des gens malintentionnés ; j’étais le seul qui ne dormait pas ; je crus à la possibilité de la présence de quelques voleurs : je m’imaginai les voir s’avancer aux portières ; je calculai nos moyens de défense qui se réduisaient à moins que rien ; j’étais le seul armé, et mon arsenal ne renfermait qu’un couteau ; je vous demande quelle belle résistance j’eusse fait avec cette arme ? Il est vrai que Blaque avait quatre pistolets d’arçons en bon état et chargés avec soin.

Nous passâmes donc, sans accident, la montée des sifflets, et après un trajet assez long, à ce qu’il me parut, nous nous arrêtâmes à Ancy-le-Franc.

L’on remit au bureau les paquets adressés, puis l’on nous annonça un compagnon de voyage jusqu’à Paris. Qui est-il, demandais-je ? — C’est un officier d’artillerie. — Ah ! quelqu’aristocrate, dit le Dôlois ; qu’il reste à l’auberge. Il n’y a pas de place pour lui, s’écriait un autre. On ne saurait le recevoir, ajoutait un quatrième. Après mille objections qui n’aboutissaient à rien, il arriva : au moment de s’asseoir, je m’apperçus qu’il avait des éperons à ses bottes. « Monsieur, lui dis-je, faites-nous le plaisir d’ôter vos éperons, vous devez sentir qu’ils pourraient nous blesser, serrés comme nous sommes. » L’aventure de l’homme au crapaud me faisait craindre quelqu’accident : il ne se refusa pas à faire ce que j’exigeais de lui.

Lorsqu’il sera jour, je vous ferai la description de mon officier, qui ajouta une paire de pistolets à notre arsenal.

À une grande distance de nous, s’élevait du milieu de la campagne et dans la nuit la plus noire, une flamme rouge de quinze à dix-huit pieds de hauteur. Nous crûmes que le feu avait pris à quelque habitation, et l’on se hâta d’y arriver. C’était une forge : le feu, excité par un soufflet à eau, était d’une ardeur inimaginable, et le bruit du vent qui l’animait, était tel qu’on l’entendait à plus d’un quart de lieue. Je regrettai de ne pouvoir pas examiner à loisir tous les détails d’un fourneau destiné à mettre en fusion la mine de fer, dont j’avais vu les modèles au cours de chimie de M. Tingry.

Il commence à faire jour, notre officier n’a pas encore ouvert la bouche ; j’apperçois cependant assez sa figure pour vous la dépeindre : c’est un homme de quarante-cinq ans environ, de moyenne taille, brun, d’une physionomie agréable : il a un costume de voyage qui n’annonce pas un aristocrate.

Nous sommes entrés dans le département de l’Yonne. Le pays est toujours plus peuplé ; les vignobles annoncent les soins de la culture. Mille châteaux, placés au loin, vous rappellent le régime féodal des règnes de Louis VIII, de St. Louis, et de tant d’autres rois des 11e., 12e. et 13e. siècles. Au milieu de ces petits castels fortifiés, vous en découvrez d’autres bâtis à la moderne & dans des positions délicieuses, auprès desquels sont construits des parcs, des avenues d’arbres, des bassins d’eau vive, &c. Parmi ces derniers, celui d’Anci-le-Franc peut être regardé pour le plus beau de ceux que nous avons vus en passant : c’est un superbe bâtiment quarré, de l’architecture la mieux entendue, orné de quatre pavillons : il est placé au milieu d’un parc immense, bâti à la moderne. L’on n’y voit pas ce qu’on appelle des arrangemens à l’anglaise, comme à Monceaux, à Chantilly et ailleurs, qui embellissent singulièrement les jardins plantés depuis peu d’années. Mais quoique privé de ces ornemens l’aspect de ce château n’en est pas moins noble et imposant.

Autant il m’avait plu quand je le considérais, autant il me fit horreur lorsque j’eus appris que c’était Louvois qui l’avait fait bâtir. Une croisée mal placée fit couler des flots de sang en Allemagne, et tandis que l’intendant des bâtimens du tyran de la France faisait égorger mes ancêtres, la sueur du peuple Français servait à élever des palais à ce monstre, qui s’était emparé de l’esprit d’un roi, auquel on faisait faire les choses les plus absurdes et les plus honteuses, lorsqu’on lui avait persuadé que sa gloire y était intéressée. Mais les siècles l’ont jugé, et Louis XIV n’occupe pas dans l’histoire des deux derniers siècles la place à laquelle il a cru aspirer.

La France, régénérée par la philosophie, serait le plus bel empire de l’univers, si le monarque s’était aussi régénéré[4]. Hélas ! c’est le sort des rois malheureux d’être trompés ; aussi ne crois-je pas que la tranquillité soit bien affermie durant ce règne. Il faut un nouveau roi, préparé par une éducation nationale ; il faut que le prince royal soit formé à ce régime absolument neuf pour lui, et dont on lui ait inspiré les principes dès l’âge le plus tendre. Il faut aussi que la génération actuelle passe ; nos enfans, élevés dans les mêmes sentimens que leur roi, ne suivront que la nouvelle constitution ; et s’ils connaissent l’ancien régime, ce ne sera que pour le détester : l’unité, qui existera entre les administrateurs et les administrés, ne peut manquer de faire le bonheur de l’empire. Par ce que je viens de dire, je ne prétends point démontrer que nous n’étions pas encore mûrs pour la révolution : le temps seul peut le prouver ; et que font d’ailleurs les passions aveugles de quelques individus qu’on oppose sans-cesse au patriotisme éclairé de plusieurs millions de Français !

Si le roi, écoutant la voix de la raison et de la philosophie, employait les millions de sa liste civile à des actes de générosité, de bienfaisance, il se ferait adorer, et il obtiendrait du peuple plus qu’il ne demanderait : qui ne s’intéresserait pas à un monarque qui protégerait les arts, les encouragerait, qui viendrait au secours des malheureux, qui donnerait un libre accès aux hommes de mérite, qui aimerait à montrer sa générosité lorsqu’il s’agirait de récompenser la vertu, et dont le revenu, dépensé tous les ans pour le bien de son peuple, l’enrichirait de plus d’une manière ?

Le Français aime son roi ; il aime aussi qu’il soit environné de ce qu’il appelle l’éclat du trône ; mais il exige que celui qui occupe ce trône soit doué d’un mérite éminent, sans quoi il le méprise, lui, sa personne, ses actions, ses partisans, ses ministres, ceux qui commandent en son nom et la loi ; le résultat de la volonté générale, et dont il est l’organe, est foulé aux pieds. Si le pouvoir exécutif se pénétrait bien de cette vérité, qu’une machine aussi compliquée qu’un grand état, ne peut se mouvoir si les pouvoirs ne sont balancés d’une manière invariable, il renoncerait aux projets de se rendre maître d’une autorité qu’il ne saurait plus exercer. Pour opérer une contre-révolution complette, il faudrait exterminer tous ceux qui en ont été les acteurs ou les témoins ; il faudrait livrer aux flammes tout ce qui a été écrit en faveur de la nouvelle constitution ; car en supposant qu’il fût possible de faire plier le Français sous le joug du despotisme, et anéantir l’ouvrage de la révolution, la génération future, peut-être même encore celle-ci, en opérerait une nouvelle, dont les effets seraient d’autant plus terribles qu’ils auraient été plus provoqués, et que la vengeance et toutes les passions qu’elle entraîne, causeraient des maux infinis et incalculables. Adieu alors, adieu pour jamais, à la noblesse, au haut clergé, aux intendans, aux parlemens, aux fermes ; adieu à toutes ces administrations, et à tous ces privilèges créés pour le malheur des peuples qui ne se seraient rétablis que pour un instant, et que cet-instant verrait détruire pour toujours !

En raisonnant ainsi sur l’état de la France, nous avons-fait plusieurs lieues, au travers du plus charmant pays : auprès d’un village ruiné, un château brûlé l’année dernière, nous faisait faire de tristes réflexions sur l’aveuglement des peuples ; elles cessèrent dès qu’on nous eut appris que c’était le feu du ciel qui avait opéré cette destruction, et non pas la colère patriotique de quelques individus égarés.

La petite ville de Tonnere, où nous sommes descendus, m’a paru assez peuplée ; elle est située sur une colline, dans une agréable exposition : j’ai cru voir de vieilles murailles flanquées de tours qui tombent en ruine.

En attendant le dîner, je fus me promener avec mon ami, nous entrâmes dans la cathédrale, qui n’a rien de bien remarquable, soit par sa structure, soit par ses ornemens : un grand tableau, couvert d’un rideau, placé dans une chapelle à la droite du chœur, piqua ma curiosité ; je priai une bonne vieille qui faisait ses prières de le découvrir pour nous faire voir ce qu’il représentait. Le St. Sacrement (je ne sais pourquoi), était exposé dans cette chapelle ; la vieille se refusa à ma demande, mais une pièce de vingt-quatre sols la mit en mouvement ; se voyant seule dans l’église, elle monte sur l’autel, et d’une main tremblante, tire le rideau qui s’accroche à un des rayons du soleil qui renfermait l’hostie ; la secousse fut telle qu’elle faillit culbuter le flambeau et ce qu’il contenait. Je suis hors d’état de vous peindre la frayeur de cette bonne femme, qui se crut frappée de la foudre. Elle descendit précipitamment, en faisant mille signes de croix ; puis s’avançant vers le maître-autel, elle s’agenouilla et demanda, sans-doute, pardon de l’étourderie qu’elle venait de commettre.

Le tableau représente la ville de Tonnere, affligée de la peste en 1632. Un saint, ou un ange, veillait à la conservation de quelques particuliers, et apportait des remèdes miraculeux à ceux qui étaient attaqués du mal pestilentiel, C’est la dévotion des habitans de Tonnere, plutôt que leur goût pour la peinture, qui leur a fait placer ce tableau dans la cathédrale. Une pierre de marbre noir, placée dans la même chapelle, annonce aux curieux le temps de la cessation du fléau et l’établissement d’une confrérie, en mémoire de cette heureuse délivrance.

Un des voyageurs de la diligence de Besançon, que nous rencontrâmes dans la rue, nous engagea à aller voir la fontaine de Tonnere ; nous assurant que nous ne regretterions pas notre peine. Elle est dans un des faux-bourgs ; l’eau sort d’un rocher entouré d’une muraille de vingt pieds de diamètre, et s’échappe par-dessus les bords d’un des côtés du mur qui est abattu : elle est si abondante qu’à vingt toises de là, on la passe sur un pont de pierre à deux arches, et qu’un peu plus loin, elle suffit pour faire tourner plusieurs moulins considérables. Il est des temps où le volume d’eau qui sort de cette fontaine, que je puis appeler le petit Vaucluse, est bien moindre, et suffit à peine aux besoins des blanchisseuses qui ont établi leurs atteliers sur ses bords.

Nous dinâmes avec les voyageurs de la diligence de Paris à Besançon. Le repas mal servi fut gai, et la plaisanterie d’un bon genre. Dans ces rencontres, l’on trouve toujours quelqu’individu d’une espèce particulière, qui cherche à attirer sur lui l’attention des autres par des citations d’aventures, par de bons mots, ou de profonds raisonnemens qui sont le plus souvent très-peu à la portée de ceux à qui ils sont adressés. Parmi les voyageurs de Besançon, était une Dame fort jolie, qui, avec toute la légéreté d’esprit possible, tourmentait un jeune abbé de seize ans, qui était encore l’objet du persifflage de quatre autres personnes qui venaient de Paris par la même voiture.

Après le dîner, un moine d’une physionomie pâle mais agréable, entra dans la salle à manger. Monsieur, me dit-il, voulez-vous avoir la bonté de me faire obtenir de ces Dames l’honneur de faire la route jusqu’à Dijon dans leur compagnie ! — Il faut vous adresser à Monsieur que voilà, lui répondis-je, en lui montrant un des personnages plaisans ; je ne doute pas qu’il n’obtienne ce que vous desirez. Oui, mon père, s’écria celui-ci ; mais à une condition : comme nous sommes tous patriotes, nous ne voulons pas recevoir d’aristocrates parmi nous. Dites-nous si vous avez prêté le serment civique ? Assurément, répondit le moine ; et si je croyais qu’un second serment fût utile à la constitution, je suis prêt à le faire. — Allons, vous êtes l’homme qu’il nous faut, vous voilà installé : aussi bien nous avions besoin de vous pour tempérer l’ardeur fougueuse de madame et de ce petit calotin. — Ah ! de grâce, Monsieur, répondit la Dame, ménagez ma pudeur et le caractère de l’abbé que j’abandonne à présent à sa mauvaise fortune pour m’emparer de mon révérend’père ; car du moins celui-ci est patriote, au lieu que ce jeune tondu est plus aristocrate que l’archevêque de Paris.

L’on vint nous avertir que les voitures étaient prêtes : nous nous séparâmes. Le conducteur avait reçu dans sa compagnie la belle-fille de l’aubergiste de Tonnere, qui allait avec un de ses enfans voir ses parens à St. Florentin : nous étions donc neuf personnes dans la voiture.

Le temps était superbe ; le soleil, qui depuis quelques jours s’était dérobé à notre vue, nous montrait sa face radieuse. La route est bordée d’arbres le long de l’Yonne et du canal de Bourgogne, auquel plus de deux mille ouvriers travaillaient ; ce qui rendait cette contrée vivante et lui donnait un air animé qui distraisait la monotonie de ce voyage.

Mon ami qui s’était refusé à se laisser coiffer et raser depuis notre départ, avait un air épouvantable. Figurez-vous un jeune homme très-maigre avec un teint pâle, une barbe noire, un bonnet blanc, de dessous lequel s’échappaient des cheveux en désordre, et une paire de lunettes sur le nez, ajoutez à cela une grosse redingote de panne verte sur une veste et une culotte noire, et vous vous ferez une idée juste de l’homme aimable qui a dissipé la tristesse que devait naturellement produire la longueur de la route.

Mad. B… prenait un peu de gaieté, sa physionomie intéressante s’animait, et la fatigue qu’elle éprouvait, semblait en quelque sorte l’embellir.

M. B… et le Dôlois chantaient sans-cesse ; et l’officier, qui avait fait connaissance, ajoutait encore par des saillies et d’agréables citations, à nos délassemens. Entr’autres histoires qu’il nous conta, une me parut assez plaisante : il était descendu dans un vieux château qu’il nous montra ; entré dans une chambre haute, qui renfermait des meubles du temps de Jules-César, il voulut se placer dans un fauteuil d’une grosseur incroyable, couvert d’une étoffe singulière, s’asseyant brusquement, il tomba à terre, et fut fort surpris, en jetant les yeux autour de lui, de voir le fauteuil changé tout-à-coup en un nuage de poussière.

Cependant la fin du jour approchait, la clarté de la lune commençait à remplacer celle du soleil ; nous désirions, avec une espèce d’impatience, d’arriver à la couchée qu’on nous avait annoncé être à sept ou huit lieues de Tonnere. Lorsqu’à une montée, les chevaux allaient le pas, nos cris les faisaient redoubler. À chaque village que nous traversions, nous demandions son nom, espérant que ce serait St. Florentin. Enfin, croyant en être encore très-éloignés, nous passâmes auprès de quelques maisons : comment s’appelle cet endroit, demandai-je à un petit garçon qui jouait ? — St. Florentin, Monsieur. — Cela n’est pas possible. — La même réponse, faite par diverses personnes, nous convainquit qu’en effet nous étions arrivés au lieu de notre couchée.

Nous descendîmes à l’auberge que les voyageurs ont surnommé la grande étrille. Les hôtes sont honnêtes : si l’on est bien servi à table, par contre les lits sont détestables. L’aubergiste a plusieurs enfans ; ils sont tous d’une grandeur extraordinaire, les filles, dont nous fûmes curieux de mesurer la taille, ont cinq pieds, cinq, six pouces et sept pouces de hauteur.

Le Sr. Phelippeaux, qui a été ministre de Paris, sous le nom du Comte St. Florentin, puis sous celui de duc de la Vrillière, était seigneur de ce village. Si je voulais fouiller dans mille ouvrages composés sur les archives de la police, du département, etc. de combien d’abominations commises à la sollicitation de la Sabatin et consorts, ne pourrais-je pas vous entretenir. Mais laissons reposer les cendres de ces misérables, et félicitons le peuple Français d’avoir été délivré de l’oppression de ce monstre dont le long ministère n’a été qu’un tissu d’horreurs, et disons avec Morande :

Avancez, tristes victimes,
Qui gémissiez dans les fers ;
Sortez du séjour des crimes,
Tous vos tombeaux sont ouverts.
Armés de votre innocence,
Ne craignez plus vos bourreaux :
Pour le bonheur de la France,
Il n’est plus de Phelippeaux.

Les relais des messageries sont disposés de manière que ceux qui ont amené une voiture, doivent au retour en ramener une autre : c’est pour cela qu’on nous faisait partir de bonne heure pour arriver à temps au lieu déterminé. Mais demain, comme nous ne devons dîner qu’à Joigny, où arrive la diligence de Lyon, nous nous ne partirons qu’à sept heures. C’est à St. Florentin que nous avons entendu battre la caisse pour la première fois, depuis que nous sommes entrés dans le royaume. — L’on nous dit que c’était la retraite des ouvriers qui travaillaient au canal de Bourgogne.

Dimanche.

L’on a bien raison de dire que le lit est le meilleur remède contre la fatigue, celui qu’on court le moins de risque à employer, et dont les effets sont les plus prompts. Le long sommeil que je viens de faire à rétabli entièrement mes forces ; je me sens disposé à continuer la route, dût-elle se prolonger encore durant plusieurs jours.

Il est sept heures, le jour commence à paraître : après un déjeûné composé de thé à l’eau, servi par les grandes filles dont j’ai parlé, nous montâmes en voiture. Le pays que nous avons traversé est absolument semblable à celui que nous avons parcouru hier : de grandes plaines, la rivière d’Yonne débordée, inondant une immense étendue de terrain, le canal de Bourgogne auquel mille ouvriers travaillaient, etc. etc.

Le soleil que nous avions à notre gauche nous fit supposer que nous allions au sud : aussi-tôt, de grands raisonnemens pour le prouver ; mais ils ne servirent qu’à mieux établir notre direction au nord-ouest. Le soleil se levant aux mois de Décembre et de Janvier beaucoup plus au midi que dans les autres saisons de l’année, il était tout naturel que nous l’eussions à notre gauche, et nous n’avons pas changé de direction jusqu’à Paris, d’une manière sensible, si j’en excepte les détours que la position accidentelle des lieux nous à contraints de faire.

L’heure que nous donnaient nos montres à notre départ de Genève n’était plus d’accord avec celle des horloges du pays, ces dernières étaient en retard d’une demi-heure. Nous calculâmes cette différence, qui nous parut trop considérable : les 24 heures se divisant en 360 degrés, ne donnent que 4 minutes par degrés. Nous avions parcouru trois degrés à l’ouest, nous ne devions donc être en avance que de 12 minutes ; trois degrés étant la 120e partie des 1440 minutes, (ou des 24 heures) qui divisent les 360 degrés… Il y avait certainement une erreur dans notre calcul ; (ce que je ne crois pas) ou bien les horloges, ou nos montres étaient mal réglées.

En descendant à Joigny, nous trouvâmes sur la porte de l’auberge une demoiselle assez grande, bien faite, belle à ravir, qui, après nous avoir envisagé les uns et les autres avec une attention toute particulière, demanda au conducteur s’il y aurait place pour elle dans la voiture. À peine avait-elle achevé sa demande, qu’un gros Monsieur, qui avait couru la poste toute la nuit pour prendre la diligence, arriva pour se joindre à nous. Blaque leur répondit que la voiture était remplie ; qu’il n’y avait de place que dans le cabriolet, que, s’ils voulaient l’occuper, ils pouvaient en disposer dès l’instant. Mais, ajoute-t-il, attendez un peu, je parlerai aux voyageurs pendant le dîner, et s’ils veulent s’arranger, il y aura place pour tous.

En attendant le repas, nous fûmes nous promener. La ville de Joigny a été autrefois une place forte et un poste important ; l’on voit encore les ruines des murailles dont elle était fermée, qui sont très-épaisses, et flanquées de grosses tours rondes très-bien bâties. Il y a un château, qui a, dit-on, été bâti par Renaud premier, comte de Sens, en 996. Depuis ce temps il a souvent été réparé et changé par ses successeurs.

Arrivés sur la place de la parade, la garde défila devant nous ; surpris de la voir habillée en blanc, je demandai à une personne qui était auprès de moi, la raison de cette différence dans la couleur de l’habit d’uniforme national, qui, selon les décrets, devait être bleu : elle me répondit, que lors de la révolution, le peuple de Joigny, pressé de s’armer et d’établir sa garde nationale, s’était porté à un magasin de l’armée, et s’étant saisi de tous les uniformes qu’il renfermait, s’en était sur-le-champ revêtu, en attendant les ordres de l’assemblée pour se costumer autrement. La troupe me parut assez exercée : c’était le dimanche fixé pour le serment des prêtres ; nous suivîmes la foule à l’église. — Là plusieurs ecclésiastiques firent leur serment de gaieté de cœur. — M. l’abbé Bernier prêt à faire le sien, voulut s’aviser de discourir contre le décret, un garde national le touche aussi-tôt en joue, en lui disant : « l’abbé, on ne vous demande que votre serment, ou votre démission, optez sur-le-champ ou sinon ». Cette petite scène, arrivée dans un tel lieu qui ne dura pas deux minutes, me révolta ; si je ne vous dis pas quelles furent mes réflexions, c’est que je crois pouvoir m’en dispenser. Le pauvre abbé, qui avait eu la bêtise de dire qu’il se ferait plutôt tuer que de jurer fidélité à la constitution civile du clergé, eut le bon esprit de ne pas soutenir ce qu’il avait avancé ; il aima mieux, selon ses sentimens, vivre parjure que mourir martyr de son attachement aux biens du ciel, aux bénéfices, aux 800 fermes, etc. etc. Le bon homme ! je suis tenté de croire que la grâce opéra tout-à-coup en lui ; qu’aidé par des raisonnemens temporels, il fut éclairé par des lumières spirituelles, qui lui firent voir dans tout son éclat la philosophie de la constitution, et que ces causes réunies produisirent l’effet inattendu. Il prêta son serment.

Les chasseurs d’Alsace étaient en garnison à Joigny ; il faut en voir les casernes. Les quais, le pont, sont assez bien construits ; en général la ville est jolie.

Nous dînâmes avec un seul gascon que renfermait la diligence de Lyon. Pendant le repas Blaque vint nous proposer de recevoir parmi nous, en nous gênant beaucoup, Je personnage que nous avions vu avant le dîner, chevalier de St. Louis, ci-devant noble, toujours mécontent, jurant contre les gens, un aristocrate enfin qui voulait aller à Sens ; ou une demoiselle fort jolie qui nous suivrait jusqu’à Paris. — La demoiselle ! la demoiselle ! s’écrièrent nos étourdis, que ce Monsieur aille à pied s’il veut, nous ne voulons pas de lui. Le garçon, qui nous servait à table, nous dit que voyant la voiture remplie, la demoiselle ne voulait plus partir. — Vous la connaissez donc ? — Sans doute. — Qui est-elle ? — C’est une fille entretenue par M. le marquis… — Est-elle gaie ? — Infiniment. — Bon ! voilà ce qu’il nous faut ; vite une députation pour l’engager à venir. L’officier et mon ami sont dépêchés : elle ne promet rien ; nouveau message ; enfin elle accepte notre invitation. Je fus chargé d’aller la chercher : en moins de quatre minutes elle fut habillée, son paquet et ses adieux furent faits : elle monta en voiture.

Le gros Monsieur était dans une colère épouvantable, se voyant débusqué par une malheureuse : c’est ainsi qu’il qualifiait la demoiselle. Il se répandit en mauvais propos contre le conducteur, qu’il menaça des régisseurs, des fermiers, du diable, etc. etc. — Notre honnête Blaque le laissa crier aussi long-temps qu’il lui fit plaisir ; ce ne fut que lorsqu’il s’avisa de le tutoyer que celui-ci l’envoya poliment où vous savez. — Pour mettre fin à la dispute, je dis à ce grossier chevalier que je cédais ma place à Mademoiselle, et que me plaçant dans le cabriolet, les ordonnances se trouvaient exécutées. Je l’invitai à faire chercher des chevaux à la poste, l’assurant qu’il serait avant nous à Sens ; là-dessus je lui tourne le dos, je monte dans le cabriolet, et fouette, postillon. —

À un quart de lieue de Joigny, je fis arrêter : je rentrai dans la voiture, où je me trouvai fort à l’étroit. Mlle Ferrand, c’est le nom de notre nouvelle compagne, nous fit mille complimens ; elle nous assura que depuis quelque temps qu’elle avait formé le projet de retourner à Paris, elle allait attendre devant l’auberge les diligences, les voyageurs qui arrivaient, pour juger à leur physionomie s’ils étaient de bons vivans ; qu’après une assez longue attente, nous avions eu l’honneur d’être les préférés. « Si vous croyez, ajouta-t-elle, que je suis une honnête femme, vous vous trompez très-fort ; je ne suis rien moins que cela ; dès que je trouve un jeune homme qui me plaît, ich bald auf der magen lege. » De pareils propos faisaient rire nos jeunes gens ; mais Mad. B… eut très-raison d’en être scandalisée ; dès ce moment il s’établit entre ces deux femmes une espèce d’aversion, qui eût duré tout le temps du voyage sans ce qui arriva le lendemain, dont j’aurai occasion de parler.

Les environs de Villeneuve-Ie-roi sont charmans.

Nous entrons dans Sens : l’auberge, qui était autrefois sur la grande place, a été transférée au bout d’une longue rue fort étroite. La diligence de Lyon y était déjà arrivée. Je ne voulus pas passer dans cette ville sans avoir vu le tombeau du dauphin et de son épouse, dont j’avais souvent ouï vanter les beautés. Le Dôlois, mon ami et moi, nous nous rendîmes à l’église cathédrale. M. le Suisse se fit long-temps attendre : nous fîmes la conversation avec un de ses garçons de cuisine, jeune homme d’une nicodémerie inimaginable, et dont la bêtise nous divertit singulièrement. Enfin M. le Suisse, puisque M. le Suisse y a, arrive. Avec toute la gravité possible il donne l’ordre d’allumer un flambeau et de chercher les clefs.

Je lui demandai de quel canton de la Suisse il était. — « Monsieur, me répondit-il, je suis du Mans. — Ce n’est pas la peine de vous appeler Suisse si vous ne l’êtes pas plus que cela. »

L’église de Sens, dédiée à Saint-Étienne, est la plus riche du royaume en monumens de sculpture. Je ne puis facilement rappeler à ma mémoire tous les objets qui m’ont été présentés. Ce que je vais vous apprendre m’a été enseigné par M. le Suisse du Mans, dans le langage le plus ignare, le plus orné d’expressions triviales, et du style le plus impropre que j’aie ouï de ma vie.

Je ne vous parlerai pas de la chaire de St. Thomas de Cantorbéry, qui ressemble à un théâtre de marionettes, ni d’un chapeau de cardinal, qui est suspendu depuis un temps immémorial au plafond d’une chapelle, ni d’un morceau de la vraie croix, ni d’un doigt de St. Luc, ni du retable du maître-autel, qui a été porté à la monnaie. Mais je vous parierai de quelques tombeaux, c’est un sujet triste qui convient un peu à mon goût et à ma situation ; il n’en est aucun sur lequel je ne me sois placé, dont je n’aie examiné les inscriptions, les bas-reliefs, et les statues dans le plus grand détail. Le mausolée du cardinal Duperron, qui est fort beau, ne m’a pas fait autant de sensation que celui qui renferme les restes du chancelier Duprat. Cet homme infâme, à force d’intrigues s’était fait nommer à l’archevêché de Sens. Son corps pourri était sur le point de laisser échapper son ame ordurière ; il voulut que, dans le cas où il ne pourrait faire son entrée triomphale dans son diocèse avant sa mort, on plaçât son cadavre, revêtu d’habits de cérémonies, sur un cheval richement équipé, et qu’il fût ainsi porté dans l’église de St. Étienne de Sens, avec toute la pompe et les honneurs dont on l’aurait comblé s’il eût été vivant. Les morceaux de chair de mouton, qu’on appliquait sur son corps rongé de cancers, ne purent l’empêcher de mourir ; et les Français d’alors superstitieux au suprême degré, et respectant par dessus tout les desirs des prêtres, exécutèrent ses volontés ; un bas-relief représente ce honteux triomphe. J’étais révolté d’un pareil excès de vanité ; mon déplaisir cessa dès que j’eus jeté les yeux sur la figure couchée sur le tombeau, dont la sculpture est de la plus grande vérité. Elle représente le chancelier Duprat privé de la vie. Des vers qui sortent de son estomac apprennent aux curieux les vices de cet homme. Son orgueil lui-même l’a mis à sa place ; car ce sont là les droits de la postérité ; elle exerce sa reconnaissance sur les hommes qui ont bien mérité d’elle, et elle couvre d’opprobre ceux qui ont répandu les vices et le désordre sur la terre, et qui n’ont été enfantés que pour le malheur de leurs contemporains et de leurs descendans.

Un morceau, qui est très-beau, est celui qui représente le martyre de St. Savinien, premier archevêque de Sens, qui fut massacré en disant la messe : la figure de ce saint, qui présente sa tête devant la hache de ses bourreaux, est du ciseau le plus parfait ; les détails sont de la plus grande beauté : les deux autres figures sont aussi supérieurement exécutées. La draperie jaune, sur laquelle est appuyée ce grouppe de marbre blanc, est de stuc et faite de main de maître.

Le Suisse du Mans ne cessait de nous parler son affreux langage, pendant le temps que nous examinions ces chefs-d’œuvres ; il nous montra les quatre colonnes qui étaient autrefois à Paris, sur la place des Victoires, qui ont été transportées à Sens après qu’on en eut ôté les quatre lanternes qu’elles portaient. Enfin nous arrivâmes au tombeau du dauphin ; le Suisse alors ayant élevé son flambeau, dont l’odeur nous suffoquait, commença le discours suivant, dont il n’est pas l’auteur, assurément.

« Ce mausolée, érigé par les ordres du feu Roi, est tout à-la-fois un témoignage éclatant de sa tendresse pour ses enfans, et un des plus riches monumens de sa magnificence. Il est l’ouvrage de feu Guillaume Coustou, fils et neveu de deux hommes, dont le nom sera à jamais célèbre dans les fastes de la sculpture.

« Ce monument représente un piédestal qui supporte deux urnes de porphire, enrichies d’ornemens de bronze doré, et qui sont censées con. tenir les cendres des deux augustes époux. Les deux urnes sont unies ensemble par une guirlande d’immortelles qui les embrasse.

« Sur le devant du piédestal, et en face de l’autel, sont deux figures de six pieds de proportion, dont l’une est la religion, l’autre l’immortalité. La religion caractérisée par la croix qu’elle tient d’une main, et par le voile qu’elle a sur la tête, pose de sa main droite sur les deux urnes qu’elle contemple, une couronne d’étoiles, symbole des récompenses célestes. Cette figure est pleine de majesté et de douceur, et les draperies en sont admirables.

« L’immortalité est à sa droite ; on la reconnaît à la couronne qu’elle a sur la tête, et mieux encore au cercle qu’elle tient dans sa main. Elle paraît s’occuper à former avec complaisance un faisceau des attributs symboliques des différentes vertus qui caractérisaient le dauphin, tels que la balance de la justice, le miroir et le serpent de la prudence, le lys de la pureté et de la candeur, etc.

« On doit remarquer avec quelle adresse l’artiste a su ménager dans cette figure les agrémens et la mollesse des contours qui appartiennent à son sexe, en lui conservant la noblesse et la gravité qui conviennent à son caractère.

« À ses pieds est le génie des sciences et des arts, dont ce prince faisait ses amusemens. Cet enfant tient un compas, avec lequel il paraît mesurer avec attention la surface du globe terrestre. On a tracé sur ce globe les routes qu’ont tenues les plus savans voyageurs de notre siècle, pour perpétuer l’époque de leurs découvertes. C’est dans la même vue qu’on a laissé appercevoir une partie du plan de la célèbre église de Ste. Geneviève, comme un des monumens de nos jours, qui doit faire le plus d’honneur à l’architecture.

« Sur le derrière du piédestal, on voit le temps, porté sur des ruines et des débris de toute espèce, qu’il foule à ses pieds. À la faveur de cet exhaussement, il a déjà enveloppé de son voile la première des urnes ; celle du dauphin mort le premier ; et on voit qu’il s’efforce de l’étendre sur celle de la dauphine, qui vivait encore lorsque ce mausolée a été commencé, et qui en avait préféré le modèle à beaucoup d’autres.

« À côté du temps, est l’amour conjugal, sous la figure d’un jeune homme. Il tient le flambeau de l’hymen éteint et renversé, et regarde avec douleur un enfant qui se désole lui-même de voir rompre entre ses mains une chaîne de fleurs, symbole de l’union des époux.

« Cette partie du mausolée est de la plus riche composition et de l’expression la plus noble et la plus touchante. La figure du temps est hardiment développée, prononcée avec force, et contraste savamment avec celle de l’amour conjugal. Ce contraste, qui donne du mouvement et de la chaleur à toute cette partie du mausolée, la met elle-même en opposition avec la partie antérieure, qui est comme elle doit être, et plus tranquille et plus grave. On voit que ce n’est pas sans dessein que l’artiste a placé du côté qui regarde la nef, les ravages du temps, et l’expression de la douleur qu’ils causent ; tandis que du côté de l’autel, il n’offre aux yeux du spectateur que les consolations solides de la religion et les douces espérances de l’immortalité.

« Sur les faces latérales du piédestal, on a gravé en lettres d’or les épitaphes du dauphin et de la dauphine, composées par S. E. le cardinal de Luynes, archevêque de Sens, et ci-devant premier aumônier de Mad. la dauphine.

« Ces épitaphes ne contiennent que des vérités attestées par l’Europe entière. Vérités exprimées par le savant prélat, avec toute la noblesse, toute la sensibilité qui caractérisent son âme dans la plus pure latinité et dans un style vraiment lapidaire.

« Au-dessous des épitaphes, sont appliqués les écussons aux armes du prince et de la princesse. Ces cartouches sont de bronze doré, et travaillés avec le plus grand soin ; ils n’ont pour tout ornement que des branches de cyprès qui les accompagnent, mais qui sont d’une vérité rare et du fini le plus précieux. »

M. le Suisse s’arrêta là pour reprendre haleine ; je vous fais grâce de l’explication des épitaphes qui ne respirent que la plus basse flatterie. Je vous dirai que le dauphin, père de Louis XVI, est mort le 20 Décembre 1765, âgé de 36 ans, et la dauphine, Marie-Josephe de Saxe, le 13 Mars 1767, âgée de 35 ans.

Requiescant in pace.

C’est dans cette ville que s’assembla le comité qui jugea en 1140 le malheureux Abeilard, le plus infortuné des amans.

On fait à Sens beaucoup d’horloges d’eau, dont un Bénédictin de St. Pierre-le-vif montra le méchanique à un ouvrier : on en envoie par tout le royaume et jusques dans les colonies.

Revenus à l’auberge, nous trouvâmes la compagnie auprès du feu, qui nous attendait pour se mettre à table. Un voyageur de la diligence de Lyon, placé près de moi, faisait mille récits de ses voyages, et mentait, selon l’usage, avec une assurance persuasive ; il accompagnait ses narrations de petits traits vrais ou possibles ; je commençais à croire ce qu’il racontait, mais il finit par trop parler ; je ne vis plus en lui qu’un bavard, il devint le sujet de mes réflexions, et je le plaçai sur un théâtre pour y jouer les rôles de fourbes.

Après le souper, je fus me mettre sur un lit pour reposer quelques instans avant notre départ ; mais il fallut renoncer au repos. Mlle Ferrand et compagnie firent un tel bruit dans la salle à manger, au-dessus de laquelle je me trouvais, que leurs éclats de rire m’empêchèrent de fermer l’œil.

À minuit l’on me fit descendre ; nous nous plaçâmes dans la voiture, et nous continuâmes de courir jusqu’au matin. Je dormis profondement une partie de la nuit ; il faisait à peine jour lorsque je m’éveillai.

La voiture s’arrêta pour changer de chevaux, dans un village dont j’ai oublié le nom. Les relais se firent attendre ; nous descendîmes déjeûner. Le soleil se leva, et nous nous mîmes de nouveau en route.

Lundi.

Mon intention était de vous mener tout de suite à Melun ; mais le pont de Montereau, sur lequel nous ve- nons de passer, nous a arrêté quelques instans. Ce pont est très-connu dans l’histoire par un événement fort tragique. C’est de l’assassinat de Jean, duc de Bourgogne, dont je veux parler. Il se commit dans le lieu sur lequel nous nous sommes arrêtes, le 10 Septembre 1419, en présence de Charles, dauphin de Viennois, le même qui fut ensuite roi sous le nom de Charles VII.

Dans la principale église de Montereau, il y a une épée appendue, qu’on dit être celle que portait le duc de Bourgogne lorsqu’il fut assassiné. On faisait remarquer aussi sur le pont de cette ville, il n’y a pas encore long temps, un pavé que la tradition disait être encore taché du sang de ce prince ; ce pont ayant été ruiné, il a été rétabli il y a environ vingt ans, et il est actuellement plus beau et plus solide qu’il n’était.

Le département dans lequel nous nous trouvons, porte le nom de Seine et Marne.

La ville de Melun, où nous venons d’arriver, m’a paru assez jolie. Plusieurs perruquiers vinrent nous offrir leurs services, que nous acceptâmes avec plaisir tous, à l’exception de mon ami ; nous fîmes notre toilette, voulant nous présenter à table pour faire notre dernier repas, avec un costume un peu moins en désordre.

Le perruquier qui me tomba en partage, était un jeune homme assez instruit ; il me parla beaucoup de Melun. « Cette ville, me dit-il, ressemble assez à Paris par sa figure et sa situation. La rivière de Seine y forme une isle, et coupe la ville en trois parties. La ville propre, du côté de la Drie ; la cité ou l’isle, et le côté du Gatinois. L’on voit dans la cité, les vestiges d’un temple qui a été consacré à la déesse Isis. C’est un bâtiment qui forme un quarré long, & dont il ne reste plus que les quatre murailles. »

Lui ayant demandé en riant le nom des grands hommes que Melun avait produits, il m’apprit que le célèbre Jaques Amiot, qui a traduit Plutarque et les poésies de Longius, était de cette ville. Je lui en fis mon compliment.

Le dîner servi, l’on vint m’avertir. Je trouvai dans le sallon mes compagnons de voyage un peu moins en chenilles. La jolie Ferrand avait endossé une robe de taffetas verd clair, à petites mouches, qui lui allait à ravir, et sa physionomie charmante, sur laquelle le plaisir était toujours peint, ne paraissait nullement se ressentir de la fatigue de la nuit. Nous lui fîmes compliment du goût qui régnait dans ses ajustemens et des grâces répandues dans toute sa personne. Elle reçut nos politesses en femme qui sait son palais-royal sur le bout du doigt. Mon ami, qui de sa vie ne s’était trouvé en pareille société, ouvrait de grands yeux, et vivement affecté des égaremens de cette jeune personne, essayait de la prêcher. Hélas ! le pauvre garçon parlait bien à une sourde ! il ne connaissait pas encore le genre, comme il me l’a souvent répété depuis !

Nous nous mîmes à table : la gaieté, qui avait précédé le repas, s’empara bientôt de nous. Le vin qu’on nous avait servi était délicieux, et Mlle Ferrand en versant a droite et à gauche, portait mille santés, auxquelles il fallait faire honneur.

« Voulez-vous, Messieurs, nous dit-elle, que je vous apprenne le procédé que j’emploie pour boire de la bonne eau ; c’est d’y mêler beaucoup de vin. Je ne me suis jamais trouvée incommodée de l’eau ainsi mélangée. » Nous la laissâmes jusques à la fin du repas user de ce prudent moyen. — Au dessert, Blaque entre ; nous faisant mille souhaits de bonheur, il nous pria de signer quelques procès-verbaux relatifs aux frais extraordinaires que les mauvais chemins l’avaient obligés de faire ; puis il nous présenta une assiette, dans laquelle nous mîmes chacun six francs ; nous accompagnâmes ce don de témoignages sincères de notre satisfaction pour la manière honnête avec laquelle ce brave homme s’était conduit à notre égard pendant tout le cours du voyage.

Pour finir le repas plus gaiement encore, nous demandâmes une bouteille de vin de Champagne : elle fut bientôt vidée. Le vin nous parut bon, quoiqu’il ne fût guères petillant ; il acheva de nous mettre en bonne humeur. Je ne puis vous rendre les éclats de rire que nous fîmes lorsqu’il fallut payer, et que l’on ne nous demanda que dix-huit sols pour prix de cette bouteille de Champagne. Nous avions cru de bonne foi boire de l’excellent vin que nous aurions volontiers payé cinq ou six livres, si l’on nous l’eût demandé, tant il est vrai que le haut prix qu’on met aux choses, qui par elles-mêmes sont déjà bonnes, fait encore supposer une plus grande supériorité dans la qualité : mais avoir cru être bien régalés, et n’avoir eu que de la liqueur de dix-huit sols, c’est ce que nous ne pardonnions pas à notre hôte, nous étions trop gais pour nous plaindre. Mad. B… et Mlle. Ferrand, qui, au milieu du repas, s’étaient fait des amitiés, se chargèrent entr’elles deux de tourmenter, par leurs plaisanteries, l’aubergiste de Melun, de la manière du monde la plus cruelle, de nous avoir traité si mesquinement.

Remontés dans la voiture d’où nous ne devions descendre qu’à Paris, l’ivresse de la demoiselle nous étonna ; elle criait à tue tête, elle appelait les passans, et ses exclamations de VIVE LA NATION, allaient frapper les oreilles des gens les plus éloignés. Des cris elle passa aux chansons, les plus bruyantes étaient les préférées, le Dôlois l’animait par des couplets peu tristes. Des chansons, elle vint à des discours moins calmes, puis à la colère : elle nous apostropha les uns après les autres, et paraissait furieuse contre le garçon d’auberge de Joigny, qui nous avait appris qu’elle était entretenue par un ci-devant marquis dont je dois taire le nom ; elle se reprocha ensuite ses égaremens, et se mit à pleurer : nous essayâmes de la tranquilliser. Le sommeil, heureux sommeil, qui vient au secours des infortunés, s’empara de ses sens : nous parlâmes bas, pour ne pas troubler un repos que nous crûmes lui être nécessaire.

Qu’elle était belle, cette malheureuse fille, dans ce moment de calme ! Nous plaignîmes son sort infortuné, et le trouble dans lequel elle passe bien des instans. Mad. B…, dont l’ame était naturellement sensible, paraissait plus vivement touchée de la situation de cette jeune personne. Puisse hélas ! la vertu pénétrer quelque jour dans son cœur, et la ramener au bonheur par une route plus sûre !

Nous avons traversé la partie la plus étroite du département de Seine et Oise, qui est resserrée entre les départemens de Seine et Marne et de Paris. Nous roulons actuellement sur le terrain qui dépend de ce dernier.

Je ne vous dirai rien des environs de la capitale, ils ont été assez décrits. Nous venons de découvrir les tours de Notre-Dame et le dôme de Ste. Geneviève. Arrivés à Charenton, l’on a remis des paquets qui ne devaient pas entrer avec nous dans Paris ; cette petite contrebande est un des tours de bâton des conducteurs. Enfin nous sommes entrés dans l’avenue de Vincennes, à la barrière du trône un commis monta sur la voiture pour la surveiller, et reçut pendant une heure la pluie la plus abondante. Descendus au bureau des diligences, nous trouvâmes nos amis qui nous attendaient. Là nous nous sommes séparés : depuis ce moment je n’ai revu ni l’officier, ni le Dôlois : j’ai fait une visite à M. et à Mad. B… Deux fois j’ai rencontré aux Thuileries Mlle. Ferrand, qui est partie avec son ci-devant marquis pour la Guadeloupe où il a été employé, et je n’ai pas eu autant d’occasions de voir mon ami que je l’ai desiré.

Me voici enfin seul dans ma chambre, accablé de fatigue, de tristesse et d’ennui : je m’étais accoutumé pendant huit jours à cette vie turbulente, et le repos dont je pouvais jouir contrastait trop avec l’exercice que j’avais pris. Esclave de mes habitudes, je sentis la nécessité d’en secouer le joug. Mes jambes étaient enflées, effet naturel d’un long séjour en voiture ; je desirai me coucher, mais je ne le fis qu’après avoir instruit mon amie de mon heureuse arrivée.

FIN.
  1. Gâteau au beurre.
  2. Il existe près de là un passage extrêmement dangereux ; le précipice qui est à gauche est d’une profondeur affreuse. M. *****. faisant cette route avant qu’elle ait été réparée, y fut précipité par la mal-adresse de son postillon. Croirait-on que cette chûte, de près de 350 pieds, sur des rochers pointus, se fit sans accident ? Les personnes qui étaient dans la voiture, les chevaux, ceux qui les conduisaient, n’eurent pas une contusion, pas une égratignure ! Je conseille à tout voyageur prudent de faire à pied ce court trajet, il sera bien payé de sa peine par le magnifique spectacle que lui offre la montagne.
  3. Cette statue est peinte en blanc, couleur des innocens : il y a sans doute allusion.
  4. Je rappelle au lecteur que j’écris au commencement de 1791.