Journal d’un voyageur pendant la guerre de 1870/02

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Journal d’un voyageur pendant la guerre de 1870
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 92 (p. 209-255).
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JOURNAL D’UN VOYAGEUR


PENDANT LA GUERRE




DEUXIÈME PARTIE[1]




La Châtre, 10 octobre 1870.

Abandonner Paris, ce serait s’abandonner soi-même. Je ne crois pas que personne en doute. Je trouve à notre petite ville une bonne physionomie. Elle a pris l’allure militaire qui convient. Ces bourgeois et ces ouvriers avec le fusil sur l’épaule n’ont rien de ridicule. Le cœur y est. Si on les aidait tant soit peu, ils défendraient au besoin leurs foyers ; mais, soit pénurie, soit négligence, soit désordre, loin de nous armer, on nous désarme, on prend les fusils des pompiers pour la garde nationale, et puis ceux de la garde sédentaire pour la mobilisée, en attendant qu’on les prenne pour la troupe, et quels fusils ! Pour toutes choses, il y a gâchis de mesures annoncées et abandonnées, d’ordres et de contre-ordres. Je vois partout de bonnes volontés paralysées par des incertitudes de direction que l’on ne sait à qui imputer. Tout le monde accuse quelqu’un, c’est mauvais signe. Nous trompe-t-on quand on nous dit qu’il y a de quoi armer jusqu’aux dents toute la France ? J’ai bien peur des illusions et des fanfaronnades. Certains journaux le prennent sur un ton qui me fait trembler. En attendant, l’inaction nous dévore : écrire, parler, ce n’est pas là ce qu’il nous faudrait.

Nous allons au Coudray à travers des torrens de pluie. La Vallée noire, que l’on embrasse de ce point élevé, est toujours belle. Ce n’est pas le paysage fantaisiste et compliqué de la Creuse, c’est la grande ligne, l’horizon ondulé et largement ouvert, le pays bleu, comme l’appelle ma petite Aurore. Les arbres me paraissent énormes, le ciel me paraît incommensurable ; chargé de nuages noirs avec quelques courtes expansions de soleil rouge, il est tour à tour sombre et colère. J’aperçois au loin le toit brun de ma pauvre maison encore fermée à mes petites-filles, à moi par conséquent : enterrée dans les arbres, elle a l’air de se cacher pour ne pas nous attirer trop vite ; la variole règne autour et nous barre encore le chemin.

Qui sait si nous y rentrerons jamais ! L’ennemi n’est pas bien loin, et nous pouvons le voir arriver avant que la contagion nous permette de dormir chez nous une dernière nuit. Les paysans ont l’air de ne pas mettre au rang des choses possibles que le Berry soit envahi, sous prétexte qu’en 1815 il ne l’a pas été. Moi, je m’essaie à l’idée d’une vie errante. Si nous sommes ruinés et dévastés, je me demande en quel coin nous irons vivre et avec quoi ? Je ne sais pas du tout, mais la facilité avec laquelle on s’abandonne personnellement aux événemens qui menacent tout le monde est une grâce de circonstance. On dit le pour et le contre sur la guerre actuelle. Tantôt l’ennemi est féroce, tantôt il est fort doux : on n’en parle qu’avec excès en bien ou en mal, c’est l’inconnu. Si j’étais seule, je ne songerais pas seulement à bouger : on tient si peu à la vie dans de tels désastres ! mais dans le doute j’emporterai mes enfans ou je les ferai partir.

De retour à La Châtre, je revois d’anciens amis qui, de tous les côtés menacés, sont venus se réfugier dans leurs familles. J’apprends avec douleur que Laure *** est malade sans espoir, qu’on ne peut pas la voir, qu’elle est là et que je ne la reverrai probablement plus ! Autre douleur : il faut voir partir notre jeune monde, comme nous l’appelions, mes trois petits-neveux et les fils de deux ou trois amis intimes ; c’était la gaité de la maison, le bruit, la discussion, la tendresse. Et moi qui leur disais les plus belles choses du monde pour leur donner de la résolution, je ne me sens plus le moindre courage. N’importe, il faudra en montrer.

Mardi 11 octobre.

Voici une grande nouvelle : deux ballons nommés Armand Barbès et G. Sand sont sortis de Paris ; l’un (mon nom ne lui a pas porté grand bonheur) a eu des avaries, une arrivée difficile, et a pourtant sauvé les Américains qui le montaient ; Barbès a été plus heureux, et, malgré les balles prussiennes, a glorieusement touché terre, amenant au secours du gouvernement de Tours un des membres du gouvernement de Paris, M. Gambetta, un remarquable orateur, un homme d’action, de volonté, de persévérance, nous dit-on. Je n’en sais pas davantage, mais cette fuite en ballon, à travers l’ennemi, est héroïque et neuve ; l’histoire entre dans des incidens imprévus et fantastiques.

Des personnes qui connaissent Gambetta nous disent qu’il va tout sauver. Que Dieu les entende ! Je veux bien qu’il en soit capable et que son nom soit béni ; mais n’est-ce pas une tâche au-dessus des forces d’un seul homme ? Et puis ce jeune homme connaît-il la guerre, qui est, dit-on, une science perdue chez nous ?

Mercredi 12 octobre.

On n’a pas le cœur à se réjouir ici aujourd’hui ; c’est la révision, c’est-à-dire la levée sans révision des gardes mobilisées : elle se fait d’une manière indigne et stupide ; on prend tout, on ne fait pas déshabiller les hommes ; on ne leur regarde pas même le visage. Des examinateurs crétins et qui veulent faire du zèle déclarent bons pour le service des avortons, des infirmes, des borgnes, des phthisiques, des myopes au dernier degré, des dartreux, des fous, des idiots, et l’on veut que nous ayons confiance en une pareille armée ! Un bon tiers va remplir les hôpitaux ou tomber sur les chemins à la première étape. Les rues de la ville sont encombrées de parens qui pleurent et de conscrits ivres-morts. On va leur donner les fusils de la garde nationale sédentaire, qui était bien composée, exercée et résolue ; le découragement s’y met. Les optimistes, ils ne sont pas nombreux, disent qu’il le faut. S’il le faut, soit ; mais il y a manière de faire les choses, et, quand on les fait mal, il ne faut pas se plaindre d’être mal secondé. On se tire de tout en disant : Le peuple est lâche et réactionnaire. — Mon cœur le défend ; il est ignorant et malheureux ; si vous ne savez rien faire pour l’initier à des vertus nouvelles, vous les lui rendrez odieuses.

Les nouvelles du dehors sont sinistres. Orléans serait au pouvoir des Prussiens ; les gardes mobiles se seraient bien battus, mais ils seraient écrasés ; on accuse Orléans de s’être rendu d’avance. Il faudrait savoir si la ville pouvait se défendre ; on dit qu’elle ne l’a pas voulu, on entre dans des détails révoltans. Les habitans, qui d’abord avaient refusé de recevoir nos pauvres enfans, auraient cette fois fermé leurs portes aux blessés. Le premier fait paraît certain, le second est à vérifier. Nos jeunes troupes civiles sont redoutées autant que l’ennemi : elles sont indisciplinées, mal commandées ou pas commandées du tout ; je crois qu’on leur demande l’impossible. Si toutes les administrations sont dans l’anarchie comme celle des intendances auxquelles nos levées et nos soldats ont affaire, ce n’est pas une guerre, c’est une débandade.
13, jeudi.

L’affaire Bourbaki reste mystérieuse. On dit que tout trahit, même Bazaine, ce grand espoir, ce rempart dont l’écroulement serait notre ruine. Trahir ! l’honneur français serait aux prises dans les faibles têtes avec l’honneur militaire ! Celui-ci serait la fidélité au maître qui commandait hier ; l’autre ne compterait pas ! Le drapeau représenterait une charge personnelle, restreinte à l’obéissance personnelle ! La patrie n’aurait pas de droits sur l’âme du soldat !

L’anarchie est là comme dans tout, l’anarchie morale à côté de l’anarchie matérielle. Le véritable honneur militaire ne semble pas avoir jamais été défini dans l’histoire de notre siècle. C’est par le résultat que nous jugeons la conduite des généraux, et chaque juge en décide à son point de vue. En haine de la république, Moreau passe à l’ennemi ; mais il se persuade que c’était son devoir, et il le persuade aux royalistes. Il croyait sauver la bonne cause, le pays par conséquent ! Il y a donc deux consciences pour le militaire ? Moreau a eu son parti, qui l’admirait comme le type de la fidélité et de la probité. Napoléon a été trahi ou abandonné par ses généraux. Ils ont tous dit pour se justifier : « Je servais mon pays, je le sers encore, je n’appartiens qu’à lui. » Bien peu d’officiers supérieurs ont brisé leur épée à cette époque en disant : « Je servais cet homme, je ne servirai plus le pays qui l’abandonne. » La postérité les admire et condamne les autres.

À qui donc appartient le militaire, au pays ou au souverain du moment ? Il serait assez urgent de régler ce point, car il peut arriver à chaque instant que le devoir du soldat soit de résister à l’ordre de la patrie, ou de manquer à la loi d’obéissance militaire par amour du pays. Rien n’engage en ce moment le soldat envers la république ; il ne l’a pas légalement acceptée. Avez-vous la parole des généraux ? Je ne sache pas qu’on ait celle de Bazaine, et le gouvernement ignore probablement s’il se propose de continuer la guerre pour délivrer la France ou pour y ramener l’empire au moyen d’un pacte avec la Prusse.

Un général n’est pas obligé, dit-on, d’être un casuiste. Il semble que le meilleur de tous serait celui qui ne se permettrait aucune opinion, qui ne subirait aucune influence, et qui, faisant de sa parole l’unique loi de sa conscience, ne céderait devant aucune éventualité. Si Bazaine se croit lié à son empereur et non à son pays, il prétendra qu’il peut tourner son épée contre un pays qui repousse son empereur. Je ne vois pas qu’on puisse compter sur lui, puisqu’on n’a pu s’assurer de lui, puisqu’il est maître absolu dans une place assiégée où il peut faire la paix ou la guerre sans savoir si la république existe, si elle représente la volonté de la France. S’il a l’âme d’un héros, il se laissera emporter par le souvenir de nos anciennes gloires, par l’amour du pays, par la fierté patriotique ; sinon, un de ces matins, il se rendra en disant comme son maître à Sedan : « Je suis las ; » ou il fera une brillante sortie au cri de « mort à la république ! » Et s’il avait la chance de gagner quelque grande victoire sur l’Allemagne, que ferait la république ? Elle a cru l’avoir dans ses intérêts, parce qu’elle a désiré lui voir prendre le commandement, parce qu’elle a placé en lui sa confiance. Il ne lui en a pas su gré, il la trahit ; mais je suppose qu’il délivre la France ! Comment sortir de cette impasse ? Nous battrions-nous contre ces soldats qui battraient l’étranger ? y aurait-il un gouvernement pour les mettre hors la loi et les accuser de trahison ?

Notre situation est réellement sans issue, à moins d’un miracle. Nous nous appuyons pour la défense du sol sur des forces encore considérables, mais qui combattent l’ennemi commun sous des drapeaux différens, et qui ne comptent pas du tout les abandonner après la guerre. Le gouvernement a fait appel à tous, il le devait ; mais a-t-il espéré réussir sans armée à lui, avec des armées qui lui sont hostiles, et qui ne s’entendent point entre elles ? Ceci ressemble à la fin d’un monde. Je voudrais pouvoir ne pas penser, ne pas voir, ne pas comprendre. Heureux ceux dont l’imagination surexcitée repousse l’évidence et se distrait avec des discussions de noms propres ! Je remercierais Dieu de me délivrer de la réflexion ; au moins je pourrais dormir. Ne pas dormir est le supplice du temps. Quand la fatigue l’emporte, on se raconte le matin les rêves atroces ou insensés qu’on a faits.

14 octobre.

Les Prussiens ne sont pas entrés à Orléans ; mais ils y entreront quand ils voudront, ils ont fait la place nette. Le général La Motterouge est battu et privé de son commandement pour avoir manqué de résolution, disent les uns, pour avoir manqué de munitions, disent les autres. Si on déshonore tous ceux qui en seront là, ce n’est pas fini !

15.

Pas de nouvelles. La poste ne s’occupe plus de nous ; tout se désorganise. Je suis étonnée de la tranquillité qui règne ici. La province consternée se gouverne toute seule par habitude.

Dimanche 16.

J’aurais voulu tenir un journal des événemens ; mais il faudrait savoir la vérité, et c’est souvent impossible. Les rares et courts journaux qui nous parviennent se font la guerre entre eux et se contredisent ouvertement. « Les mobiles sont des braves. — Non, les mobiles faiblissent partout. — Mais non, c’est la troupe régulière qui lâche pied. — Non, vous dis-je, c’est elle qui tient ! » Le plus clair, c’est qu’une armée sans armes, sans pain, sans chaussures, sans vêtemens et sans abri, ne peut pas résister à une armée pourvue de tout et bien commandée.

On agite beaucoup la question suivante, et on nous rapporte fidèlement, de auditu, l’opinion de M. Gambetta. — L’armée régulière est détruite, démoralisée, perdue ; elle ne nous sauvera pas. C’est de l’élément civil que nous viendra la victoire, c’est le citoyen improvisé soldat qu’il faut appeler et encourager.

La question est fort douteuse, et, si d’avance elle est résolue, elle devient inquiétante au dernier degré. On peut improviser des soldats dans une localité menacée, et les mobiliser jusqu’à un certain point ; mais leur faire jouer le rôle de la troupe exercée au métier et endurcie à la fatigue, c’est un rêve, l’expérience le prouve déjà. Les malades encombrent les ambulances. On parle d’organiser une Vendée dans toute la France. Organise-t-on le désordre ? Ces résultats fructueux que suscitent parfois des combinaisons illogiques s’improvisent et ne se décrètent pas. M. Gambetta a pu jeter les yeux sur la carte du Bocage et sur la page historique dont il a été le théâtre ; mais recommencer en grand ces choses et les opposer à la tactique prussienne, c’est un véritable enfantillage. On assure que M. Gambetta est un habile organisateur ; qu’il réorganise donc l’armée au lieu de la dédaigner comme un instrument hors de service, alors que tout lui manque ou la trahit ! Si l’on veut introduire des catégories, scinder l’élément civil et l’élément militaire, froisser les amours-propres, réveiller les passions politiques, je ne dis pas à la veille, mais au beau milieu des combats, j’ai bien peur que nous ne soyons perdus sans retour.

Quelqu’un, qui est renseigné, nous avoue que nos dictateurs de Tours sont infatués d’un optimisme effrayant. Je ne veux pas croire encore qu’ils soient insensés… Quelquefois une grande obstination fait des miracles. Qui se refuse à espérer quand on sent en soi la volonté du sacrifice ? Mais la volonté nous donnera-t-elle des canons ? On avoue que nous en avons qui tirent un coup pendant que ceux de l’ennemi en tirent dix. — En fait-on au moins ? — On dit qu’on en fait beaucoup. Nous savons, hélas ! qu’on en fait fort peu. En fait-on de pareils à ceux des Prussiens ? — On ne peut pas en faire. — Alors nous serons toujours battus ? — Non ! nous avons l’élément civil, une arme morale que les étrangers n’ont pas. — Ils ont bien mieux, ils ont un seul élément, leur arme est à deux tranchans, militaire et civile en même temps. — On le sait ; mais le moral de la France !

Oh ! Soit ! Croyons encore à sa virilité, à sa spontanéité, à ses grandes inspirations de solidarité ; mais, si nous ne les voyons pas se produire, puisons notre courage dans un autre espoir que celui de la lutte. Après la résistance que l’honneur commande, aspirons à la paix et ne croyons pas que la France soit avilie et perdue parce qu’elle ne sait plus faire la guerre. Je vois la guerre en noir. Je ne suis pas un homme, et je ne m’habitue pas à voir couler le sang ; mais il y a une heure où la femme a raison, c’est quand elle console le vaincu, et ici il y aura bien des raisons profondes et sérieuses pour se consoler.

Pour faire de l’homme une excellente machine de combat, il faut lui retirer une partie de ce qui le fait homme. « Quand Jupiter réduit l’homme à la servitude, il lui enlève une moitié de son âme. » L’état militaire est une servitude brutale qui depuis longtemps répugne à notre civilisation. Avec des ambitions ou des fantaisies de guerre, le dernier règne était si bien englué dans les douceurs de la vie, qu’il avait laissé pourrir l’armée. Il n’avait plus d’armée, et il ne s’en doutait pas. Le jour où, au milieu des généraux et des troupes de sa façon, Napoléon III vit son erreur, il fut pris de découragement, et ce ne fut pas le souverain, ce fut l’homme qui abdiqua.

Les douceurs de la vie comme ce règne les a goûtées, c’était l’œuvre d’une civilisation très corrompue ; mais la civilisation, qui est l’ouvrage des nations intelligentes, n’est pas responsable de l’abus qu’on fait d’elle. La moralité y puise tout ce dont elle a besoin ; la science, l’art, les grandes industries, l’élégance et le charme des bonnes mœurs ne peuvent se passer d’elle. Soyons donc fiers d’être le plus civilisé des peuples, et acceptons les conditions de notre développement. Jamais la guerre ne sera un instrument de vie, puisqu’elle est la science de la destruction ; croire qu’on peut la supprimer n’est pas une utopie. Le rêve de l’alliance des peuples n’est pas si loin qu’on croit de se réaliser. Ce sera peut-être l’œuvre du xxe siècle. On nous dit que le colosse du nord nous menace. A jamais, non ! Aujourd’hui il nous écrase la poitrine, mais il ne peut rien sur notre âme. On peut être lourd comme une montagne et peser fort peu dans la balance des destinées. En ce moment, l’Allemagne s’affirme comme pesanteur spécifique, comme force brutale, — tranchons le mot, comme barbarie. Sur quelque mode éclatant qu’elle chante ses victoires, elle n’élèvera que des arcs de triomphe qui marqueront sa décadence. Au front de ses monumens nouveaux, la postérité lira 1870, c’est-à-dire guerre à mort à la civilisation ! noble Allemagne, quelle tache pour toi que cette gloire ! L’Allemand est désormais le plus beau soldat de l’Europe, c’est-à-dire le plus effacé, le plus abruti des citoyens du monde ; il représente l’âge de bronze ; il tue la France, sa sœur et sa fille ; il l’égorgé, il la détruit, et, ce qu’il y a de plus honteux, il la vole ! Chaque officier de cette belle armée, orgueil du nouvel empire prussien, est un industriel de grande route qui emballe des pianos et des pendules à l’adresse de sa famille attendrie !

Ce sont des représailles, disent-ils, c’est ainsi que nous avons agi chez eux ; nous y avons mis moins d’ordre, de prévoyance et de cynisme, voilà tout. — C’est déjà quelque chose, mais nous n’en avons pas moins à rougir d’avoir été hommes de guerre à ce point-là. Si quelque chose peut nous réhabiliter, c’est de ne plus l’être, c’est de ne plus savoir obéir à la fantaisie belliqueuse de nos princes. Nous avons encore l’élan du courage, la folie des armes, la tradition des charges à la baïonnette. Nous savons encore faire beaucoup de mal quand on nous touche ; nous pourrions dire aux Allemands : Supprimons les canons, prenez-nous corps à corps, et vous verrez ! Mais vous ne vous y risquez plus, vous reculez devant l’arme des braves, vous avez vos machines, et nous ne les avons pas ; nous faisons la guerre selon l’inspiration du point d’honneur, nous ne sommes pas capables de nous y préparer pendant vingt ans ; nous sommes si incapables de haïr ! On nous surprend comme des enfans sans rancune qui dorment la nuit parce qu’ils ont besoin d’oublier la colère du combat. Nous tombons dans tous les pièges ; notre insouciance, notre manque de prévision, nos désastres, vous ne les comprenez pas ! Vous les comprendrez plus tard, quand vous aurez effacé la tache de vos victoires par le remords de les avoir remportées. Vous pénétrerez un jour l’énigme de notre destinée, quand vous passerez à votre tour par le martyre qu’il faut subir pour devenir des hommes. Nous ne le sommes pas encore, nous qui, depuis un siècle, souffrons tous les maux des révolutions ; mais voici que, grâce à vous, nous allons le devenir plus vite, et vous rougirez alors d’avoir porté la main sur la grande victime ! Encore un siècle, et vous serez honteux d’avoir servi de marchepied à l’ambition personnelle. Vous direz de vous-mêmes ce que nous disons de notre passé : la folie du génie militaire nous a déchaînés sur l’Europe, et nous avons été asservis. Nous avons, de nos propres mains, creusé les abîmes, et nous y sommes tombés.

Mais nous nous relèverons avant toi, fière Allemagne ! Dût cette guerre, pour laquelle évidemment nous ne sommes pas prêts, aboutir à un désastre matériel immense, nos cœurs s’y retremperont, et plus que jamais nous aurons soif de dignité, de lumière et de justice. Elle nous laissera sans doute irrités et troublés ; les questions politiques et sociales s’agiteront peut-être tumultueusement encore. C’est précisément en cela que nous vous serons supérieurs, sujets obéissans, militaires accomplis ! et que cette âme française éprise d’idéal, luttant pour lui jusque sous l’écrasement du fait, offrira au monde un spectacle que vous ne sauriez comprendre aujourd’hui, mais que vous admirerez quand vous serez dignes d’en donner un semblable.

Allez, bons serviteurs des princes, admirables espions, pillards émérites, modèles de toutes les vertus militaires, levez la tête et menacez l’avenir ! Vous voilà ivres de nos malheurs et de notre vin, gras de nos vivres, riches de nos dépouilles ! Quelles ovations vous attendent chez vous quand vous y rentrerez tachés de sang, souillés de rapts ! Quelle belle campagne vous aurez faite contre un peuple en révolution, que de longue date vous saviez hors d’état de se défendre ! L’Europe, qui vous craignait, va commencer à vous haïr ! Quel bonheur ce sera pour vous d’inspirer partout la méfiance et de devenir l’ennemi commun contre lequel elle se ligue peut-être déjà en silence !

Mais quel réveil vous attend, si vous poursuivez l’idéal stupide et grossier du caporalisme, disons mieux, du krupisme ! Pauvre Allemagne des savans, des philosophes et des artistes, Allemagne de Goethe et de Beethoven ! Quelle chute, quelle honte ! Tu entres aujourd’hui dans l’inexorable décadence, jusqu’à ce que tu te renouvelles dans l’expiation qui s’appelle 89 !

Lundi 17 octobre.

Le froid se déclare, et nous entrons en campagne. Pourvu qu’après la chaleur exceptionnelle de l’été nous n’ayons pas un hiver atroce ! Ils auront aussi froid que nous, disent les optimistes ; c’est une erreur : ils sont physiquement plus forts que nous, ils n’ont pas nos douces habitudes, notre bien-être ne leur est pas nécessaire. L’Allemand du nord est bien plus près que nous de la vie sauvage. Il n’est pas nerveux, il n’a que des muscles ; il a l’éducation militaire, qui nous a trop manqué. Il pense moins, il souffrira moins.

Ils approchent, on dit qu’ils sont à La Motte-Beuvron. On a peur ici, et c’est bien permis, on a emmené tout ce qui pouvait se battre ou servir à se battre. Les vieillards, les enfans et les femmes resteront comme la part du feu ! Et puis elle est toute française, cette terreur qui suit l’imprévoyance ; elle n’est même pas bien profonde. Nous ne pouvons pas croire qu’on haïsse et qu’on fasse le mal pour le mal. Moi-même j’ai besoin de faire un effort de raison pour m effrayer de l’approche de ces hommes que je ne hais point. J’ai besoin de me rappeler que la guerre enivre, et qu’un soldat en campagne n’est pas un être jouissant de ses facultés, habituelles.

On dit qu’ils ne sont pas tous méchans ou cupides, que les vrais Allemands ne le sont même pas du tout et demandent qu’on ne les confonde pas avec les Prussiens, tous voleurs ! Vous réclamez en vain, bonnes gens ; vous oubliez qu’il n’y a plus d’Allemagne, que vous êtes Prussiens, solidaires de toutes leurs exactions, puisque vous allez en profiter, et que dans cette guerre vous êtes pour nous non pas des Badois, des Bavarois, des Wurtembergeois, mais à tout jamais, dans la réprobation du présent et la légende de l’avenir, des Prussiens, bien et dûment sujets du roi de Prusse ! Vous ne reprendrez plus votre nom ; allez ! c’en est fait de votre nationalité comme de votre honneur. Le châtiment commence !

Je n’ai pas de vêtemens d’hiver, ils sont à Paris, dont les Prussiens ont maintenant la clé. Je me commande ici une robe qui fera peut-être son temps sur les épaules d’une Allemande, car ils volent aussi des vêtemens et des chaussures pour leurs femmes, ces parfaits militaires !

Mardi 18 octobre.

Passage de troupes qui vont d’un dépôt à l’autre. Depuis les pauvres troupes espagnoles que j’ai rencontrées en 1839 dans les montagnes de Catalogne, je n’avais pas vu des soldats dans un tel état de misère et de dénûment. Leurs chevaux sont écorchés vifs de la tête à la queue. Les hommes sont à moitié nus, on dit qu’ils ont presque tous déserté avant Sedan. Ils sont tous grands et forts, et ne paraissent point lâches. On les aura laissés manquer de pain et de munitions. Le désordre était tel qu’on ne sait plus si on a le droit de mépriser les fuyards. Malheureusement ce désordre continue.

Mercredi 19.

Depuis deux jours, nous sommes sans nouvelles de notre armée de la Loire. Est-elle anéantie ? Nous ne sommes pas bien sûrs qu’elle ait existé !

Jeudi 20.

Eugénie a affaire au Coudray. J’y vais avec elle ; c’est une promenade pour mes petites-filles. Il fait un bon soleil. La campagne reverdit au moment où elle se dépouille. Il y a des touffes de végétation invraisemblable au milieu des massifs dénudés. À Chavy, nous descendons de voiture pour ramasser de petits champignons roses sur la pelouse naturelle, cette pelouse des lisières champêtres qu’aucun jardinier ne réalisera jamais ; il y faut la petite dent des moutons, le petit pied des pastours et le grand air libre. L’herbe n’y est jamais ni longue ni flétrie. Elle adhère au sol comme un tapis éternellement vert et velouté. Nous faisons là et plus haut, dans les prés du Coudray, une abondante récolte. Aurore est ivre de joie. Je n’ai pas fermé l’œil la nuit dernière ; pendant qu’on remet les chevaux à la voiture, je dors dix minutes sur un fauteuil. Il paraît que c’est assez, je suis complètement reposée. Au retour, pluie et soleil, à l’horizon monte une gigantesque forteresse crénelée, les nuages qui la forment ont la couleur et l’épaisseur du plomb, les brèches s’allument d’un rayonnement insoutenable. — Un bout de journal, ce soir récit d’un drame affreux. À Palaiseau, le docteur Morère aurait tué quatre Prussiens à coups de revolver et aurait été pendu ! Je ne dormirai pas encore cette nuit.

Vendredi 21 octobre.

Trois lettres de Paris par ballon ! Enfin, chers amis, soyez bénis ! Ils vivent, ils n’y a pas de malheur particulier sur eux. Ils sont résolus et confians, ils ne souffrent de rien matériellement ; mais ils souffrent le martyre de n’avoir pas de nouvelles de leurs absens. L’un nous demande où est sa femme, l’autre où est sa fille ; chacun croyait avoir mis en sûreté les objets de sa tendresse, et l’ennemi a tout envahi ; comment se retrouver, comment correspondre ? Nous écrirons partout, nous essaierons tous les moyens. Quelle dispersion effrayante ! que de vides nous trouverons dans nos affections ! — Encore une fois, qu’ils soient bénis de nous donner quelque chose à faire pour eux !

On dit que l’ennemi s’éloigne de nous pour le moment ; il lui plaît de nous laisser tranquilles, car les chemins sont libres, il n’y a pas ou il n’y a plus d’armée entre lui et nous ; on vit au jour le jour. Le danger ne cause pas d’abattement, on serait honteux d’être en sûreté quand les autres sont dans le péril et le malheur. Mon pauvre Morère ! sa belle figure pâle me suit partout ; la nuit, je vois ses yeux clairs fixés sur moi. C’était un ami excellent, un habile médecin, un homme de résolution, d’activité, de courage ; agile, infatigable, il était plus jeune avec ses cheveux blancs que ne le sont les jeunes d’aujourd’hui. Je le vois et je l’entends encore à un dîner d’amis à Palaiseau, où nous admirions la netteté de son jugement, l’énergie de ses traits et de sa parole. Le soir, ou se reconduisait par les ruelles désertes de ce joli village, et chacun rentrait dans sa petite maison, d’où l’on entendait les pas de l’ami qui vous quittait résonner sur le gravier du chemin. Dans le beau silence du soir, on résumait tranquillement les idées qu’on avait échangées avec animation. On pensait quelquefois aux Allemands ; on parlait de leurs travaux, on s’intéressait à leur mouvement intellectuel. Que l’on était loin de voir en eux des ennemis ! Comme la porte eût été ouverte avec joie à un botaniste errant dans la campagne ! Comme on lui eût indiqué avec plaisir les gîtes connus des plantes intéressantes ! Certes on n’eût pas songé que ce pouvait être un espion, venant étudier les plis du terrain pour y placer des batteries ou pour prendre les habitans par surprise, et pourtant la carte des moindres localités était peut-être déjà dressée, car ils ont étudié la France comme une proie que l’on dissèque, et ils connaissaient peut-être aussi bien que moi le sentier perdu dans les bois où je me flattais de surprendre l’éclosion d’une primevère connue de moi seule. — Je me souviens d’avoir eu de saintes colères en trouvant bouleversés par des enfans certains recoins que j’espérais conserver vierges de dégâts. Je m’indignais contre l’esprit de dévastation de l’enfance. Pauvres enfans, quelle calomnie ! — Et à présent ce charmant pays est sans doute ravagé de fond en comble, puisque Morère… Mon fils me trouve navrée et me dit qu’il ne faut rien croire de ce qui s’imprime à l’heure qu’il est ; il a peut-être raison !

Samedi 22 octobre.

Promenade aux Couperies et au gué de Roche avec ma belle-fille et nos deux petites ; elles font plus d’une lieue à pied. Le temps est délicieux, ce ravin est fin et mignon. La rivière s’y encaisse le long d’une coupure à pic, les arbres de la rive apportent leurs têtes au rez du sentier que nous suivons. On tient la main des petites, qui voudraient bien, que nous devrions bien laisser marcher seules. Dans mon enfance, on nous disait : Marche, et nous risquions de rouler en bas. Nous ne roulions pas et nous n’avons pas connu le vertige ; mais je n’ai pas le même courage pour ces chers êtres qui ont pris une si grande place dans notre vie. On aime à présent les enfans comme on ne les aimait pas autrefois. On s’en occupe sans cesse, on les met dans tout avec soi à toute heure, on n’a d’autre souci que de les rendre heureux. C’est sans doute encore une supériorité des Prussiens sur nous d’être durs à leurs petits comme à eux-mêmes. Les loups sont plus durs encore, supérieurs par conséquent aux races militaires et conquérantes. J’avoue pourtant qu’à certains égards nous avons pris en France la puérilité pour la tendresse, et que nous tendions trop à nous efféminer. Notre sensibilité morale a trop réagi sur le physique. Messieurs les Prussiens vont nous corriger pour quelque temps d’avoir été heureux, doux, aimables. Nous organiserons des armées citoyennes, nous apprendrons l’exercice à nos petits garçons, nous trouverons bon que nos jeunes gens soient tous soldats au besoin, qu’ils sachent faire des étapes et coucher sur la dure, obéir et commander. Ils y gagneront, pourvu qu’ils ne tombent pas dans le caporalisme, qui serait mortel à la nature particulière de leur intelligence, et qui va faire des vides profonds dans les intelligences prusso-allemandes. Pourtant ces choses-là ne s’improvisent pas dans la situation désespérée où nous sommes, et c’est avec un profond déchirement de cœur que je vois partir notre jeune monde, si frêle et si dorloté.

Ils partent, nos pauvres enfans ! ils veulent partir, ils ont raison. Ils avaient horreur de l’état militaire, ils songeaient à de tout autres professions ; mais ils valent tout autant par le cœur que ceux de 92, et à mesure que le danger approche, ils s’exaltent. Ceux qui étaient exemptés par leur profession la quittent et refusent de profiter de leur droit ; ceux que l’âge dispense ou que le devoir immédiat retient parlent aussi de se battre et attendent leur tour, les uns avec impatience, les autres avec résignation. Il en est très peu qui reculeraient, il n’y en a peut-être pas. Tout cela ne ravive pas l’espérance ; on sent que l’on manque d’armes et de direction. On sent aussi que l’élément sédentaire, celui qui produit et ménage pour l’élément militant, est abandonné au hasard des circonstances. Il faudrait que la France non envahie fût encouragée et protégée pour être à même de secourir la France envahie. On vote des impôts considérables, c’est très juste, très nécessaire ; mais on laisse tant d’intérêts en souffrance, on enlève tant de bras au travail, qu’après une année de récolte désastreuse et la suspension absolue des affaires, on ne sait pas avec quoi on paiera.

Le gouvernement de la défense semble condamné à tourner dans un cercle vicieux. Il espère improviser une armée ; il frappe du pied, des légions sortent de terre. Il prend tout sans choisir, il accepte sans prudence tous les dévoûmens, il exige sans humanité tous les services. Il a beaucoup trop d’hommes pour avoir assez de soldats. Il dégarnit les ateliers, il laisse la charrue oisive. Il établit l’impossibilité des communications. Il semble qu’il ait des plans gigantesques, à voir les mouvemens de troupes et de matériel qu’il opère ; mais le désordre est effroyable, et il ne paraît pas s’en douter. les ordres qu’il donne ne peuvent pas être exécutés. Le producteur est sacrifié au fournisseur, qui ne fournit rien à temps, quand il fournit quelque chose. Rien n’est préparé nulle part pour répondre aux besoins que l’on crée. Partout les troupes arrivent à l’improviste ; partout elles attendent, dans des situations critiques, les moyens de transport et la nourriture. Après une étape de dix longues lieues, elles restent souvent pendant dix heures sous la pluie avant que le pain leur soit distribué ; elles arrivent harassées pour occuper des camps qui n’existent pas, ou des gîtes déjà encombrés. Nulle part les ordres ne sont transmis en temps opportun. L’administration des chemins de fer est surmenée en certains endroits. On met dix heures pour faire dix lieues, le matériel manque, le personnel est insuffisant. Les accidens sont de tous les jours. Les autres moyens de transport deviennent de plus en plus rares ; on ne peut plus échanger les denrées. Tous les sacrifices sont demandés à la fois, sans qu’on semble se douter que les uns paralysent les autres. On s’agite démesurément, on n’avance pas, ou les résultats obtenus sont reconnus tout à coup désastreux. L’action du gouvernement ressemble à l’ordre qui serait donné à tout un peuple de passer à la fois sur le même pont. La foule s’entasse, s’étouffe, s’écrase, en attendant que le pont s’effondre.

À qui la faute ? Cette déroute générale pourrait-elle être conjurée ? le sera-t-elle ? Ne faudrait-il, pour opérer ce miracle, que l’apparition d’un génie de premier ordre ? Ce génie présidera-t-il à notre salut ? va-t-il se manifester par des victoires ? Aurons-nous la joie d’avoir souffert pour la délivrance de la patrie ? Nos soldats d’hier seront-ils demain des régimens d’élite ? S’il en est ainsi, personne ne se plaindra ; mais si rien n’est utilisé, si l’état présent se prolonge, nous marchons à une catastrophe inévitable, et notre pauvre Paris sera forcé de se rendre.

Dimanche 23 octobre.

Il pleut à verse. Les nouvelles sont insignifiantes. Quand chaque jour n’apporte pas l’annonce d’un nouveau désastre, on essaie d’espérer. Les enfans qui partent volontairement sont gais. Les ouvriers chantent et font le dimanche au cabaret, comme si de rien n’était.

Je tousse affreusement la nuit ; c’est du luxe, je n’avais pas besoin de cette toux pour ne pas dormir. Toute la ville se couche à dix heures. Je prolonge la veillée avec mon vieux ami Charles ; nous causons jusqu’à minuit. Depuis plusieurs années qu’il est aveugle, il a beaucoup acquis ; il voit plus clair avec son cerveau qu’il n’a jamais vu avec ses yeux. Cette lumière intérieure tourne aisément à l’exaltation. Sur certains points, il est optimiste ; je le suis devenue aussi en vieillissant, mais autrement que lui. Je vois toujours plus radieux l’horizon au-delà de ma vie ; je ne crois pas, comme lui, que nous touchions à des événemens heureux ; je sens venir une crise effroyable que rien ne peut détourner, la crise sociale après la crise politique, et je rassemble toutes les forces de mon âme pour me rattacher aux principes, en dépit des faits qui vont les combattre et les obscurcir dans la plupart des appréciations. Nous nous querellons un peu, mon vieux ami et moi ; mais la discussion ne peut aller loin quand on désire les mêmes résultats. Nous réussissons à nous distraire en nous reportant aux souvenirs des choses passées. On ne peut toucher au présent sans se sentir relié par mille racines plus ou moins apparentes au temps que l’on a traversé ensemble. Nous nous connaissons, lui et moi, depuis la première enfance ; nous nous sommes toujours connus, nos familles, aujourd’hui disparues, étant étroitement liées. Nous avons apprécié différemment bien des personnes et des choses ; à présent ces différences sont très effacées, nous parlons de tout et de tous avec le désintéressement de l’expérience, qui est l’indulgence suprême.

Lundi 24.

Les Prussiens ne viennent pas de notre côté. Ils vont tuer et brûler ailleurs, on appelle cela de bonnes nouvelles ! Châteaudun est leur proie d’aujourd’hui, et il paraît que nous ne pouvons rien empêcher.

Mardi 25 octobre.

La pauvre Laure vient de s’éteindre sans souffrir, après une mort anticipée qui dure depuis deux mois. C’est une autre manière d’être victime de l’invasion. Gravement atteinte, elle a dû fuir avec sa famille, faire un voyage impossible avec une courte avance sur les Prussiens, arriver ici brisée, mourante, tomber sur un lit sans savoir qu’elle était de retour dans son pays, y languir plusieurs semaines sans se rendre compte des événemens qu’il n’était pas difficile de lui cacher, s’endormir enfin sans partager nos angoisses, qui dès le début l’avaient mortellement frappée au cœur. Elle avait le patriotisme ardent des âmes généreuses ; le rapide progrès de nos malheurs n’était pas nécessaire pour la tuer.

Nous recevons de bonnes lettres de Paris ; ils sont là-bas pleins d’espoir et de courage. Les plus paisibles sont belliqueux ; qu’on nous pousse donc en avant, vite à leurs secours ! Il semble aujourd’hui que la lutte s’engage, et on parle de quelques avantages remportés. On loue l’entrain (sic) de nos mobiles. Le gouvernement a l’air de compter sur la victoire. Il nous la promet…

Mercredi 26.

Très mauvaises nouvelles ! Ils brûlent, ils font le ravage, ils s’étendent ; nous sommes partout inférieurs en nombre devant eux, et nous sommes engorgés de troupes qui sont partout où l’on ne se bat pas ! L’artillerie nous foudroie ; nous faisons trois pas, nous reculons de douze. — Aujourd’hui nous avons conduit notre pauvre Laure au cimetière. Les nuages rampent sur la terre incolore et détrempée. Atroce journée, chagrin affreux ! je n’essaie même pas d’avoir du courage.

Jeudi 27.

Il pleut à verse, on fait des vœux pour que la Loire déborde, pour que l’ennemi souffre et que ses canons s’embourbent ; mais nos pauvres soldats en souffriront-ils moins, et nos canons en marcheront-ils mieux ? Que c’est stupide, la guerre !

28.

Propos sans utilité, discussions et commentaires sans issue, tour de Babel ! L’ennemi est à Gien ; il ne pense ni ne cause, lui : il avance…

29, 30, 31 octobre.
Rien qui ranime l’espoir ; trop de décrets, de circulaires, de phrases stimulantes, froides comme la mort.
1er novembre.

De pire en pire ! On nous annonce la reddition de Metz ; le gouvernement nous la présente sans détour comme une trahison infâme ; c’est aller un peu vite. Attendons les détails, si on nous en donne. Quelqu’un qui a vu de près le maréchal Bazaine en Afrique nous le définit ainsi : dans le bien et dans le mal, capable de tout. D’autres personnes assurent qu’au Mexique il n’avait d’autre pensée que celle de se faire proclamer empereur ! Il est par terre, on l’écrase ; hier c’était un héros, le sauveur de la France. Ce sera un grand procès historique à juger plus tard. Ce qui est incompréhensible en ce moment, c’est la brusque transition opérée dans le langage de ceux qui renseignent et veulent diriger l’opinion publique, et qui d’une heure à l’autre la font passer d’une confiance sans bornes à un mépris sans appel. Il y a quelques jours, des doutes s’étaient répandus ; il nous fut enjoint de les repousser comme des manœuvres des ennemis de la république et du pays. Ce matin, le gouvernement en personne voue le traître à l’exécration de l’univers. Cela nous bouleverse et me paraît bien étrange, à moi. Comment le ministre de la guerre n’a-t-il rien su des dispositions de Bazaine à l’égard de la république ? S’il les savait douteuses, pourquoi a-t-il affiché la confiance ? Je ne veux pas encore le dire tout haut, il ne faut pas se fier à son propre découragement, mais malgré moi je me dis tout bas : Qui trompe-t-on ici ?

Il n’était pas impossible d’avoir des nouvelles de Metz. J’ai reçu dernièrement un petit feuillet de papier à cigarettes qui me rassurait sur le sort du respectable savant M. Terquem, et qui était bien écrit de sa main : « nous ne manquons de rien, nous allons très bien, quoique sans clocher depuis quinze jours. »

La famine ne se fait pas tout d’un coup dans une place assiégée. On a pu la voir venir, on a dû la prévoir. Hier on la niait, et, au moment où Bazaine la déclare, on la nie encore. J’ai une terreur affreuse qu’il ne se passe à Paris quelque chose d’analogue, si Paris est forcé de capituler. Si la disette se fait, on la cachera le plus longtemps possible pour ne pas alarmer la population ou dans la crainte d’être accusé de lassitude, et tout à coup il faudra bien avouer. Peut-être alors la population sera-t-elle exaspérée jusqu’à la haine ! La colère est injuste. On ira trop loin, comme on va peut-être trop loin pour Bazaine. J’ai peur que le système du gouvernement de Paris ne soit de cacher à la province ses défaillances, et que celui du gouvernement de la province ne soit de communiquer à Paris ses illusions. Dans tous les cas, ce qui se passe à Metz s’explique par les mouvemens logiques du cœur humain. Dans le danger commun, personne ne veut faiblir ; on s’excite, on s’exalte, on ne veut pas croire qu’il soit possible de succomber. La prévoyance semble un crime. Il y a ivresse, le fait brutal arrive, et le premier qui le constate est lapidé. Personne ne veut s’en prendre à la destinée, personne ne veut avoir été vaincu. Il faut trouver des lâches, des traîtres, des agens visibles de la fatalité. La justice se fait plus tard ; elle sera bien sévère, si cet homme ne peut se disculper !

Nous allons nous promener à Vâvres pour faire marcher nos enfans. Je cueille un bouquet rustique dans les buissons du jardin de mon pauvre Malgache. Je ne vais jamais là sans le voir et l’entendre. Il n’y a pas une heure dans sa vie où il ait seulement pressenti les désastres que nous contemplons aujourd’hui. Heureux ceux qui n’ont pas vécu jusqu’à nos jours !

Mercredi 2 novembre.

Bonnes lettres de mes amis de Paris. Ma petite-fille Gabrielle sait dire par ballon monté, et elle m’éveille en me remettant ces chers petits papiers, qui me font vivre toute la journée.

Nous allons au Coudray. Je regarde Nohant avec avidité. L’épidémie se ralentit ; dans quelques jours, j’irai seule essayer l’atmosphère. Je prends quelques livres dans la bibliothèque du Coudray. Est-ce que je pourrai lire ? Je ne crois pas. Il fait très froid ; nous n’avons pas d’automne. Comme nos soldats vont souffrir !

Jeudi 3.

On ne parle que de Bazaine. On l’accuse, on le défend. Je ne crois pas à un marché, ce serait hideux. Non, je ne peux pas croire cela ; mais, d’après ce que l’on raconte, je crois voir qu’il a espéré s’emparer des destinées de la France, y tenir le premier rôle, qu’à cet effet il a voulu négocier, et qu’il a gratuitement perdu une partie mal jouée. Pourtant que sait-on des motifs de son découragement ? Quelles étaient ses ressources ? Le gouvernement est-il éclairé à fond ? Il passe outre, sans insister sur ses accusations, sans les rétracter. M. Gambetta a une manière vague et violente de dire les choses qui ne porte pas la persuasion dans les esprits équitables. J’ai lu de très beaux et bons discours de l’orateur ; le publiciste est déplorable. Il est verbeux et obscur, son enthousiasme a l’expression vulgaire, c’est la rengaine emphatique dans toute sa platitude. Un homme investi d’une mission sublime et désespérée devrait être si original, si net, si ému ! On dirait qu’en voulant se faire populaire il ait perdu toute individualité. Cette déconvenue, qui m’atteint depuis quelques jours en lisant ses circulaires, si ardemment attendues et si servilement admirées, ajoute un poids énorme à ma tristesse et à mon inquiétude. N’avoir pas de talent, pas de feu, pas d’inspiration en de telles circonstances, c’est être bien au-dessous de son rôle ! Est-il organisateur, comme on le dit ? Qu’il agisse et qu’il se taise. Et si, pour mettre le comble à nos infortunes, il était incapable et de nous organiser et de nous éclairer ! Avec la reddition de Metz, nous voilà sans armée ; avec un dictateur sans génie, nous voilà sans gouvernement !

4 novembre.

Dans beaucoup de lettres que je reçois, de paroles que j’entends, de journaux que je lis, c’est l’exaltation qui domine : mauvais symptôme à mes yeux ; l’exaltation est un état exceptionnel qui doit subir la réaction d’un immense découragement. On invoque les souvenirs de 92 ; on les invoque trop, et c’est à tort et à travers qu’on s’y reporte. La situation est aujourd’hui l’opposé complet de ce qu’elle était alors. Le peuple voulait la guerre et la république ; aujourd’hui il ne veut ni l’une ni l’autre. Villes et campagnes marchaient ensemble ; aujourd’hui la campagne fait sa protestation à part, et le peuple plus ardent des villes ne l’influence dans aucun sens. Si nous sommes déjà loin, sous ce rapport, de 1848, combien plus nous le sommes de 92 !

Ceux qui croient que l’élan de cette grande époque peut se produire aujourd’hui par les mêmes moyens sont dans une erreur profonde. Les conditions sont trop dissemblables. On ne peut pas ne point tenir compte du fatal progrès matériel qui s’est accompli dans l’industrie du meurtre, des armes de destruction et de la science militaire qu’on nous oppose. En outre la discipline est une chose morte chez nous. L’obéissance passive semble incompatible avec le progrès que chacun a fait dans le sentiment de la possession de soi-même. Les soldats veulent être bien soignés et bien commandés ; ils ne veulent plus mourir sans but et sans utilité. Quelques-uns abusent de ce droit jusqu’à la révolte ou à la désertion ; le grand nombre fait bravement son devoir, mais il comprend les fautes des chefs, il s’indigne des souffrances gratuites que l’incurie, la scélératesse ou le désordre des intendances lui inflige. Il est aussi patient, aussi résigné que possible, et fournit à chaque page de cette lamentable histoire de nos revers des preuves de sa réelle vertu patriotique ; mais il ne fait pas les miracles du temps passé et il ne les fera plus. Il n’a plus la foi aveugle ; il est entré dans la phase du libre examen.

Voilà ce que les exaltés ne veulent pas comprendre. Ils ne tiennent compte d’aucune différence ; ils repoussent avec une colère maladive tout examen historique, toute déduction philosophique, si élémentaire qu’elle soit. On pourrait dire des républicains d’aujourd’hui qu’ils sont comme les royalistes de la restauration : ils n’ont rien oublié et rien appris. Quelques-uns s’en font gloire, ce sont de véritables enfans en philosophie, quoique d’ailleurs gens de cœur et d’esprit. J’en sais même qui sont hommes de mérite, d’étude et de discussion ingénieuse ; ceux-là deviennent forcément la proie d’une habitude de paradoxe déplorable. On ne sait quoi leur répondre, on ne sait s’ils parlent sérieusement ; on les écoute avec stupeur. Ils prétendent vouloir que l’homme soit complètement libre, et que le vote du dernier idiot soit librement émis ; mais ils veulent en même temps que les mesures dictatoriales soient acceptées sans murmure, et ils repoussent l’idée d’en appeler au suffrage universel dans les temps de crise. On leur demande si la liberté n’est bonne que quand il n’y a rien à faire pour elle. Ils ne peuvent répondre que par des sophismes ou par des injures. — Je vous trouve réactionnaire. — Vous abandonnez vos croyances.

Tout ce que je pense aujourd’hui, je l’ai pensé en voyant s’écrouler la république de 48 après les horribles journées de juin. Je ne me sentis pas le cruel courage de dire la vérité aux vaincus ; je n’avais plus d’autre mission, d’autre idée que celle d’adoucir le sort de ceux qui voulaient être sauvés du désastre, et je m’abstins de tout reproche, de toute appréciation des fautes commises ; maintenant ils parlent haut, ils sont puissans, ils menacent. Je n’ai plus de raison pour me taire avec eux. Ils me disent qu’au lieu d’apprécier et de juger au coin du feu leurs malheureux tâtonnemens, je devrais écrire en l’honneur du gouvernement de la république, chanter apparemment les victoires que nous ne remportons pas, et fêter la prochaine délivrance que rien ne fait espérer. Je n’ai qu’une réponse à faire : je ne sais pas mentir ; non-seulement ma conscience s’y oppose, mais encore mon cerveau, mon inspiration du moment, ma plume. Si mes réflexions écrites sont un danger devant l’ennemi, je les laisserai en portefeuille jusqu’à ce qu’il soit parti.

Mais ne pourrait-on s’éclairer entre soi, discuter et redresser au besoin son propre jugement, sans dépit et sans fiel ? — Impossible ! l’exaltation s’en mêle et on déraisonne.

Il n’est donc pas besoin de sortir du petit coin où l’on est forcé de vivre pour voir au-delà de l’horizon ce qui se passe en France et même à Paris, derrière les lignes prussiennes. Les uns s’excitent fiévreusement à l’espérance, les autres se sacrifient sans le moindre espoir de salut. J’avoue qu’à ces derniers, que je crois les plus méritans, je ne demanderai pas s’ils sont républicains : je trouve qu’ils le sont. Quant à ceux qui prétendent accaparer l’expression républicaine et qui se montrent intolérans et irritables, je commence à douter d’eux. Il y a longtemps que leur manière d’entendre la démocratie et de pratiquer la fraternité m’est un profond sujet de tristesse.

Ici, je ne connais que des gens excellens, très honnêtes et sincères jusqu’à l’ingénuité ; mais leur opinion, mal établie, composée d’élémens de certitude mal combinés, chauffée à blanc par l’exaspération que nous cause à tous le malheur commun, tourne à une véritable confusion de principes. Naturellement on est trop sous le coup de mauvaises nouvelles pour raisonner, et chacun laisse échapper le cri de son cœur ou l’expression de son tempérament. Je comprends cela, je l’excuse, j’en partage l’émotion ; rentrée en moi-même, je m’affecte autant du mal intérieur qui nous ronge que des maux dont la guerre nous accable.

Est-il vrai que la république seule puisse sauver la France ?

Oui, je le crois fermement encore, mais une république constituée et réelle, consentie, défendue par une nation pénétrée de la grandeur de ses institutions, jalouse de maintenir son indépendance au dedans comme au dehors. Ce n’est pas là ce que nous avons. Nous acceptons, nous tolérons une dictature que je ne veux pas juger encore, qui répugne cependant à la majorité des citoyens, par ce seul fait qu’elle est trop prolongée et que le succès ne la justifie pas. Que faire pourtant ? Paris assiégé ne doit pas changer son gouvernement, à moins que l’ennemi n’y consente, et je comprends qu’il en coûte de le lui demander tarit qu’on espère se défendre… Mais quand on ne l’espérera plus ?

On me crie qu’il ne faut pas supposer cela. Voici où l’exaltation me paraît funeste. Dans toute situation raisonnable, ne faut-il pas examiner le présent pour augurer de l’avenir ? Les optimistes de parti-pris et les pessimistes par nature sont également condamnés à se tromper toujours. Les solutions de la vie sont toujours imprévues, toujours mêlées de bien et de mal, toujours moins riantes et moins irréparables qu’on ne les a envisagées ; quand on est sur la pente rapide d’un précipice, s’y jeter à corps perdu, que ce soit vertige de terreur ou de témérité, ne me paraît pas fort sage. Il vaudrait mieux tâcher de se retenir ou de couler doucement au fond. Paris est peut-être pris du vertige de l’audace à l’heure qu’il est. C’est beau, c’est généreux ; mais n’est-ce pas la fière et mâle expiation d’une immense faute commise au début ? Ne fallait-il pas, tout en acclamant la république à l’Hôtel de Ville, demander à la France de la proclamer ? Elle l’eût fait en ce moment-là. Les membres ne sont pas si éloignés du cœur qu’ils résistent à son élan. On avait quelques jours encore à employer avant l’investissement, et on eût pu arrêter l’ennemi aux portes de Paris en lui faisant des propositions au nom de la France constituée. Il eût consenti à ce qu’elles fussent ratifiées par le vote des provinces envahies.

On n’avait pas le temps, dit-on ; il fallait préparer la défense. Puisqu’on avait élu un gouvernement spécialement chargé de ce soin d’urgence extrême, il fallait laisser le pays légal aviser au soin de ses destinées. Il y aurait eu des formalités à abréger, des habitudes politiques à modifier. Qui sait si nous ne serons pas forcés plus tard de voter à plus court délai ? Il ne serait pas mauvais, en tout état de cause, de corriger les mortelles lenteurs de nos installations parlementaires.

Nous voici donc livrés aux éventualités d’une dictature jusqu’ici indécise dans ses moyens d’action, mais qui peut devenir tyrannique et insupportable au gré des événemens. Nous ne savons rien de ce que cette autorité sans consécration légale nous réserve. Nous sommes sans gouvernail dans la tempête, sans confiance par conséquent, et dans cette situation d’esprit où la foi aveugle est un héroïsme qui frise la folie.

On reproche aux républicains d’avoir fait de la politique au lieu de faire réellement de la défense. Ce serait de la bien mauvaise politique, même dans leur propre intérêt. Ils auraient, pour la vaine satisfaction de garder le pouvoir durant quelques semaines, compromis à jamais leur influence et sapé leur autorité par la base. Je ne les crois pas capables d’une telle ineptie ; je crois simplement qu’ils ont été surpris par les événemens, et que, dans une fièvre de patriotisme, le gouvernement de Paris s’est dévoué, sans espoir de vaincre, à la tâche de mourir.

Vous verrez, m’écrivent des pessimistes, que ces hommes voudront prolonger la lutte pour allonger leur rôle et occuper la scène à nos dépens. Non, cela n’est pas possible. Ce serait un crime, et je crois à leur honneur ; mais j’avoue qu’en principe le rôle qu’ils ont accepté est un immense péril pour la liberté sans être une garantie pour la délivrance, et que, sous prétexte de guerre aux Prussiens, beaucoup de Français mauvais ou incapables peuvent satisfaire leurs passions personnelles, ou nous jeter dans les derniers périls. Du pouvoir personnel qui nous a perdus, nous pouvons tomber dans un pire ; il suffirait qu’il fût égal en imprévoyance et en incapacité pour nous achever. Il y a un mot banal, insupportable, qui sort de toutes les bouches et qui est le cri de détresse de toutes les opinions : où allons-nous ? On est las, un est irrité de l’entendre, et on se le dit à soi-même à chaque instant.

Cette anxiété augmente en moi quand je vois des personnes exaltées donner raison d’avance à toute usurpation de pouvoir qui nous conduirait à la victoire sur l’ennemi du dehors et sur celui du dedans. Sur le premier, soit ; ici le succès justifierait tout, puisque le succès serait la preuve du génie d’organisation joint au courage moral et au patriotisme persévérant. Attendons, aidons, espérons ! — Mais l’ennemi du dedans… D’abord quel est-il aujourd’hui ? Comme on ne s’entend pas là-dessus, il serait bien à propos de le désigner, de le définir.

Les uns me disent : L’ennemi de la république, c’est le parti rouge, ce sont les démagogues, les clubistes, les émeutiers. Cela est très vague. Parmi ces impatiens, il doit y avoir, comme dans tout parti, des hommes généreux et braves, des bandits lâches et stupides. C’est au peuple d’épurer les champions de sa cause, de séparer le bon grain de l’ivraie ; s’il ne le fait pas, si les honnêtes gens se laissent dominer par des exploiteurs, qu’on les contienne durant quelques jours, leur égarement ne sera pas de longue durée. Beaucoup d’entre eux ouvriront les yeux à l’évidence, et se déferont eux-mêmes de l’élément impur qui souillerait leur drapeau. Ils reviendront, s’ils ont des plaintes à formuler, aux moyens légaux ou aux manifestations dignes et calmes, qui seules font autorité vis-à-vis de l’opinion. Je me résoudrai difficilement à traiter d’ennemis ceux que la violence des réactions a qualifiés d’insurgés, de communistes, de partageux, selon la peur ou la passion du moment. Que ceux d’aujourd’hui se trompent ou non, s’ils sont sincères et humains, ils sont nos égaux, nos concitoyens, nos frères. — Ils veulent piller et brûler, dites-vous ? — Prenez vos fusils et attendez-les ; mais il y a vingt ans qu’on les attend, et il ne s’est produit que des émeutes partielles où rien n’a été pillé ni brûlé pour cause politique. S’il y a des bandits qui exercent leur industrie sous le masque socialiste, je ne leur fais pas l’honneur de les traiter d’ennemis. Les malheureux qui au bagne expient des crimes envers l’humanité ne sont qualifiés d’ennemis politiques par aucun parti. Laissons donc aux enfans et aux bonnes femmes la peur des rouges ; on est rouge, on est avancé, et on est paisible quand même. Si en dehors de cela on est assassin, voleur ou fou furieux, qu’on s’attende à se heurter contre des citoyens improvisés gendarmes. Il y en aura plus que de besoin, et, s’il est un parti à qui la peur soit permise, c’est justement ce parti rouge qui vous fait trembler, car dans les réactions vous avez bien vu les innocens payer par milliers pour les coupables en fuite ou pour les provocateurs en sûreté. — Honnêtes gens qui répétez cette banalité : les rouges nous menacent ! calmez-vous. Ils sont bien plus menacés que vous, et ils constituent en France une infime minorité dont on aura partout raison à un moment donné.

Pourquoi la république, disent les autres, ferait-elle cause commune avec un parti qu’elle appelle aussi l’ennemi ? Ce parti-là, les républicains d’aujourd’hui l’appellent la réaction. Il faut bien se servir encore de ce vocabulaire suranné ; quand donc, hélas ! en serons-nous débarrassés ? Les réactionnaires se composent des légitimistes, des orléanistes, des bonapartistes et des cléricaux, qui sont ou légitimistes, ou orléanistes ou bonapartistes, mais qui tiennent tous plus ou moins pour le principe d’autorité monarchique et religieuse. La prétendue réaction, c’est donc toute une France par le nombre, une majorité flottante entre les trois drapeaux et prête à se rallier autour de celui qui lui offrira plus de sécurité, — ce qui est prévoyant et rassis, commerçant, ouvrier, industriel, fonctionnaire, artiste, paysan. C’est ce qu’on appelle la masse des honnêtes gens, c’est ce qu’il ne faudrait qualifier ni d’honnête ni de malhonnête ; c’est la race calme ou craintive dont à mes yeux le tort et le malheur sont de manquer d’idéal ou de s’y refuser de parti-pris, car tout Français est idéaliste malgré lui. Dans le bien et le vrai, comme dans le faux et le mauvais, tout Français poursuit un rêve et aspire à un progrès approprié à sa nature ; tout Français se lasse vite du possible immédiat et cherche vers l’inconnu une route plus sûre que celle qu’il a parcourue ; tout Français veut être bien d’abord, mieux ensuite et toujours mieux.

Mais personne ne se connaît, et les innombrables tempéramens qui se rattachent au maintien de l’ordre à tout prix repoussent en principe les innovations qu’ils cherchent en fait. Pourquoi les traiter d’ennemis quand ils ne sont que des attardés ? Si vous savez fonder une société qui contienne les mauvaises ambitions sans froisser les aspirations légitimes, vous rallierez à vous tout ce qui mérite d’être rallié ; cela était possible au début de la révolution actuelle. Cet appel à tous au nom de la patrie en danger a été noble et sincère. Le grand nombre a marché, ne refusant ni sa bourse, ni son temps, ni sa vie ; mais l’inquiétude nous gagne, les républiques sont soupçonneuses, et depuis la capitulation de Metz nous voyons partout des traîtres. C’est l’inévitable désespérance qui suit les désastres ; nous cherchons l’ennemi chez nous, parmi nous. Il y est sans doute, car la république est fatalement entraînée à trouver des résistances chaque jour plus prononcées, si elle ne sauve pas le pays de l’invasion. Le pourra-t-elle ? Dans tous les cas, accuser et soupçonner est un mauvais moyen. Il faudrait nous en défendre de notre mieux, nous en défendre le plus longtemps possible, ne pas nous constituer en parti exclusif, ne pas établir dans chaque groupe une petite église, ne pas faire de catégories de vainqueurs et de vaincus, car la victoire est capricieuse, et nous serons peut-être avant peu les vaincus de nos vaincus.

Est-ce que nous allons recommencer la guerre des personnalités quand nous en avons une autre si terrible à faire ? Je vois avec regret le renouvellement des fonctionnaires et des magistrats prendre des proportions colossales. J’aurais compris certains changemens nécessaires dont l’appréciation eût été facile à faire, mais tous ! mais les colonnes du Moniteur remplies de noms nouveaux tous les jours depuis trois mois ! Y avait-il donc tant d’hommes dangereux, incorrigibles, imméritans ? Quoi ! pas un seul n’était capable de servir son pays à l’heure du danger ? Tous étaient résolus à le livrer à l’ennemi ! Je ne suis pas pessimiste au point d’en être persuadée. J’en ai connu de très honnêtes ; en a-t-on mis partout de plus honnêtes à leur place ? Hélas ! non, on me cite des choix scandaleux, que les républicains eux-mêmes réprouvent en se voilant la face. Le gouvernement ne peut pas tout savoir, disent-ils ; c’est possible, mais le gouvernement doit savoir ou s’abstenir.

Allons-nous donner raison à ceux qui disent que la république est le sauve qui peut de tous les nécessiteux intrigans et avides qui se font un droit au pouvoir des déceptions ou des misères qu’un autre pouvoir leur a infligées ? Mon Dieu, mon Dieu ! la république serait donc un parti, rien de plus qu’un parti ! Ce n’est donc pas un idéal, une philosophie, une religion ? O sainte doctrine de liberté sociale et d’égalité fraternelle, tu reparais toujours comme un rayon d’amour et de vérité dans la tempête ! Tu es tellement le but de l’homme et la loi de l’avenir que tu es toujours le phare allumé sur le vaisseau en détresse, tu es tellement la nécessité du salut qu’à tes courtes heures de clarté pure tu rallies tous les cœurs dans une commotion d’enthousiasme et d’espérance ; puis tout à coup tu t’éclipses, et le navire sombre : ceux qui le gouvernent sont pris de délire, ceux qui le suivent sont pris de méfiance, et nous périssons tous dans les vertiges de l’illusion ou dans les ténèbres du doute.

Samedi 5 novembre.

Il est très malsain d’être réduit à se passer du vote. On s’habitue rapidement à oublier qu’il est la consécration inévitable de tous nos efforts pour le maintien de la république. Les esprits ardens et irréfléchis semblent se persuader que la campagne n’apportera plus son verdict suprême à toutes nos vaines agitations. Tu es pourtant là debout et silencieux, Jacques Bonhomme ! Rien ne se fera sans toi, tu le sais bien, et ta solennelle tranquillité devrait nous faire réfléchir.

Nous n’avons pas compris, dès le principe, ce qu’il y avait de terrible et de colossal dans le suffrage universel. Pour mon compte, c’est avec regret que je l’ai vu s’établir en 1848 sans la condition obligatoire de l’instruction gratuite. Mon regret persiste, mais il s’est modifié depuis que j’ai vu le vote fonctionner en se modifiant lui-même d’une manière si rapide. J’ai appris à le respecter après l’avoir craint comme un grave échec à la civilisation. On pouvait croire et on croyait qu’une population rurale, ignorante, choisirait exclusivement dans son sein d’incapables représentans de ses intérêts de clocher. Elle fit tout le contraire, elle choisit d’incapables représentans de ses intérêts généraux. Elle a marché dans ce sens, tenant à son erreur, mais entendant quand même on ne peut mieux les questions qui lui étaient posées. Elle a toujours voté pour l’ordre, pour la paix, pour la garantie du travail. On l’a trompée, on lui a donné le contraire de ce qu’elle demandait ; ce qu’elle croyait être un vote de paix a été un vote de guerre. Elle a cru à une savante organisation de ses forces, on ne lui a légué que le désordre et l’impuissance. Nous lui crions maintenant : C’est ta faute, Jacques Bonhomme, tu expies l’on erreur et ton entêtement.

Si Jacques Bonhomme avait un organe fidèle de ses idées, voici ce qu’il répondrait : « Je suis le peuple souverain de la première république et en même temps le peuple impérialiste du second empire. Vous croyez que je suis changé, c’est vous qui l’êtes. Quand vous étiez avec moi, je vous défendais, même dans vos plus grandes fautes, même dans vos plus funestes erreurs, comme j’ai défendu Napoléon III jusqu’au bout. Nous nous sommes brouillés, vous et moi, au lendemain de 48 ; vous vous battiez, vous vous proscriviez les uns les autres. On nous a dit : « L’empire c’est la paix. » Nous avons voté l’empire, c’est nous qui punissons les partis, quels qu’ils soient. Nous punissons brutalement, c’est possible. D’où nous sommes, nous ne voyons pas les nuances, et d’ailleurs nous ne sommes pas assez instruits pour comprendre les principes, nous n’apprécions que le fait. Arrangez-vous pour que le fait parle en votre faveur, nous retournerons à vous. »

Le fait ! le paysan ne croit pas à autre chose. Tandis que nous examinons en critiques et en artistes la vie particulière, le caractère, la physionomie des hommes historiques, il n’apprécie et ne juge que le résultat de leur action. Dix années de repos et de prospérité matérielle lui donnent la mesure d’un bon gouvernement. A travers les malheurs de la guerre, il n’apercevra pas les figures héroïques. Je l’ai vu lassé et dégoûté de ses grands généraux en 1813. S’il eût été le maître alors, l’histoire eût changé de face et suivi un autre courant. S’il est revenu à la désastreuse légende napoléonienne, qu’il avait oubliée, c’est qu’à ses yeux la république était devenue un fait désastreux en 48.

Et plus que jamais, hélas ! notre idéal est devenu pour lui un fait accablant ; ce que le paysan souffre à cette heure, nous ne voulons pas en tenir compte, nous ne voulons pas en avoir pitié. « Paie le désastre, toi qui l’as voté ; » voilà toute la consolation que nous savons lui donner. Mon Dieu ! puisqu’il faut qu’il porte le plus lourd fardeau, n’ayons pas la cruauté de lui reprocher sa ruine et son désespoir. La république n’est pas encore une chose à sa portée ; qui donc la lui aurait enseignée jusqu’ici ? Elle n’a fait que disputer, souffrir, lutter jusqu’à la mort sous ses yeux, et il est le juge sans oreilles qui veut palper des preuves. Il ne se paie pas de gloire, il ne croit pas aux promesses ; il lui faut la liberté individuelle et la sécurité. Il se passe volontiers des secours et des encouragemens de la science ; il ne les repousse plus, mais il veut accomplir lui-même et avec lenteur son progrès relatif. Laissez-moi mon champ, dit-il, je ne vous demande rien. Nul n’est plus facile à gouverner, nul n’est plus impossible à persuader. Il veut avoir le droit de se tromper, même de se nuire ; il est têtu, étroit, probe et fier.

Son idéal, s’il en a un, c’est l’individualisme. Il le pousse à l’excès, et longtemps encore il en sera ainsi. Il est un obstacle vivant au progrès rapide, il le subira toujours plus qu’il ne le recevra ; mais ce qui est démontré le saisit. Qu’il voie bien fonctionner, il croit et fonctionne : rien sans cela. Je comprends que ce corps, qui est le nôtre, le corps physiologique de la France, gêne notre âme ardente ; mais, si nous nous crevons le ventre, il ne nous poussera pas pour cela des ailes. Il faut donc en prendre notre parti, il faut aimer et respecter le paysan quand même.

« Guenille, si l’on veut, ma guenille m’est chère. »

Nous devons à la brutalité de ses appétits la remarquable oblitération qui s’est faite, depuis vingt ans surtout, dans notre sens moral. Nous avons donc grand sujet de nous plaindre des immenses erreurs où l’esprit de bien-être et de conservation nous a fourvoyés. De là, chez ceux qui protestaient en vain contre ce courant troublé, un grand mépris, une sorte de haine douloureuse, une protestation que je vois grandir contre le suffrage universel. Je ne sais si je me trompe, la république nouvelle aimerait à l’ajourner indéfiniment, elle songerait même à le restreindre ; elle reviendrait à l’erreur funeste qui l’a laissée brisée et abandonnée après avoir provoqué le coup d’état ; pouvait-il trouver un meilleur prétexte ? Encore une fois, les républicains d’aujourd’hui n’ont-ils rien appris ? sont-ils donc les mêmes qu’à la veille de décembre ? Espérons qu’ils ne feront pas ce que je crains de voir tenter. Le suffrage universel est un géant, sans intelligence encore, mais c’est un géant. Il vous semble un bloc inerte que vous pouvez franchir avec de l’adresse et du courage. Non, c’est un obstacle de chair et de sang ; il porte en lui tous les germes d’avenir qui sont en vous. C’est quelque chose de précieux et d’irritant, de gênant et de sacré, comme est un enfant lourd et paresseux que l’on se voit forcé de porter jusqu’à ce qu’il sache ou veuille marcher. Le tuerez-vous pour vous débarrasser de lui ? Mais sa mort entraînerait la vôtre. Il est immortel comme la création, et on se tue soi-même en s’attaquant à la vie universelle. Puisqu’en le portant avec patience et résignation vous devez arriver à lui apprendre à marcher seul, sachez donc subir le châtiment de votre imprudence, vous qui l’avez voulu contraindre à marcher dès le jour de sa naissance. C’est là où la politique proprement dite a égaré les chefs de parti. On s’est persuadé qu’en affranchissant la volonté humaine sans retard et sans précaution, on avait le peuple pour soi. Ç’a été le contraire. Retirer ce que vous avez donné serait lâche et de mauvaise foi, et puis le moyen ? « Essaie donc ! » dit tout bas Jacques Bonhomme.

C’est que Jacques Bonhomme sait voter à présent, et ce n’est pas nous qui avons eu l’art de le lui apprendre. On l’a enrégimenté par le honteux et coupable engin des candidatures officielles, et puis peu à peu il s’est passé de lisières ; il ne marche peut-être pas du bon côté, mais il marche avec ensemble et comme il l’entend. Il votait d’abord avec son maître, à présent il se soucie fort peu de l’opinion de son maître. Il a la sienne, et fait ce qu’il veut. Ce sera un grand spectacle lorsque, sortant des voies trompeuses et ne se trompant plus sur la couleur des phares, il avancera vers le but qui est le sien comme le nôtre. Aucun peuple libre ne saura voter comme le peuple de France, car déjà il est plus indépendant et plus absolu dans l’exercice de son droit que tout autre.

L’instrument créé par nous pour nous mener au progrès social est donc solide ; sa force est telle que nous ne pourrions plus y porter la main. Nous avons fait trop vite une grande chose ; elle est encore redoutable, parfois nuisible, mais elle existe et sa destinée est tracée, elle doit servir la vérité. Née d’un grand élan de nos âmes, elle est une création impérissable, et le jour où cette lourde machine aura mordu dans le rail, elle sera une locomotive admirable de rectitude, comme elle est déjà admirable de puissance, c’est alors qu’elle jouera dans l’histoire des peuples un rôle splendide, et fermera l’âge des révolutions violentes et des usurpations iniques. Tandis que l’imagination exaltée et la profonde sensibilité de la France, éternelles et incorrigibles, je l’espère, ouvriraient toujours de nouveaux horizons à son génie, Jacques Bonhomme, toujours patient, toujours prudent, s’approchant de l’urne avec son sourire de paternité narquoise, lui dira : « C’est trop tôt, ou c’est trop de projets à la fois ; nous verrons cela aux prochaines élections. Je ne dis pas non ; mais il ne me plaît pas encore. Vous êtes le cheval qui combat, je suis le bœuf qui laboure. » Il pourrait dire aussi et il dira quand il saura parler : « Vous êtes l’esprit, je suis le corps. Vous êtes le génie, la passion, l’avenir ; je suis de tous les temps, moi ; je suis le bon sens, la patience, la règle. Vouloir nous séparer, détruire l’un de nous au profit de l’autre, c’est nous tuer tous les deux. Où en seriez-vous, hommes de sentiment, représentans de l’idée, si vous parveniez à m’anéantir ? Vous vous arracheriez le pouvoir les uns aux autres ; vos républiques et vos monarchies seraient un enchaînement de guerres civiles où vous nous jetteriez avec vous, et où, sans la liberté du vote, nous serions encore les plus forts. Cette force irrégulière, ce serait la jacquerie. Nous ne voulons plus de ces déchiremens ! Grâce à notre droit de citoyens, nous nous sommes entendus d’un bout de la France à l’autre, nous ne voulons plus nous battre les uns contre les autres. Nous voulons être et nous sommes le frein social, le pouvoir qui enchaîne les passions et qui décrète l’apaisement. »

Et cela est ainsi déjà lourdement, brutalement peut-être, mais providentiellement. Non, non ! ne touchez pas au vote, ne regrettez pas d’avoir fondé la souveraine égalité. Le peuple, c’est votre incarnation ! Vous vous êtes donné un compagnon qui vous contrarie, qui vous irrite, qui vous blesse : injuste encore, il méconnaît, il renie la république, sa mère ; mais, si sa mère l’égorgé, vaudra-t-elle mieux que lui ? À présent d’ailleurs, elle l’essaierait en vain. L’enfant est devenu trop fort. Vous auriez la guerre du simple contre le lettré, du muet contre l’avocat, comme ils disent, une guerre atroce, universelle. Le vote est l’exutoire ; fermez-le, tout éclate !

Nohant, 6 novembre.

Me voilà revenue au nid. Je me suis échappée, ne voulant pas encore amener la famille ; je retournerai ce soir à La Châtre, et je reviendrai demain ici. J’en suis partie il y a deux mois par une chaleur écrasante, j’y reviens par un froid très vif. Tout s’est fait brutalement cette année. — Pauvre vieux Nohant désert, silencieux, tu as l’air fâché de notre abandon. Mon chien ne me fait pas le moindre accueil, on dirait qu’il ne me reconnaît pas : que se passe-t-il dans sa tête ? Il a eu froid ces jours-ci, il me boude d’avoir tant tardé à revenir. Il se presse contre mon feu et ne veut pas me suivre au jardin. Est-ce que les chiens eux-mêmes ne caressent plus ceux qui les négligent ? Au fait, s’il est mécontent de moi, comment lui persuaderais-je qu’il ne doit pas l’être ? J’attise le feu, je lui donne un coussin et je vais me promener sans lui. Peut-être me pardonnera-t-il.

Le jardin que j’ai laissé desséché a reverdi et refleuri comme s’il avait le temps de s’amuser avant les gelées. Il a repoussé des roses, des anémones d’automne, des mufliers panachés, des nigelles d’un bleu charmant, des soucis d’un jaune pourpre. Les plantes frileuses sont rangées dans leur chambre d’hiver. La volière est vide, la campagne muette. Y reviendrons-nous pour y rester ? La maison sera-t-elle bientôt un pauvre tas de ruines comme tant d’autres sanctuaires de famille qui croyaient durer autant que la famille ? Mes fleurs seront-elles piétinées par les grands chevaux du Mecklembourg ? Mes vieux arbres seront-ils coupés pour chauffer les jolis pieds prussiens ? Le major Boum ou le caporal Schlag coucheront-ils dans mon lit après avoir jeté au vent mes herbiers et mes paperasses ? Eh bien ! Nohant à qui je viens dire bonjour, silence et recueillement où j’ai passé au moins cinquante ans de ma vie, je te dirai peut-être bientôt adieu pour toujours. En d’autres circonstances, c’eût été un adieu déchirant ; mais si tout succombe avec toi, le pays, les affections, l’avenir, je ne serai point lâche, je ne songerai ni à toi ni à moi en te quittant ! J’aurai tant d’autres choses à pleurer !

Nohant, 7 novembre.

J’y reviens à midi. J’installe Fadet auprès du feu, et je me mets à écrire dans ma chambre sur mes genoux, il fait trop froid dans la bibliothèque. Il boude toujours, Fadet. Il me regarde d’un air triste ; peut-être est-il mécontent de ce que je reviens seule, peut-être s’imagine-t-il que je ne veux pas ramener mes petites-filles, peut-être craint-il d’être abandonné aux Prussiens, si l’on s’en va encore ! Il y a là un mystère ; c’est la première, fois qu’il ne me dévore pas de caresses après une absence. Il fait un froid noir, mes mains se raidissent en écrivant. Que de souffrances pour ceux qui couchent dehors ! Les officiers peuvent se préserver un peu ; mais le simple troupier, le mobile à peine vêtu ! Ils ont encore des habits de toile, et déjà ils n’ont plus de souliers. Pourquoi cette misère quand nous avons fait et au-delà tous les frais de leur équipement ?

En ce moment, on s’occupe à La Châtre de faire des gilets de laine pour les mobilisés. Les femmes quêtent, cousent et donnent. On s’ingénie pour se procurer l’étoffe, on n’en trouve qu’avec des peines infinies, les chemins de fer se refusant, par ordre, au transport des denrées qui ne sont pas directement ordonnancées par le gouvernement, ou ne voulant plus répondre de rien ; on manque de tout. La confiance dans les administrations militaires est telle qu’on donne ces vêtemens aux mobilisés de la main à la main ! Tant d’autres malheureux n’ont jamais reçu, nous dit-on, les secours qui leur étaient destinés !

Pas de nouvelles aujourd’hui, calme plat au milieu de la tempête. On est tout étonné quand un jour se passe sans apporter un malheur nouveau.

Mardi 8.

L’armistice est rejeté, c’est la guerre à mort. Préparons-nous à mourir. — Fadet me fait beaucoup d’amitiés aujourd’hui. Il sait l’heure à laquelle j’arrive, il m’attendait à la porte. — Tu es fou, mon pauvre chien, tout va plus mal que jamais. J’écris quinze lettres, et je retourne à la ville par un froid atroce.

Nohant, mercredi 9.

Je reviens au son de la cloche des morts. On enterre la vieille bonne de mon fils. Hier soir, un de nos domestiques a failli se tuer ; il a la figure toute maculée. Il semble que tout soit comme entraîné à prendre fin en même temps. On n’entend parler que d’accidens effroyables, de maladies foudroyantes. On dirait que la raison de vivre n’existe plus et que tout se brise comme de soi-même. D’aucun point de l’horizon, le salut ne veut apparaître ; quelles ténèbres ! — Paris va donc braver plus que jamais les horreurs du siège, et l’espoir de le délivrer s’éloigne ! Cette fois il a tort, ou il est indignement abusé.

Jeudi 10.

Notre impuissance semble s’accuser de plus en plus. Nous avons pourtant une armée sur la Loire, mais que fait-elle ? est-ce bien une année ? — Il neige déjà ! la terre est toute blanche, des arbres encore bien feuillus font des taches noires de place en place. La campagne est laide aujourd’hui, sans effet, sans moelleux, sans distances. La terre devient cruelle à l’homme.

Ah ! voici enfin un fait : Orléans est repris par nous ; l’ennemi en fuite, poursuivi jusqu’à Artenay. La garde mobile s’est bien battue, la ville s’est défendue bravement. Pourvu que tout cela soit vrai ! Si nous pouvons lutter, l’honneur commande de lutter encore ; mais je ne crois pas, moi, que nous puissions lutter pour autre chose. Nous sommes trop désorganisés, il y aura un moment où tout manquera à la fois. Ceux qui sont sur le théâtre ne savent donc pas que les dessous sont sapés et ne tiennent à rien ? On se soupçonne, on s’accuse, on se hait en silence. La vie ne circule pas dans les artères. Nous avons encore de la fierté, nous n’avons plus de sang.

La victoire se confirme, et, comme toujours, elle s’exagère. Le général d’Aurelle de Paladines, singulier nom, est au pinacle aujourd’hui. C’est, dit-on, un homme de fer. Pauvre général ! s’il ne fait pas l’impossible, il sera vite déchu. Qu’ils sont malheureux, ces hommes de guerre ! Était-il bien prudent de proclamer la trahison de Bazaine ? Si elle est réelle, ne valait-il pas mieux la cacher ou nous laisser dans le doute ?

Dimanche 13 novembre.

Nous voici tous revenus définitivement au bercail. Définitivement !… c’est un joli mot par le temps qui court. Mes petites sont ivres de joie de retrouver leurs chambres, leurs jouets, leur chien, leur jardin. À cet âge, un jour de joie. C’est toujours ! Leur gaîté nous donne un instant de bonheur, nous n’en avons plus d’autre.

On se demande si l’on pourra supporter quelque temps encore ce désespoir général sans devenir fou, lâche ou méchant. Ceux qui sont fous, lâches ou méchans semblent moins à plaindre. Leur délire, leurs convoitises, leur passion, sont dans un état d’ébullition qui les soutient sur le flot ; écumes en attendant qu’ils soient scories, ils flottent et croient qu’ils nagent !

Tout entier à l’horreur de la réflexion, celui qui aime l’humanité n’a plus le temps de s’aimer lui-même. Il n’a pas de but personnel, il n’a pas de part de butin à chercher dans les ruines, il souffre amèrement, et il s’attend à souffrir plus encore. Pauvre nature humaine, dans quel état d’épuisement ou d’exaspération vas-tu sortir, de cette torture ! Démence pour les uns, annihilement pour les autres… Quand nous aurons repoussé ou payé l’ennemi du dehors, que serons-nous ? où trouverons-nous l’équité calme, le pardon fraternel, le désir commun de reconstruire la société ? Et si nous sommes forcés de procéder à ce travail sous la menace du canon allemand ! Nous ne ferons certes rien de durable, et la république subira de si fortes dépressions qu’elle sera comme une terre ravagée de la veille par les éruptions volcaniques. Comme notre sol matériel, le sol politique et social sera souillé, stérilisé peut-être !

18 novembre.

M. de Girardin conseille d’élire en quatre jours un président par voie de plébiscite. Certes c’est une idée, — M. de Girardin n’en manque jamais, — mais, malgré mon très grand respect pour le suffrage universel, je crois qu’il ne devrait être appelé à résoudre les questions par oui ou par non que sur la proposition des assemblées élues par lui. Le travail de ces élections est chaque fois pour lui un moyen de connaître et de juger la situation. Ce sera son grand mode d’instruction et de progrès quand la classe éclairée sera vraiment en progrès elle-même ; mais questionner les masses à l’improviste, c’est souvent leur tendre un piège. Le dernier plébiscite l’a surabondamment prouvé. En ce moment de doute et de désespoir, nous aurions un vote de dépit contre la république, car elle porte tout le poids des malheurs de la France ; les votes de dépit ne peuvent être bons. Pourtant, s’il n’y avait pas d’autre moyen d’en finir avec une situation désespérée que l’on ne voudrait pas nous avouer, mieux vaudrait en venir là que de périr.

21 novembre.

Les journaux nous saturent de la question d’Orient. On y voit le point de départ d’une guerre européenne. Eh bien ! l’Europe, qui nous abandonne, sera punie en attendant qu’elle punisse à son tour. C’est dans l’ordre.

25 novembre.

Temps très doux et même chaud. Depuis quelques jours, les circulaires ministérielles nous entretiennent de petits combats où nous aurions constamment l’avantage. La rédaction est toujours la même. « Les mobiles ont eu de l’entrain ! » Singulière expression dans des cas si graves ; on dirait qu’il s’agit de parties de plaisir. « Nous avons subi des pertes sérieuses, l’ennemi en a fait de plus considérables. » Le plus clair, c’est que, pour empêcher l’ennemi d’envahir toute la France, on le laisse se fortifier autour de Paris, et que nous arriverons trop tard au secours de Paris, si nous arrivons ! On vit au jour le jour sur les incidens de cette guerre de détails, c’est une sorte de calme relatif qu’on se reproche d’avoir, et qu’on ne peut pas goûter.

26 novembre.

Bonne lettre de Paris, c’est une joie en même temps qu’une douleur poignante. Ils demandent si nous allons à leur secours !… On dit qu’une action décisive est imminente. Il y a si longtemps qu’on le dit !

28.

Les insomnies sont dévorantes, on ne les compte plus. Après toutes mes veilles auprès de mes enfans malades au printemps, je pourrai me vanter de n’avoir guère dormi cette année. Tous ces bans qui se succèdent si rapidement me terrifient. On appelle les hommes mariés pour le 10 décembre. Plus on a de bras, plus on en demande ; c’est donc que la situation s’aggrave au lieu de s’améliorer !

29.

Départ de nos mobilisés par un temps triste comme nos âmes. Nous les attendons sur la route. Toute la ville les accompagne. Ils sont très décidés, très patriotes, très fiers. On s’embrasse, on rentre les larmes. Où vont-ils ? que deviendront-ils ? Ils ne le savent pas, ils sont prêts à tout. Il y a un reflux d’espoir et de dévoûment. On croit que le salut est encore possible. Je ne sais pourquoi mon espoir est faible et de courte durée. Je n’étais plus habituée à cette sombre disposition. Je la combats de mon mieux, et, comme tout le monde, je saisis avec ardeur la moindre lueur qui se montre ; mais quand elle s’efface, on retombe plus bas.

2 décembre.

Jour radieux au milieu de notre désespoir. Paris a fait, nous dit-on, une sortie magnifique, et l’armée de la Loire va vers Paris avec succès. On rêve déjà Paris débloqué, l’ennemi en déroute. Quel beau rêve ! ne nous éveillons pas. Laissez-nous, discoureurs officiels ! votre éloquence n’est pas à la hauteur des choses. C’est de la glace sur le feu. Il faudrait être si simple, au contraire ! Nos petites-filles nous voient heureux, elles se réjouissent de la prochaine délivrance de Paris, qu’elles n’ont jamais vu, mais qui est pour elles comme une île enchantée que nos amis et nos enfans, partis hier, vont délivrer des ogres et des monstres de même sorte.

4 décembre, dimanche.

La joie n’est pas de longue durée ! On nous dit que nous avons perdu toutes nos positions sur la Loire. On ne publie pas les dépêches, elles sont trop, décourageantes. Il paraît qu’on avait exagéré, beaucoup le succès, et nous ayons encore été dupés ! Pourquoi nous tromper après avoir tant crié contre les trompeurs du régime précédent ? — Il fait atrocement froid. La neige épaisse et collante empêche de marcher. Cela ressemble à une campagne de Russie, pour nos soldats.

5 décembre.

On nous cache une défaite sérieuse. On dit que l’armée se replie en bon ordre. Nous ne sommes pas si loin du théâtre des événemens que nous ne sachions le contraire. On nous trompe, on nous trompe ! comme si on pouvait tromper longtemps ! Le gouvernement a le vertige.

6 décembre.

Encore plus froid, 20 degrés dans la nuit, et nos soldats couchent dans la neige ! Nos mobilisés sont atrocement logés à Châteauroux dans une usine infecte, ouverte à tous les vents. Les chefs sont à l’abri et disent qu’il faut aguerrir ces enfans gâtés. Chaque nuit, il y en a une vingtaine qui ont les pieds gelés ou qui ne s’éveillent pas. Morts de froid littéralement ! C’est infâme, et c’est comme cela partout ! Avant de les mener à la mort, on leur fait subir les tortures de l’agonie.

7 décembre.

Ce soir, dépêche insensée ! Je le sentais bien que le malheureux général qui a repris Orléans paierait cher sa courte gloire ! Orléans est de nouveau aux Prussiens. Notre camp est abandonné ; nous perdons un matériel immense, nos canons de marine, des munitions considérables ; notre armée est en fuite. Selon le ministre, le général a manqué de résolution ; selon le général, le ministre a manqué de savoir et de jugement ; le camp était mal placé, impossible à garder, et les troupes, déclarées hier si vaillantes, ont plié et ne peuvent inspirer aucune confiance ; tout cela est exposé par le ministre lui-même, mais sur un ton d’amertume et d’amour-propre blessé qui nous livre à tous les commentaires ; il termine par cette phrase étrange : le public appréciera. Le public ! c’est ainsi que ce jeune avocat parle à la France ! Se croit-il sur un théâtre ? Non, il a voulu dire : la cour appréciera ; il se croit à l’audience ! Est-ce là un langage sérieux quand on ne craint pas de tenir entre ses mains le sort de son pays ? Si le général qui n’obéit pas est coupable, pourquoi ne pas insister pour qu’il obéisse ? Si vous êtes certain qu’il se trompe, pourquoi lui envoyer un ordre qui l’autorise à se tromper ? Mais si le camp qu’il faut abandonner d’une manière si désastreuse était dans une situation déplorable, à qui la faute ? Si les armemens qu’on y a accumulés avec tant de peine et de dépense tombent entre les mains de l’ennemi, quels conseils a donc pris ce jeune orateur, qui s’est imaginé apparemment, un beau matin, être le général Bonaparte ? On a lieu de craindre qu’il ne soit que Napoléon IV.

Il s’en lave les mains, le public appréciera ! — Il y aura donc un public seul compétent pour juger entre sa science militaire et celle d’un général qu’hier encore il nous donnait comme une trouvaille de son génie ! Ou vous vous êtes cruellement trompé hier, ou vous vous trompez cruellement aujourd’hui. C’est un aveu d’ignorance ou d’étourderie que votre emphase ne vous empêche pas de faire ingénument. Je ne sais ce qu’en pensera le public, mais je sais que les familles en deuil ne vous jugeront pas avec indulgence. Général, vous seriez mis à la retraite par le chef du gouvernement ; chef du gouvernement, vous vous conservez au pouvoir. Voilà des inconséquences qui coûtent cher à la France !

Le résultat, c’est que deux cent mille hommes de notre armée sont en fuite, — on appelle cela maintenant se replier, — et que nous faisons une perte immense en matériel de guerre.

On parle d’une nouvelle victoire sous Paris ; nous n’y croyons plus, on ne croit plus à rien, on devient fou. Nous sommes ici dans notre campagne muette, ensevelie sous la neige, comme des passagers pris dans les glaces du pôle. Nous attendons les ours blancs, mais nous n’avons pas un fusil pour les repousser. Bon public ! tu es la part du diable.

8 décembre.

On ne parle plus de Paladines ni de son armée. Le gouvernement lance des accusations capitales, et, n’osant y donner suite, passe à d’autres exercices. Il nous annonce des succès sous toutes réserves, mais Rouen est pris ; on dit qu’il s’est lâchement livré pour de l’argent. Eh bien ! je n’en crois rien. Il y a un patriotisme furieux et insulteur qui n’a plus de prise sur moi. Si Rouen s’est livré, c’est qu’on ne l’a pas aidé à se défendre, c’est peut-être qu’on l’a indignement trompé.

De notre côté, l’ennemi revient sur Vierzon et sur Bourges ; si ces villes ouvertes et dégarnies ne démontent pas les batteries prussiennes à coups de pierres, dira-t-on qu’elles se sont vendues ? — Je commence à m’indigner, à me mettre en colère sérieusement, moi qui ai puisé dans la vieillesse une bonne dose de patience ; je ne peux souffrir que, pour ne pas avouer les fautes de son parti, on calomnie son pays avec cette merveilleuse facilité. Étrange patriotisme que celui qui outrage la France devant l’ennemi !

Ce soir on décommande la levée des hommes mariés. Pourquoi l’avoir décrétée ?

9 décembre.

Petite dépêche rendant compte d’un petit engagement à Bois-le-Duc. Le général d’Aurelle de Paladines a donné sa démission, ou on la lui a fait donner. On a nommé quatre généraux. Les Prussiens sont à Vierzon depuis hier ; cela, on n’en parle pas, mais les passans qui fuient, entassés avec leurs meubles dans des omnibus, le disent sur la route.

Grande panique. Des gens de Salbris et d’Issoudun passent devant notre porte, emmenant sur des charrettes leurs enfans, leurs meubles et leurs denrées. Ils disent qu’on se bat à Reuilly. Les restes de l’armée de la Loire sont ralliés, mais on ne sait où Bourbaki est à Nevers pour se mettre à la tête de quatre-vingt mille hommes venant du midi ou de cette déroute, on ne sait.

11 décembre.

Le ministre de la guerre va, dit-on, à l’armée de la Loire pour la commander en personne. J’espère que c’est une plaisanterie de ses ennemis ; ce qu’il y a de certain, c’est que le gouvernement de Tours se sauve à Bordeaux : c’est le cinquième acte qui commence. Le public va bientôt apprécier ; la panique continue. Maurice va aux nouvelles pour savoir s’il faut faire partir la famille. Nous avons des voisins qui font leurs paquets, mais c’est trop tôt ; nos mobiles sont toujours à Châteauroux sans armes et sans aucun commencement d’instruction ; on ne les y laisserait pas, si l’ennemi venait droit sur eux, à moins qu’on ne les oublie, ce qui est fort possible. Les nouvelles de Paris sont très alarmantes, ils ont dû repasser la Marne ; que peuvent-ils faire, si nous ne faisons rien ?

12 décembre.

Dégel. Après tant de neige, c’est un océan de boue. Autre lit pour nos soldats !

13.

La panique reprend et redouble autour de nous. Depuis que nous sommes personnellement menacés, nous sommes moins agités, je ne sais pourquoi. Je tiens à achever un travail auquel je n’avais pas l’esprit ces jours-ci, et qui s’éclaircit à mesure que je compte les heures qui me restent. Tout le monde est soldat à sa manière ; je suis, à la tête de mon encrier, de ma plume, de mon papier et de ma lampe, comme un pauvre caporal rassemblant ses quatre hommes à l’arrière-garde. — Les Prussiens ont occupé Vierzon sans faire de mal ; ils y ont vendu des cochons volés ; ils entendent le commerce. Le général Chanzy se bat vigoureusement du côté de Blois, cela paraît certain. Châteauroux est encombré de fuyards dans un état déplorable. Les Prussiens n’auraient fait que traverser Rouen. Le gouvernement est à Bordeaux.

14 décembre.

On dit que l’ennemi est en route en partie sur Bourges, et que de l’autre côté il bombarde Blois. Les Prussiens paraissent vouloir descendre la Loire jusqu’à Nevers, traverser le centre pour se reformer à Poitiers, c’est-à-dire envahir une nouvelle zone entre le midi et Paris. Nous devons avoir eu encore une grosse défaite entre Vierzon et Issoudun ; on n’en parle pas, mais il y a tant de fuyards et dans un tel état d’indiscipline qu’on suppose un nouveau malheur. Nous sommes sans journaux et sans dépêches ; le gouvernement est en voyage. Ce soir, un journal nous arrive de Bordeaux ; il ne nous parle que de l’installation de ces messieurs.

15.

Nous aurions repris Vierzon ; mais qu’en sait-on ? De Blois, on ne sait rien. Le général Chanzy donne encore de l’espérance. Il paraît être résolu, bien armé et avoir de bonnes troupes. Bourbaki serait à Bourges, occupé à rallier les fuyards du corps d’armée du centre de la Loire. On dit qu’ils ont tellement ravagé la campagne qu’il ne reste plus un arbre autour de Bourges. C’était un riche pays maraîcher ; espaliers et légumes seraient rasés comme par le feu. On annonce ce soir que Bourbaki est reparti avec cette armée reformée à la hâte et sans résistance. Ils veulent bien se battre, ces pauvres troupiers, ils veulent surtout se battre. Ce qu’ils ne supportent pas, ce que les Prussiens les plus soumis ne supporteraient pas mieux, c’est la famine, la misère, la cruauté du régime qu’on leur impose. — Au lieu de se rapprocher de Paris, Bourbaki aurait l’intention d’aller couper la retraite aux Prussiens vers la frontière. Seraient-ils en retraite ? Et on nous le cacherait ! Il y a dans l’atroce drame qui se joue l’élément burlesque obligé.

Passage de M. Cathelineau à Châteauroux à la tête d’un beau corps de francs-tireurs qui disent leurs prières devant les populations, bien qu’ils ne soient ni Vendéens ni Bretons, et qu’ils ne se soient pas encore battus.

16.

Calme plat, silence absolu. Le repos est dans l’air. Le temps est rose et gris, les blés poussent à perte de vue. Il ne passe personne, on ne voit pas une poule dans les champs. Cette tranquillité extraordinaire nous frappe tellement que nous nous demandons si la guerre est finie, s’il y a eu guerre, si nous ne rêvons pas depuis quatre mois. — Nous serons peut-être envahis demain.

Ce soir, une petite dépêche. Romorantin a été traversé et rançonné. Nos mobiles ont donné dans une escarmouche et tiré quelques coups de fusil.

17 décembre.

Un mot d’Alexandre Dumas pour m’apprendre la mort de son père. Il était le génie de la vie, il n’a pas senti la mort. Il n’a peut-être pas su que l’ennemi était à sa porte et assistait à sa dernière heure, car on dit que Dieppe est occupé. — Absence totale de nouvelles. À La Châtre, on est consterné, on croit avoir entendu le canon hier dans la soirée. Dans la campagne, on l’a entendu aussi. Je crois que ç’a dû être un tonnerre sourd, le ciel était noir comme de l’encre. Il a passé dans la nuit environ trois mille déserteurs de toutes armes. Ils ont couché emmi les champs, jetant leurs fusils, leurs bidons, et envoyant paître leurs officiers.

18.

Même absence de nouvelles officielles. Le gouvernement s’installe à Bordeaux. Chanzy tenait encore il y a trois jours autour de Vendôme, battant fort bien les Prussiens, à ce qu’on assure, et ceci paraît sérieux. Le sous-préfet d’Issoudun a fait savoir que Vierzon était occupé pour la troisième fois par l’ennemi. Bourbaki se serait replié sur Issoudun, renonçant à défendre le centre et se portant sur l’est. De toute façon, l’ennemi est fort près de nous. On s’y habitue, bien qu’on n’ait pas la consolation de pouvoir lui opposer la moindre résistance. Il passera ici comme un coup de vent sur un étang. Je regarde mon jardin en attendant qu’on mette les arbres la racine en l’air, je dîne en attendant que nous n’ayons plus de pain, je joue avec mes enfans en attendant que nous les emportions sur nos épaules, car on réquisitionne les chevaux, même les plus nécessaires, et je travaille en attendant que mes griffonnages allument les pipes de ces bons Prussiens.

19.

Le temps se remet au froid. Pas plus de nouvelles qu’auparavant. Un journal insinue qu’il se passe de grandes choses : c’est bien mauvais signe ! Toute la Normandie est envahie. Ils ont ravagé le plus beau pays de France. La Touraine est de plus en plus menacée. Il est difficile de se persuader que tout aille bien.

20.
Même silence. Nous sommes si inquiets que nous lirions de l’officiel avec plaisir. Sommes-nous perdus, qu’on ne trouve rien à dire ?
24 décembre.

On parle de nouveaux troubles à Paris. Le parti de la commune songe-t-il encore à ses affaires au milieu de l’agonie de la France ? Il paraît que sa doctrine est de s’emparer du pouvoir de vive force. La dictature est la furie du moment, et jamais la pitoyable impuissance des pouvoirs sans contrôle n’a été mieux démontrée. S’il nous faut en essayer de nouveaux, la France se fâchera ; elle garde le silence sombre des explosions prochaines. Ce qui résulte des mouvemens de Belleville, — on les appelle ainsi, — c’est qu’une école très pressée de régner à son tour nous menace de nouvelles aventures. Ces expériences coûtent trop cher. La France n’en veut plus. Elle prouve, par une patience vraiment admirable, qu’elle réprouve la guerre civile : elle sait aussi qu’il n’y en aura pas, parce qu’elle ne le veut pas ; mais aux premières élections elle brisera les républicains ambitieux, et peut-être, hélas ! la république avec eux. En tout cas, elle n’admettra plus de gouvernement conquis à coups de fusil, pas plus de 2 décembre que de 31 octobre. C’est se faire trop d’illusions que de se croire maître d’une nation comme la nôtre parce qu’on a enfoncé par surprise les portes de l’Hôtel de Ville et insulté lâchement quelques hommes sans défense. Je ne connais pas les théories de la commune moderne, je ne les vois exposées nulle part ; mais si elles doivent s’imposer par un coup de main, fussent-elles la panacée sociale, je les condamne au nom de tout ce qui est désintéressé en France, au nom de tout ce qui est humain, patient, indulgent même, mais jaloux de liberté et résolu à mourir plutôt que d’être converti de force à une doctrine, quelle qu’elle soit.

Le mépris des masses, voilà le malheur et le crime du moment. Je ne puis guère me faire une opinion nette sur ce qui se passe aujourd’hui dans ce monde fermé qui s’appelle Paris ; il nous paraît encore supérieur à la tourmente. Nous ignorons s’il est content de ses mandataires. Toutes les lettres que nous en recevons sont exclusivement patriotiques. Si quelque plainte s’échappe, c’est celle d’être gouverné trop mollement. C’est un malheur sans doute, mais on ne peut se défendre de respecter une dictature scrupuleuse, humaine et patiente. Il est si facile d’être absolu, si rare et si malaisé d’être doux dans une situation violente et menacée ! Je crois encore ce gouvernement composé d’hommes de bien. Ont-ils l’habileté, la science pratique ? On le saura plus tard ; à présent nous ne voulons pas les juger, c’est un sentiment général. La crise atroce qu’ils subissent nous les rend sacrés. D’ailleurs il me semble qu’ils professent avec nous le respect de la volonté générale, puisqu’après l’émeute ils ont soumis leur réélection au plébiscite de Paris. C’est aller aussi loin que possible dans cette voie, c’est aller jusqu’au danger de sanctionner tous les autres plébiscites.

Le principe radicalement contraire semble gouverner l’esprit de la commune, et, symptôme plus grave, plus inquiétant, gouverner l’esprit du parti républicain qui régit à cette heure le reste de la France, bien qu’il soit l’ennemi déclaré et très irrité de la commune. Ce parti, que nous pouvons mieux juger, puisqu’il nous entoure, se sépare chaque jour ouvertement du peuple, dans les villes parce que l’ouvrier est plus ardent que lui, dans les campagnes parce que le paysan l’est moins. Il est donc forcé de réprimer l’émeute dans les centres industriels, de redouter et d’ajourner le vote dans toute la France agricole. Il est contraint à se défendre des deux côtés à la fois, sous peine de tomber et d’abandonner la tâche qu’il a assumée sur lui de sauver le territoire. Malheureuse république, c’est trop d’ennemis sur les bras ! Dans quel jour d’ivresse nous t’avons saluée comme la force virile d’une nation en danger ! Nous ne pouvions prévoir que tu essaierais de te passer de la sanction du peuple ou que tu te verrais forcée de t’en passer. — Ce qui est certain aujourd’hui, c’est que la délégation et ses amis personnels désirent s’en passer, et qu’ils y travailleront au lendemain de la pacification, quelle qu’elle soit.

Puissé-je faire un mauvais rêve ! mais je vois reparaître sans modification les théories d’il y a vingt ans. Des théories qui ne cèdent rien à l’épreuve du temps et de l’expérience sont pleines de dangers. S’il est vrai que le progrès doive s’accomplir par l’initiative de quelques-uns, s’il est vrai qu’il parte infailliblement du sein des minorités, il n’en est pas moins vrai que la violence est le moyen le plus sauvage et le moins sûr pour l’imposer. Que les majorités soient généralement aveugles, nul n’en doute ; mais qu’il faille les opprimer pour les empêcher d’être oppressives, c’est ce que je ne comprends plus. Outre que cela me paraît chimérique, je crois voir là un sophisme effrayant ; tout ce que, depuis le commencement du rôle de la pensée dans l’histoire du monde, la liberté a inspiré à ses adeptes pour flétrir la tyrannie, on peut le retourner contre ce sophisme. Aucune tyrannie ne peut être légitime, pas même celle de l’idéal. On sait des gens qui se croient capables de gouverner le monde mieux que tout le monde, et qui ne craindraient pas de passer par-dessus un massacre pour s’emparer du pouvoir. Ils sont pourtant très doux dans leurs mœurs et incapables de massacrer en personne, mais ils chauffent le tempérament irascible d’un groupe plus ou moins redoutable, et se tiennent prêts à profiter de son audace. Je ne parle pas de ceux qui sont poussés à jouer ce rôle par ambition, vengeance ou cupidité. De ceux-là, je ne m’occupe pas ; mais de très sincères théoriciens accepteraient les conséquences de ce dilemme : « la république ne pouvant s’établir que par la dictature, tous les moyens sont bons pour s’emparer de la dictature quand on veut avec passion fonder ou sauver la république. »

« C’est une passion sainte, ajoutent-ils, c’est le feu sacré, c’est le patriotisme, c’est la volonté féconde sans laquelle l’humanité se traînera éternellement dans toutes les erreurs, dans toutes les iniquités, dans toutes les bassesses. Le salut est dans nos mains ; périsse la liberté du moment pour assurer l’égalité et la fraternité dans l’avenir ! Égorgeons notre mère pour lui infuser un nouveau sang ! »

Cela est très beau selon vous, gens de tête et de main, mais cela répugnera toujours aux gens de cœur ; en outre cela est impraticable. On ne fait pas revivre ce qu’on a tué, et le peuple d’aujourd’hui, fils de la liberté, n’est pas disposé à laisser consommer le parricide. D’ailleurs cette théorie n’est pas neuve ; elle a servi, elle peut toujours servir à tous les prétendans : il ne s’agit que de changer certains mots et d’invoquer comme but suprême le bonheur et la gloire des peuples ; mais, comme malgré tout le seul prétendant légitime, c’est la république, que n’eussions-nous pas donné pour qu’elle fût le sauveur ! Il y avait bien des chances pour qu’elle le fût en s’appuyant sur le vote de la France. La France dira un jour à ces hommes malheureux qu’ils ont eu tort de douter d’elle, et qu’il eût fallu saisir son heure. Ils l’ont condamnée sans l’entendre, ils l’ont blessée ; s’ils succombent, elle les abandonnera, peut-être avec un excès d’ingratitude : les revers ont toujours engendré l’injustice.

Mon appréciation n’est sans doute pas sans réplique. Quand l’histoire de ces jours confus se fera, peut-être verrons-nous que la république a subi une fatalité plutôt qu’obéi à une théorie. L’absence de communication matérielle entre Paris et la France nous a interdit aux uns et aux autres de nous mettre en communication d’idées ; probablement le gouvernement de Paris a été mal renseigné par celui de Tours, parce que celui de Tours a été mal éclairé par son entourage. En septembre, on était très patriote dans la région intermédiaire de l’opinion, et c’est toujours là qu’est le nombre. Malheureusement autour des pouvoirs nouveaux il y a toujours un attroupement d’ambitions personnelles et de prétendues capacités qui obstrue l’air et la lumière. Le parti républicain est spécialement exposé aux illusions d’un entourage qui dégénère vite en camaraderie bruyante, et tout d’un coup la bohème y pénètre et l’envahit. La bohème n’a pas d’intérêt à voir s’organiser la défense ; elle n’a pas d’avenir, elle n’est point pillarde par nature, elle profite du moment, ne met rien dans ses poches, mais gaspille le temps et trouble la lucidité des hommes d’action.

Que l’ajournement indéfini du vote soit une faute volontaire ou inévitable, la théorie qui consiste à s’en passer ou à le mutiler règne en fait et subsiste en réalité. Sera-t-elle exposée catégoriquement quand nous aurons repris possession de nous-mêmes ? Professée dans des clubs qui souvent sont des coteries, elle n’a pas de valeur, il lui faut la grande lumière ; sera-t-elle posée dans des journaux, discutée dans des assemblées ? — Il faudra bien l’aborder d’une manière ou de l’autre, ou elle doit s’attendre à être persécutée comme une doctrine ésotérique, et si elle a des adeptes de valeur, ils se devront à eux-mêmes de ne pas la tenir secrète. Peut-être des journaux de Paris qu’il ne nous est pas donné de lire ont-ils déjà démasqué leurs batteries.

Qui répondra à l’attaque ? Les partisans du droit divin plaideront-ils la cause du droit populaire ? Ils en sont bien capables, mais l’oseront-ils ? Les orléanistes, qui sont en grande force par leur tenue, leur entente et leur patiente habileté, accepteront-ils cette épreuve du suffrage universel pour base de leurs projets, eux qui ont été renversés par la théorie du droit sans restriction et sans catégories ? On verra alors s’ils ont marché avec le temps. Malheureusement, s’ils sont conséquens avec eux-mêmes, ils devront vouloir épurer le régime parlementaire et rétablir le cens électoral. Les républicains qui placent leur principe au-dessus du consentement des nations se trouveraient donc donner la main aux orléanistes et aux cléricaux ? Le principe contraire serait donc confié à la défense des bonapartistes exclusivement ? Il ne faudrait pourtant pas qu’il en fût ainsi, car le bonapartisme a abusé du peuple après l’avoir abusé, et c’est à lui le premier qu’était réservé le châtiment inévitable de s’égarer lui-même après avoir égaré les autres. Il pouvait fonder sur la presque unanimité des suffrages une société nouvelle vraiment grande. Il a fait fausse route dès le début, la France l’a suivi, elle s’est brisée. Serait-elle assez aveugle pour recommencer ?

Ceux qui croient la France radicalement souillée pensent qu’on peut la ressaisir par la corruption. J’ai meilleure opinion de la France, et si je me méfiais d’elle à ce point, je ne voudrais pas lui faire l’honneur de lui offrir la république. J’ai entendu dire par des hommes prêts à accepter des fonctions républicaines : « Nous sommes une nation pourrie. Il faut que l’invasion passe sur nous, que nous soyons écrasés, ruinés, anéantis dans tous nos intérêts, dans toutes nos affections ; nous nous relèverons alors ! le désespoir nous aura retrempés, nous chasserons l’étranger et nous créerons chez nous l’idéal. » C’était le cri de douleur d’hommes très généreux, mais quand cette conviction passe à l’état de doctrine, elle fait foisonner. C’est toujours le projet d’égorger la mère pour la rajeunir. Grâce au ciel, le fanatisme ne sauve rien, et l’alchimie politique ne persuade personne. Non, la France n’est pas méprisable parce que vous la méprisez ; vous devriez croire en elle, y croire fermement, vous qui prétendez diriger ses forces. Vous vous présentez comme médecins, et vous crachez sur le malade avant même de lui avoir tâté le pouls. Tout cela, c’est le vertige de la chute. Il y a bien de quoi égarer les cerveaux les plus solides, mais tâchons de nous défendre et de nous ressaisir. Républicains, n’abandonnons pas aux partisans de l’empire la défense du principe d’affranchissement proclamé par nous, exploité par eux ; ne maudissons pas l’enfant que nous avons mis au monde, parce qu’il a agi en enfant. Redressez ses erreurs, faites-les lui comprendre, vous qui avez le don de la parole, la science des faits, le sens de la vie pratique. Ce n’est pas aux artistes et aux rêveurs de vous dire comment on influence ses contemporains dans le sens politique. Les rêveurs et les artistes n’ont à vous offrir que l’impressionnabilité de leur nature, certaine délicatesse d’oreille qui se révolte quand vous touchez à faux l’instrument qui parle aux âmes. Nous n’espérons pas renverser des théories qui ne sont pas les nôtres, qui se piquent d’être mieux établies ; mais nous nous croyons en rapport, à travers le temps et l’espace, avec une foule de bonnes volontés qui interrogent leur conscience et qui cherchent sincèrement à se mettre d’accord avec elle. Ces volontés-là défendront la cause du peuple, le suffrage universel ; elles chercheront avec vous le moyen de l’éclairer, de lui faire comprendre que l’intérêt de tous ne se sépare pas de l’intérêt de chacun. N’y a-t-il pas des moyens efficaces et prompts pour arriver à ce but ? Certes vous eussiez dû commencer par donner l’éducation, mais peut-être l’ignorant l’eût-il refusée. Il ne tenait pas à son vote alors, et quand on lui disait qu’il en serait privé s’il ne faisait pas instruire ses enfans, il répondait : Peu m’importe. Aujourd’hui ce n’est plus de même, le dernier paysan est jaloux de son droit et dit : Si on nous refuse le vote, nous refuserons l’impôt. C’est un grand pas de fait. Donnez-lui l’instruction, il est temps.

Fondez une véritable république, une liberté sincère, sans arrière-pensée, sans récrimination surtout. Ne mettez aucun genre d’entrave à la pensée, décrétez en quelque sorte l’idéal, dites sans crainte qu’il est au-dessus de tout ; mais entendez-vous bien sur ce mot au-dessus, et ne lui donnez pas un sens arbitraire. La république est au-dessus du suffrage universel uniquement pour l’inspirer ; elle doit être la région pure où s’élabore le progrès, elle doit avoir pour moyens d’application le respect de la liberté et l’amour de l’égalité, elle n’en peut avouer d’autres, elle n’en doit pas admettre d’autres. Si elle cherche dans la conspiration, dans la surprise, dans le coup d’état ou le coup de main, dans la guerre civile en un mot, l’instrument de son triomphe, elle va disparaître pour longtemps encore, et les hommes égarés qui l’auront perdue ne la relèveront jamais. Il en coûte à l’orgueil des sectaires de se soumettre an contrôle du gros bon sens populaire. Ils ont généralement l’imagination vive, l’espérance obstinée. Ils ont généralement autour d’eux une coterie ou une petite église qu’ils prennent pour l’univers, et qui ne leur permet pas de voir et d’entendre ce qui se passe, ce qui se dit et se pense de l’autre côté de leur mur. La plaie qui ronge les cours, la courtisanerie les porte fatalement à une sorte d’insanité mentale. L’enthousiasme prédomine, et le jugement se trouble. Cette courtisanerie est d’autant plus funeste qu’elle est la plupart du temps désintéressée et sincère. J’ai travaillé toute ma vie à être modeste ; je déclare que je ne voudrais pas vivre quinze jours entourée de quinze personnes persuadées que je ne peux pas me tromper. J’arriverais peut-être à me le persuader à moi-même.

La contradiction est donc nécessaire à la raison humaine, et quand une de nos facultés étouffe les autres, il n’y a qu’un remède pour nous remettre en équilibre, c’est qu’au nom d’une faculté opposée nous soyons contenus, corrigés au besoin. La grandeur, la beauté, le charme de la France, c’est l’imagination ; c’est par conséquent son plus grand péril, la cause de ses excès, de ses déchiremens et de ses chutes. Quand nous avons demandé avec passion le suffrage universel, qui est vraiment un idéal d’égalité, nous avons obéi à l’imagination, nous avons acclamé cet idéal sans rien prévoir des lourdes réalités qui allaient le tourner contre nos doctrines ; ce fut notre nuit du 4 août. Il s’est mis tout d’un coup à représenter l’égoïsme et la peur ; il a proclamé l’empire pour se débarrasser de l’anarchie dont nos dissentimens le menaçaient. Il n’a pas voulu limiter le pouvoir auquel il se livrait ; tout au contraire il l’a exagéré jusqu’à lui donner un blanc-seing pour toutes les erreurs où il pourrait tomber. Cet aveuglement qui vous irrite aujourd’hui, c’est pourtant la preuve d’une docilité que la république sera heureuse de rencontrer quand elle sera dans le vrai.

Avons-nous d’ailleurs le droit de dire que les masses veulent toujours, obstinément et sans exception, le repos à tout prix ? La guerre d’Italie, cette généreuse aventure que nous payons si cher aujourd’hui, ne l’a-t-il pas consentie sans hésitation, n’a-t-il pas donné des flots de sang pour la détourner de ce peuple qui ne peut nous en récompenser, et qui d’ailleurs ne s’en soucie pas ? Les masses qui, par confiance ou par engouement, font de pareils sacrifices, de si coûteuses imprudences, ne sont donc pas si abruties et si rebelles à l’enthousiasme. Ce reste d’attachement légendaire pour une dynastie dont le chef lui avait donné tant de fausse gloire et fait tant de mal réel n’est-il pas encore une preuve de la bonté et de la générosité du peuple ? Maudire le peuple, c’est vraiment blasphémer. Il vaut mieux que nous.

En ce moment, j’en conviens, il ne représente pas l’héroïsme, il aspire à la paix ; il voit sans illusion les chances d’une guerre où nous paraissons devoir succomber. Il n’est pas en train de comprendre la gloire ; sur quelques points, il trahit même le patriotisme. Il aurait bien des excuses à faire valoir là où l’indiscipline des troupes et les exactions des corps francs lui ont rendu la défense aussi préjudiciable et plus irritante que l’invasion. Entre deux fléaux, le malheureux paysan a dû chercher quelquefois le moindre sans le trouver.

Généralement il blâme l’obstination que nous mettons à sauver l’honneur ; il voudrait que Paris eût déjà capitulé, il voit dans le patriotisme l’obstacle à la paix. Si nous étions aussi foulés, aussi à bout de ressources que lui, le patriotisme nous serait peut-être passablement difficile. Là où l’honneur résiste à des épreuves pareilles à celles du paysan, il est sublime.

Pauvre Jacques Bonhomme ! à cette heure de détresse et d’épuisement, tu es certainement en révolte contre l’enthousiasme, et, si l’on t’appelait à voter aujourd’hui, tu ne voterais ni pour l’empire, qui a entamé la guerre, ni pour la république, qui l’a prolongée. T’accuse et te méprise qui voudra. Je te plains, moi, et en dépit de tes fautes je t’aimerai toujours ! Je n’oublierai jamais mon enfance endormie sur tes épaules, cette enfance qui te fut pour ainsi dire abandonnée et qui te suivit partout, aux champs, à l’étable, à la chaumière. Ils sont tous morts, ces bons vieux qui m’ont portée dans leurs bras, mais je me les rappelle bien, et j’apprécie aujourd’hui jusqu’au moindre détail la chasteté, la douceur, la patience, l’enjouement, la poésie, qui présidèrent à cette éducation rustique au milieu de désastres semblables à ceux que nous subissons aujourd’hui. J’ai trouvé plus tard, dans des circonstances difficiles, de la sécheresse et de l’ingratitude. J’en ai trouvé partout ailleurs et plus choquantes, moins pardonnables ! J’ai pardonné à tous et toujours. Pourquoi donc bouderais-je le paysan parce qu’il ne sent pas et ne pense pas comme moi sur certaines choses ? Il en est d’autres essentielles sur lesquelles on est toujours d’accord avec lui, la probité et la charité, deux vertus qu’autour de moi je n’ai jamais vues s’obscurcir que rarement et très exceptionnellement. Et quand il en serait autrement, quand au fond de nos campagnes, où la conception n’a guère pénétré, le paysan mériterait tous les reproches qu’une aristocratie intellectuelle trop exigeante lui adresse, ne serait-il pas innocenté par l’état d’enfance où on l’a systématiquement tenu ? Quand on compare le budget de la guerre à celui de l’instruction publique, on n’a vraiment pas le droit de se plaindre du paysan, quoi qu’il fasse.
22 décembre.

Froid, neige et verglas, c’est-à-dire torture ou mort pour ceux qui n’ont pas d’abri, peut-être pour les pauvres de Paris, car on dit que le combustible va manquer. — On déménage Bourges de son matériel. — Petits combats dans la Bourgogne. Garibaldi est là et annonce sa démission. Je m’étonne qu’il ne l’ait pas déjà donnée, car, s’il y a des héros dans ces corps de volontaires, il y a aussi, et malheureusement en grand nombre, d’insignes bandits qui sont la honte et le scandale de cette guerre. — Toujours sans nouvelles de nos armées, tranquillité mortelle !

23, 24 décembre.

Depuis deux jours, bonnes nouvelles de Paris, de l’armée du nord et de celle de la Loire. On est si malheureux, on voit un si effroyable gaspillage d’hommes et d’argent, qu’on doute de ce qui devrait réjouir. Quelle triste veillée de Noël ! Je fais des robes de poupée et des jouets pour le réveil de mes petites-filles. On n’a plus le moyen de leur faire de brillantes surprises, et l’arbre de Noël des autres années exige une fraîcheur de gaîté que nous n’avons plus. Je taille et je couds toute la nuit pour que le père Noël ne passe pas sur leur sommeil de minuit les mains vides. Nous étions encore si heureux l’année dernière ! Nos meilleurs amis étaient là, on soupait ensemble, on riait, on s’aimait. Si quelqu’un eût pu lire dans un avenir si proche et le prédire, c’eût été comme la foudre tombant sur la table.

25, dimanche.

La neige tombe à flots. Ma nièce et son fils aîné viennent dîner, on tâche de se distraire, puisque les bonnes nouvelles ne sont pas encore démenties ou suivies de malheurs nouveaux ; mais on retombe toujours dans l’effroi du lendemain.

26.

Les communications sont rétablies entre Vierzon et Châteauroux. On saura peut-être enfin ce qui s’est passé par là.

27.

On ne le sait pas. Le froid augmente.

28.
Lettre de Paris du 22. Ils disent qu’ils peuvent manger du cheval pendant quarante-cinq jours encore.
29 décembre.

Il paraît, on assure, on nous annonce sous toutes réserves, — c’est toujours la même chose. Les journaux en disent trop ou pas assez. Ils ne nous rassurent pas, et ce qu’ils donnent à entendre suffit pour mettre l’ennemi au courant de tous nos mouvemens. Le combat de Nuits a été sérieux, sans résultats importans, — comme tous les autres !

30

Les dépêches sont plus affirmatives que jamais. L’ennemi parait reculer ; je crois qu’il se concentre sur Paris. Il est évident que, sur plusieurs points, malgré nos atroces souffrances, nous nous battons bien. Là où le courage peut quelque chose, nous pouvons beaucoup ; mais en dehors des nouvelles officielles il y a l’histoire intime qui se communique de bouche en bouche, et qui nous révèle des dilapidations épouvantables au préjudice de nos troupes. Il est impossible que nous triomphions, impossible !

Savoir cela, le sentir jusqu’à l’évidence, et apprendre que les Prussiens vont peut-être bombarder Paris ! Ils ont, dit-on, démasqué des batteries sur l’enceinte — avec pertes considérables, dit succinctement la dépêche. Pertes pour qui ?

31 décembre 1870.

Toujours froid glacial. Nous sommes surpris par la visite de notre ami Sigismond avec son fils. Ils n’ont pas plus d’illusions que nous, et nous nous quittons en disant : Tout est perdu !

À minuit, j’embrasse mes enfans. Nous sommes encore vivans, encore ensemble. L’exécrable année est finie ; mais, selon toute apparence, nous entrons dans une pire.

Il est pourtant impossible que tant de malheur ne nous laisse pas quelque profit moral. Pour mon compte, je sens que mon esprit a fait un immense voyage. J’ignore encore ce qu’il y aura gagné ; mais je ne crois pas qu’il y ait perdu absolument son temps. Il a été obligé de faire de grands efforts pour se déprendre de certaines ardeurs d’espérance ; il en a eu de plus grands encore à faire pour conserver des croyances dont l’application était un cruel démenti à la vérité. Il n’érigera point en système à son usage ce qu’il a senti se dégager de vrai au milieu de ses angoisses. Il voyagera au jour le jour, comme il a toujours fait. Il regardera toujours avidement, peut-être verra-t-il mieux.

Il m’en a coûté des larmes, je l’avoue, pour reconnaître que, dans cet élan républicain qui nous avait enivrés, il n’y avait pas assez d’élémens d’ordre et de force. Il eût fallu le savoir, consentir à se juger soi-même et demander la paix avec moins de confiance dans la guerre. L’erreur funeste a été de croire que notre courage et notre dévoûment suffiraient là où il fallait le sens profond de la vie pratique. Nous ne l’avons pas eu, le gouvernement de Paris n’a pas pu diriger la France ; ses délégués ne l’ont pas su. La France est devenue la proie de spéculations monstrueuses en même temps que l’armée en est la victime. Toute la science politique consistait à distinguer, entre tant de dévoûmens qui s’offraient, les boucs d’avec les brebis. Ceci dépassait les forces de deux vieillards, — hommes d’honneur à coup sûr, mais débordés et abusés dès les premiers jours, — et celles d’un jeune homme sans expérience de la vie politique et sans sagesse suffisante pour se méfier de lui-même. Tout serait pardonnable et déjà pardonné, malgré ce qu’il nous en coûte, si la résolution de n’en pas appeler à la France n’avait prévalu. Il s’est produit sourdement et il se produit aujourd’hui ouvertement une résistance à notre consentement qui nous autorise à de suprêmes exigences. Nous voulons qu’on s’avoue incapable ou qu’on nous sauve. Nous continuons nos sacrifices, nous étouffons nos indignations contre une multitude d’infamies autorisées ou tolérées, nous engageons le peuple à attendre, à subir, à espérer encore ; mais tout empire, et le ton du parti qui s’impose devient rogue et menaçant.

C’est le commencement d’une fin misérable dont nous paierons le dommage. La délégation dictatoriale va finir comme a fini celle de l’empire. La vraie république sauvera-t-elle son principe à travers ce cataclysme ? — Je le sauve dans ma conscience et dans mon âme ; mais je ne puis répondre que de moi.

Le roi Guillaume va sans doute écrire une belle lettre de jour de l’an à sa femme. Rien de mieux ; mais pourquoi les journaux allemands reproduisent-ils avec enthousiasme ce que le roi dit à la reine, ce que la reine dit au roi ? C’est pour l’édification de la chrétienté sans doute, les rois sont si pieux ! Ils remercient Dieu si humblement de tout le sang qu’ils font répandre, de toutes les villes qu’ils brûlent ou bombardent, de tous les pillages commis en leur nom ! Ils vont rétablir en Allemagne le culte des saints. J’imagine que saint Shylock et saint Mandrin seront destinés à fêter la campagne de France et le bombardement de Paris.

George Sand.
  1. Voyez la Revue du 1er mars.