Journal d’un voyageur ou recueil de notes pendant un voyage autour du Monde/03

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Baillère & Fils
Lavialle et Cie
(p. 153-163).

ÉPILOGUE




J’ai commencé par un prologue, terminons par un épilogue, afin de compléter cette biographie de l’ami que j’affectionne et que naguère encore, j’ai eu le bonheur de revoir.

On a vu dans mon prologue que j’avais connu Arthur Grasset aux Canaries en 1854, deux ans environ après son voyage autour du monde. Pendant sa résidence dans l’archipel canarien, il avait parcouru plusieurs îles du groupe, puis était parti pour la Sénégambie et dans l’intention de visiter Gorée, le Sénégal et quelques autres points du littoral africain, toujours entraîné par sa passion de tout voir de tout connaître, et dominé par son amour des sciences naturelles, afin d’augmenter sa belle collection de coquilles et d’autres curiosités.

Nous nous sommes revus deux fois depuis cette première époque, d’abord en 1860, pendant une de mes vacances, dans une tournée en France. — Notre rencontre, toute fortuite, eut lieu alors en chemin de fer, dans un vagon où il vint s’asseoir à mon côté, à la station de Dijon en se rendant à Paris. Nous ne nous reconnûmes pas de suite : il n’y avait chez moi rien d’étonnant, après plus de 9 ans que je ne l’avais vu. Il portait moustaches et barbe bien fournie ; mais dès qu’il eut mis ses linettes, (car il est très-myope) pour ouvrir un livre qu’il tenait à la main, il me jeta un coup-d’œil et me reconnut aussitôt en prononçant mon nom avec un accent de surprise et de joie. Notre trajet jusqu’à Paris ne fut qu’un agréable passe-temps entièrement rempli par une conversation intime. Il revenait depuis peu d’un nouveau voyage en Palestine, avait visité Jérusalem et plusieurs villes de la Syrie, parcouru différentes stations de la Méditerranée orientale, Alexandrie, Smyrne, Constantinople, visité la Grèce, l’Italie et plusieurs contrées d’Europe. — Nous passâmes quelques jours ensemble à Paris, et je me souviens encore d’un fameux déjeûner que nous fîmes dans un des cabinets de Véfour, au Palais Royal, en compagnie d’un professeur, docteur ès-sciences, charmant homme et excellent convive. — Vrai repas de gastronomes et où Grasset se distingua autant par son bon goût, son érudition culinaire, que son esprit, sa bonne humeur et son bon appétit. — Nous lui tînmes tête.

Notre seconde rencontre a eu lieu tout récemment : Grasset avait perdu son père en 1875, et possesseur libre d’une belle fortune, il s’était marié à une femme de son choix. Cette union fait aujourd’hui le charme de son existence et n’a pas peu contribué à lui conserver son caractère franc et jovial, plein d’aménité et de dévouement.

Il y a un peu plus d’un an que, se trouvant aux bains de mer de Biarritz, je reçus de lui une lettre où il me disait : — « … je ne saurais assez vous exprimer combien j’ai été touché et je vous suis reconnaissant de la marque de sympathie que vous m’avez donnée au sujet de la mort de mon père. Je ne vous ai jamais oublié ; mais dans la vie assez active que j’ai menée depuis quelques années, j’ai eu bien peu de temps à moi. Mon voyage aux îles Canaries est encore pourtant un de mes meilleurs souvenirs. — L’étude des sciences naturelles, que je ne faisais qu’effleurer alors, est devenue pour moi l’occupation principale et la source de vraies jouissances. Maintenant, en terminant, j’espère mieux qu’une correspondance entre nous, et je prends l’engagement d’aller en personne vous serrer la main à Sainte-Croix, vers la fin de l’été prochain. Donc, au revoir. »

Le 20 mai 1877, il m’écrivit en datant sa lettre d’Alger :

« Votre lettre, après d’aussi nombreuses pérégrinations que celles de la fiancée du roi de Garbe (me disait-il), m’est enfin parvenue. Combien je vous remercie des sentiments affectueux qu’elle contient. Mais ne croyez pas que j’aie oublié ma promesse ; malheureusement ma vie, depuis deux ans, a été si agitée, j’ai eu à régler des affaires si compliquées que j’ai pu à peine me reconnaître. — Je suis maintenant fixé en Algérie, où j’ai installé mes pénates pour longtemps, si tant est qu’il y ait quelque chose de définitif sur ce globe. — Enfin, quoiqu’il en soit, je vais maintenant pouvoir songer à l’amitié. Je prends donc, cher ami, l’engagement formel d’aller vous voir à Ténériffe cette année (1877), dans le courant de septembre. Je rentre en France dans trois semaines pour terminer quelques affaires urgentes et j’y resterai jusqu’à la fin d’août, époque fixée pour m’embarquer et me diriger sur les Fortunées. Conservez-vous en santé et à bientôt. »

Je comptais sur cette bonne promesse et Grasset, auquel j’avais répondu, ne m’écrivit plus qu’en septembre. Sa lettre était datée de Bois-le-Roi, près de Paris, sa résidence d’été :

« Cette fois, excellent ami, m’annonçait-il, à moins d’événements tout à fait imprévus, je puis me promettre d’aller vous visiter cette année, vous et les vôtres, dans le beau pays que vous habitez. Je prendrai, le 23 octobre, le bateau à vapeur de Marseille et j’espère vous embrasser à la fin du même mois. Si mon voyage est retardé ce ne sera pas ma faute, mais celle des élections ; je ne puis, dans les circonstances actuelles, me désintéresser aux choses du pays.

« En attendant la grande joie de vous revoir, je vous serre la main dans les deux miennes bien cordialement et par anticipation. »

Ce cher ami m’a tenu parole ; il est arrivé aux Canaries vers le milieu d’octobre de l’année passée : il s’arrêta d’abord à Las Palmas de Canaria et ensuite à Lancerotte, d’où il m’écrivit une charmante petite lettre pour m’annoncer sa prochaine apparition à Sainte-Croix :

« … J’ai voulu, me disait-il, visiter quelques parties de cette île bouleversée de fond en comble par les ravages des volcans ; j’ai gravi les pentes escarpées de la montagne del Fuego jusqu’au cratère ou solfatare qui brûle encore, et j’ai fait cette ascension comme à vingt ans. Dans quelques jours je serai auprès de vous. Tibi ex imo. »

En effet, nous nous sommes revus ; ce bonheur, cette grande joie, comme il l’avait dit lui même, était réservé à mes vieux jours. J’ai pu serrer avec lui sa main dans les deux miennes, embrasser encore une fois cet ami si sympathique, malgré notre différence d’âge, car j’ai maintenant plus de 84 ans et Grasset dépasse à peine la cinquantaine. — Toujours fort et vigoureux, les traits de son visage se sont mieux accentués ; il porte toujours barbe et moustaches comme la dernière fois que je le vis ; ses yeux brillent à travers ses lunettes comme deux flammes. Sa chevelure est restée châtain ; il porte toujours le même costume qu’il a adopté il y a plus de vingt ans : veston, pantalon et gilet du même drap léger et de couleur grise, chapeau mou à larges bords et souliers à la Molière.

Cet intrépide touriste, si l’on peut appliquer ce nom à un voyageur sans prétentions, pérégrinomane par fantaisie, j’allais presque dire par instinct, sachant d’avance parfaitement oú il va bien avant d’arriver, fin critique, bon observateur et d’un jugement droit, joignant la santé d’esprit à la santé du corps, comme disaient les anciens : mens sana in corpore sano, racontant les choses telles qu’il les a vues et les appréciant souvent non comme elles sont, mais comme elles devraient être ; cet ami si avenant, en un mot, j’ai pu passer quelques mois avec lui, avoir souvent à ma table ce brillant convivre de si bon entrain, ce conteur agréable, d’une conversation toujours variée attrayante, enjouée, savante, spirituelle sans jamais ennuyer.

Pendant son dernier séjour à Ténériffe, Grasset a parcouru de nouveau les sites les plus remarquables de l’île ; il a encore exploré ces grands ravins qu’il connaissait déjà, il a revu ces belles forêts vierges dont il ne reste plus que des lambeaux, et il a déploré les ravages que n’a pas su empêcher une administration peu soucieuse de l’avenir, car, tout comme moi, il a pu comparer cette végétation forestière, aujourd’hui en décadence et réduite à quelques vieux arbres décrépits ou à des bois taillis clair-semés, aux frais ombrages sous lesquels nous nous reposâmes ensemble, il y a vingt-quatre ans : et pourtant, à cette époque, ces forêts étaient déjà bien éclaircies. Aussi suis-je entièrement de l’opinion de mon ami que j’ai vu retourner un jour d’une de ses excursions aux bois de Las Mercedes tout à fait désenchanté et ne pouvant cacher la triste impression que venait de lui faire l’aspect de ce site jadis si beau, si frais, si ombreux et maintenant presque anéanti. « Quelques années encore, me disait-il, et Ténériffe manquera d’eau pour boire ; La Laguna et Sainte-Croix n’en recevront plus une goutte en été et les pluies d’automne et d’hiver suffiront à peine pour remplir les citernes. »

Ce fatal pronostic doit malheureusement se réaliser ; le repeuplement des forêts dans ces îles peut seul empêcher ce désastre, et encore ne peut-on guère espérer la réussite de ce repeuplement que dans des espaces, la plupart déjà usurpés par de prétendus propriétaires, et envahis par les cultures, les seuls qui, dans le voisinage des bois, conservent encore assez de terre et d’humus ; car partout ailleurs, une fois la forêt disparue par l’effet des incendies médités ou par des coupes imprudentes, le sol, ravagé par les torrents, n’offre plus que la roche nue et stérile.

Hélas ! Arthur Grasset n’est plus auprès de moi au moment où j’écris ces lignes ; il est retourné à sa belle résidence de Mustapha, aux environs d’Alger. — Il s’embarqua vers la fin de février pour Tanger, sur le vapeur de Marseille qui fait échelle dans les ports du Maroc, et reprit sa route par un autre paquebot français qui sert la ligne des ports algériens. — Impatient de rentrer dans ses foyers, il se fit débarquer à Oran pour prendre de là le chemin de fer qui l’a conduit en dix heures à la capitale de notre grande colonie africaine. Il y a quelques jours seulement que j’ai reçu de lui la lettre suivante :


« Mustapha, 18 Février 1878.


« ...... Ne m’accusez pas d’oubli ; je ne suis arrivé ici que depuis une semaine et nous n’avons pas de courrier tous les jours, quoique, sans en médire, nous soyons plus favorisés que vous sous ce rapport. — Vous vous intéressez si bien à tout ce qui me touche, que vous n’apprendrez pas sans plaisir que j’ai trouvé ma case et les gens qui l’habitent en parfait état et contents de me revoir. — J’accusais bien à tort ma chère Señora de ne pas m’avoir écrit ; la faute en est à l’administration de la poste qui a égaré deux de ses lettres et trois des miennes. O España ! España !

« Les douceurs du chez soi ne me font pas oublier les Canaries, et si tout se réalise au gré de mes désirs, j’irai vous surprendre encore dans un an, et ma femme probablement sera de la fête. On ne se revoit pas assez dans la vie. — Nous avons bu aujourd’hui un verre de Ténériffe à votre santé. — Je vous serre encore une fois la main bien fort. »

L’espoir de cette dernière visite me fera vivre un an de plus ; j’ai dit dernière, car à mon âge, il est fort douteux que j’en reçoive beaucoup d’autres. Mais je m’en console d’avance : j’ai voulu avant tout faire connaître Grasset ; maintenant je suis satisfait et résigné : œquo animo, à la garde de Dieu !


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