Journal d’un voyage de Genève à Paris/Vendredi

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Anonyme
J. E. Didier, imprimeur-libraire (p. 75-93).
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Vendredi.

Il est quatre heures, et l’on frappe à la porte de notre chambre. « Que signifie ce bruit, s’écria le Dôlois, nous ne devons partir qu’à cinq heures, et l’on nous fait lever à quatre ? Les chevaux sont mis à la voiture, nous dit la fille qui apportait de la lumière, vous allez partir. » Nous comprîmes que pour ne pas nous fâcher, Blaque nous avait annoncé que nous ne partirions qu’à cinq heures, mais qu’il avait donné ordre en secret de nous faire lever une heure plutôt ; nous rappelant ce qui s’était passé chaque matin, nous fûmes assurés que cet usage avait été constamment suivi. Nous nous levâmes donc, et nous partîmes.

La voiture que nous venons d’occuper ne ressemble plus à la première ; les portières ferment mal, l’air et la pluie entrent de toutes parts : nous regrettâmes, avec raison, celle qui nous avait amené à Dijon.

Lorsqu’il fut jour, mon ami continua la lecture du charmant roman de Paul et Virginie, qui depuis deux jours, calmait l’ennui de notre voyage. Oh ! sensible abbé de St. Pierre, que cette lecture remplit mon cœur d’émotion ! Que les tourmens de ces deux infortunées mères et de leurs intéressans enfans, me firent verser de larmes. Vous pleurâtes aussi, femme charmante, sur le sort du malheureux Paul, après la perte de son amante !

Que le romancier a d’empire sur les ames sensibles, lorsqu’il prend dans la nature les tableaux qu’il veut peindre ! L’on plaît toujours aux hommes lorsqu’on parle à leurs cœurs, que l’on n’emploie que les images et des expressions qui conviennent à la simplicité du sujet qu’on s’est proposé de traiter, et qu’on abandonne ces phrases brillantes qui, peignant moins les objets, s’adressent aussi moins au cœur, quoiqu’elles semblent parler davantage à l’imagination. C’est lorsqu’on veut décrire la simple nature qu’il est difficile de ne pas être plus éloquent qu’on ne doit pour émouvoir la sensibilité de ses auditeurs. « Son superbe talent de peindre la nature dit le rédacteur du mercure, en partant de M. l’abbé de St. Pierre doit suffire à sa gloire. Celui qui sait communiquer ses émotions aux autres et les leur faire partager, exerce sur eux une espèce d’empire, et les associe en quelque sorte à sa destinée. »

Frères et sœurs, jeunes gens tendrement unis, appelés par le sort à être séparés de ce que vous avez de plus cher, si l’image du malheur peut apporter quelque soulagement à vos peines, lisez Paul et Virginie ; relisez mille fois le récit du naufrage du St. Géran, pénétrez votre âme de la situation de celle de l’infortuné Paul, luttant contre une mer en tourmente, tantôt nageant, tantôt marchant sur des ressifs, voyant sa divine amie refuser de se déshabiller pour conserver sa vie, malgré les représentations du matelot qui voulait la sauver : la mort est inévitable ; voyez cette fille adorable poser une main sur ses habits, l’autre sur son cœur, et levant en haut des yeux sereins, paraître un ange qui prend son vol vers les cieux… Qui pourra peindre les angoisses, le désespoir de Paul ? Qui pourra vous consoler aussi ? Car vous avez partagé ses tourmens ; ce sera encore M. de St. Pierre : son but n’a pas été de peindre la nature dans un cadre aussi noir, sans venir à votre secours, et calmer vos peines par des raisonnemens fondés sur la plus saine philosophie.

Ses talens, ses vertus, ses écrits, ses liaisons intimes avec Jean-Jaques, l’ont fait mettre au nombre des aspirans à la place de gouverneur du prince royal. Il est aisé, avec une ame forte et des moyens supérieurs, de voir la nature comme elle est, de la montrer aux autres, de les intéresser, de leur plaire ; mais je ne vois pas, il est vrai, avec mes très-faibles lumières, les rapports qui existent entre les systêmes de M. de St. Pierre, et l’éducation d’un prince qui doit un jour occuper le trône du premier des empires.

Les gens de lettres sont de tous les individus, ceux que la révolution a le plus anéantis : le chagrin qu’ils éprouvent d’avoir été devancés par elle, et de ne l’avoir pas prévenue, est peut-être la cause de la stagnation des lettres, dans le moment présent, où toutes les oreilles ne sont ouvertes que sur la révolution, où l’on ne veut entendre que des discours et des discussions qui y ont rapport : les plus savantes découvertes, la théorie des marées, par exemple, est un objet trop peu important pour s’en occuper. Je vais continuer ma route, d’où peut-être je me suis trop écarté.

Le temps, qui a toujours été mauvais, et la pluie continuelle, nous ont empêché de jouir jusqu’à présent de mille points de vue charmans. La délicieuse vallée, au fond de laquelle coule la petite rivière du Suzon, est dans le site le plus agréable : ce ne sont pas des rochers entassés, des bois touffus, des effets que Poussin ou Salvator Rose peuvent seuls rendre sur la toile ; ce sont des champs bien cultivés, des tapis de verdure, sur lesquels sont placées, de distance en distance, de petites habitations. Les vignobles sont bien entretenus ; les ceps, placés sur des lignes droites le long des côteaux, annoncent de l’ordre et des soins dans la culture ; l’on devine aisément que l’on est dans la Bourgogne. Un petit hameau, placé dans le Val Suzon, embellit singulièrement ce tableau.

« Quel est donc ce magnifique château que j’apperçois dans cette autre vallée ? C’est, me dit le Dôlois, un couvent. — Un couvent ! vous voulez rire, je pense. — Pas du tout, c’est une abbaye de Bénédictins ; le petit bourg qui est auprès s’appelle St. Seine. »

Ah ! pauvres moines, m’écriai-je ; le temps est venu, où la vérité a pénétré jusques dans l’intérieur de vos habitations ; elle a franchi les murs élevés qui semblaient vous mettre à l’abri de ses coups ; vos grilles, vos verroux sont tombés à son approche. Ce que vous appelez votre bien a été restitué aux descendans de ceux qui vous l’avaient prêté (pour ne pas dire à qui vous l’aviez escroqué). Bénissez une Nation qui vous a rendu la liberté, après laquelle plusieurs d’entre vous soupiraient sans doute. Rentrés dans le monde, devenus pères de famille, vous ne regretterez point la vie monacale que vous meniez dans vos monastères, surtout lorsque vous vouant à des occupations utiles, vous remplirez dignement vos devoirs d’hommes et de citoyens.

Ô ! divine philosophie ! toi qui as présidé à la révolution, tu entreras dans tous les cloîtres de tous les pays, placés au fond des abîmes, et sur le sommet des plus hautes montagnes ! Leurs hôtes, rendus à la raison, le seront bientôt à la société, et l’on ne verra plus de ces prétendus saints dont toute la sagesse ne consistait que dans l’art de faire des dupes, et la dévotion dans des grimaces. Êtres ridicules aux sermons desquels on ne croira plus, et que chaque jour on méprisera davantage. Les décrets, les arrêtés, les mandats, les cédules royales, les suppressions des ouvrages qui ont rapport à la révolution Française, etc. etc. ne pourront arrêter les effets inimaginables qu’elle produira. Moines imbécilles, qui prétendez gouverner les peuples et les rois, tremblez, votre heure est venue. —

Les routes de la Bourgogne sont très belles ; il ne faut pas s’en étonner, la compagnie des ponts et chaussées a toujours trouvé bon nombre de gens disposés à aller travailler dans cette province si fertile en vins délicieux ; ajoutez à cela la surveillance des états et des départemens, et la nécessité d’entretenir des chemins sans-cesse occupés par une multitude de voitures destinées pour les provinces méridionales ou les pays étrangers, et vice-versâ.

La source de la Seine est près de la petite ville de St. Seine, qui lui donna son nom : nous aurions pu aller la voir s’il eût fait beau temps ; mais il fallut renoncer à satisfaire notre curiosité.

Chanceaux, le plus méchant village que nous ayons rencontré sur notre route, est le lieu où nous devions dîner : l’hôtesse de l’auberge est bien la plus effrontée personne que j’aie vu de ma vie ; j’ai appris qu’elle avait été marchande de pommes cuites à Paris pendant plusieurs années. Après nous avoir refusé du feu, du pain et du vin en attendant le repas, elle nous fit servir un dîner détestable ; les mêts étaient brûlés, ou n’étaient pas assez cuits ; le vin était mêlé d’eau, etc. — Elle ne répondait à nos reproches qu’en disant que ce qu’elle faisait n’était que pour gagner ; elle nous le répéta si souvent, que nous fûmes convaincus que le mauvais repas qui nous avait été servi, avait été préparé avec la plus scrupuleuse économie. — Les confitures d’épine-vinette que l’on prépare à Chanceaux, et que quelques personnes trouvent délicieuses, m’ont procuré un mal de gorge affreux, qui ne m’a quitté qu’à Paris ; c’était sans doute aussi par économie que cette misérable hôtesse nous donna de ces sucreries détestables.

Ce n’est que demi-mal de payer peu lorsqu’on n’est pas bien traité ; mais de payer plus cher que dans les premières auberges du royaume le dîner le plus chétif et le plus dégoûtant, c’est vouloir être dupe. Mes compagnons de voyage, pour faire taire cette poissarde qui aboyait de temps en temps après nous, lui donnèrent ce qu’elle demanda ; mais le Dôlois et moi, nous ne voulûmes pas qu’elle en fût quitte à si bon marché ; nous lui remîmes avec notre argent le double de ce qu’on appelle des vérités, (ou des grossièretés) qu’elle reçut avec une tranquillité qui ne peut être que le fruit de l’habitude.

Je crois devoir conseiller aux personnes qui nous suivront, et qui, ainsi que nous, se nourriront à leurs frais, je leur conseille, dis-je, après être partis de Dijon le matin, de déjeûner à St. Seine à onze heures, de passer Chanceaux sans s’y arrêter, et d’aller goûter à 4 heures, à un village plus éloigné, qui porte, je crois, le nom de Flavigni.

La plupart des bois ont été taillés dans le moment de la révolution ; j’ai cependant remarqué que les baliveaux qu’on a laissés sont assez considérables : le nombre des charbonnières était immense dans plusieurs forêts.

Le maïs, ou bled de Turquie, est sans doute la principale nourriture des habitans de ce canton ; car leurs champs, qui sont très étendus, en sont presque tous ensemencés,

La nuit avait mis fin à notre lecture ; le sommeil s’était emparé d’une partie des voyageurs, lorsque tout-à-coup la voiture mal conduite dans une descente, se penche sur le côté d’une manière vraiment faite pour nous épouvanter. — Blaque ! arrête ! nous allons verser ! furent les cris que nous répétâmes tous ensemble : le malheureux conducteur voulait poursuivre, mais un nouveau refrain le fit arrêter ; nous descendîmes, le vent et la pluie nous incommodèrent très-fort ; le mauvais pas franchi, nous remontâmes très-mouillés en voiture, et nous arrivâmes à Montbart.

Les maisons sont bâties avec des pierres plates, que l’on trouve en abondance dans les vastes plaines du département de la Côte d’or ; les toits mêmes de plusieurs maisons en sont recouverts.

Une jeune personne fort aimable nous attendait au sortir de la voiture ; j’appris qu’elle était fille de l’aubergiste : ses manières honnêtes nous plurent infiniment. C’est en voyage que l’on connaît tout le prix de la politesse et de l’aménité : harassés de fatigue, d’ennui et de curiosité, vous aimez à rencontrer une jeune hôtesse charmante, qui a reçu une éducation peu commune, et qui se fait un plaisir de vous instruire de tout ce que vous desirez savoir.

Il était tout naturel que nous parlassions de M. de Buffon. Montbart est le lieu de sa naissance et celui où il exerçait ses droits féodaux : cet homme, qui jusqu’à ce jour a été le seul qui ait suivi la nature dans ses plus minutieux détails, qui dans le plus brillant style nous l’a décrite comme il la voyait, qui a enrichi le plus beau des cabinets du monde de mille morceaux les plus rares et les plus précieux ; cet homme, dis-je, au-dessus de son siècle par ses connaissances en histoire naturelle, était un mauvais voisin, un méchant seigneur.

Il est peu de personnes à Montbart à qui je me sois adressé qui ne se plaignent de lui. Une jeune Dame en particulier possédait une cour auprès des possessions de M. de Buffon, qu’elle a été contrainte de lui céder ; comme elle avait quelque peine à se résoudre à se défaire d’un bien qui appartenait dès long temps à sa famille, il la fit venir chez lui : ma fille, lui dit-il, je veux acheter votre cour, je vous donne deux jours pour faire vos réflexions ; si vous vous refusez à me la vendre, nous plaiderons, et je l’aurai pour rien. Un despote ne parlerait pas plus impérieusement. Je veux acheter votre héritage, mais je l’aurai pour rien, si vous avez quelque peine à me le céder. Mad. … calcula ses moyens de défense, qui, quoique puissans, se réduisaient à zéro contre le crédit de M. de Buffon, et elle lui vendit sa cour.

Il avait la manie d’acquérir des maisons pour les faire abattre ; il aurait voulu acheter toute la ville pour la détruire et bâtir des jardins à sa place. S’il était un peu tyranneau dans Montbart, c’était pis encore dans les campagnes ; il s’appropriait les domaines des communes, les bois et leurs dépendances. Je ne finirais pas si je voulais citer tous les faits qui m’ont été racontés par des gens intéressés, il est vrai, à se plaindre de lui.

M. Buffon fils, colonel du régiment de… s’est fait donner la puissance administrative et militaire ; il est tout à la fois maire et commandant de la garde nationale ; il paraît animé des principes constitutionnels, mais ses ci-devant vassaux ne l’aiment pas, et s’il a été promu à ces deux places, c’est par l’influence de son nom et de son crédit, et parce qu’il n’y avait pas d’autre sujet qui pût décemment lui être préféré : les habitans de Montbart sont sur le point de lui faire un mauvais procès pour la restitution de quelques forêts dont son père s’est approprié depuis 40 ans ; mais d’après ce qu’ils m’ont dit, je ne les crois pas fondés dans leurs prétentions.

La ville de Montbart, qui est aussi la patrie de M. d’Aubenton, auteur d’une histoire naturelle assez estimée, est bâtie sur le penchant d’une petite montagne, dans un vallon assez spacieux sur la rivière de Brenne, qui la sépare en deux parties qui ont communication par un pont, et dont l’une s’étend dans la plaine. Au-dessous de la montagne existe, à ce qu’on nous a assuré, un vieux château fermé par de fortes murailles et de grosses tours. La ville de Montbart est aussi fermée de murailles, mais elles sont ruinées.

J’aurais désiré parcourir cette ville qu’on dit fort ancienne ; mais il fallut demeurer auprès du feu, où Madame N… nous apprit mille choses touchant sa patrie, dont j’aurai peut-être occasion de vous entretenir un jour.

Je ne crois pas qu’il soit possible d’être servis avec plus de soin, d’attention, de prévenance, que nous l’avons été. Je regrette d’avoir oublié le nom de cette jeune Dame, qui, sans être jolie, avait cet air aimable que donne l’usage du monde ; elle avait lu les romans de J. J. et de Richardson, et en jugeait en femme qui a recueilli quelques fruits de ses lectures. L’intéressante Caroline était dans ses mains ; je l’invitai à lire Paul et Virginie, dont j’étais un peu enthousiasmé… Mais il est tard, nous ne pensons pas à nous coucher ; nous avons tort.

Madame, j’ai bien l’honneur de vous souhaiter le bon soir : à demain, Messieurs.