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Journal de Gouverneur Morris, ministre plénipotentiaire des États-Unis en France de 1792 à 1794, pendant les années 1789, 1790, 1791 et 1792/Année 1791

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ANNÉE 1791

19 janvier. — Retour à Paris. Visite à Mme de Flahaut. Elle se plaint amèrement de la froideur et de la cruauté de l’évêque d’Autun. Il est élu membre du département de Paris et se démet de son évêché. Il la traite bien mal. Sa passion pour le jeu est devenue extrême, et elle m’en donne des exemples qui sont ridicules. Il arrive et je m’en vais. Je rends visite à Mme de Chastellux, et vais avec elle dîner chez la duchesse d’Orléans. Son Altesse Royale est ruinée, c’est-à-dire qu’elle est réduite de 450,000 francs à 200,000. Elle me dit qu’elle ne peut pas donner de bons dîners, mais que si je veux venir jeûner avec elle, elle sera heureuse de me voir.


21 janvier. — Ce soir, chez Mme de Staël, je rencontre la haute société. Je reste quelque temps à causer avec différentes personnes, mais tout cela est sans importance. Ce matin Ternant vient déjeuner avec moi. Il a été nommé ministre plénipotentiaire aux États-Unis dimanche dernier. Nous nous entretenons de sa mission. Il désire me voir nommer ici. Je lui dis que j’ai compris, par de Moustier, qu’on avait demandé Carmichael. Il répond que, s’il n’est pas trop tard, il fera changer cela. Il me tiendra au courant de ce qu’il saura.

Je vais au Louvre. M. de Flahaut a voulu me voir. Il me parle d’envoyer de la quincaillerie en Amérique, un de ses amis étant à la tête d’une usine considérable. Je lui dis que son ami peut venir me voir un matin et que je lui en parlerai. Je rais chez Mme du Bourg. On joue un jeu d’enfer, auquel naturellement je ne participe pas, et je me retire de bonne heure.


22 janvier. — Mme de Flahaut me dit aujourd’hui qu’elle a eu une lueur d’espérance pour son avenir ; j’essayerai de la faire aboutir. Je vais voir Mme de Ségur, et lui fais présent de quelques pommes, etc. M. de Ségur est avec sa femme, et, la conversation s’engageant dans ce sens, le plaisir que l’on ressent à parler de soi-même l’incite à nous raconter l’histoire de la guerre entre la Russie et la Porte. D’après lui, l’Angleterre a brouillé ces puissances. Après avoir repris cette histoire de fort loin et être arrive à la paix qui avait mis fin à la guerre précédente, il déclare que l’impératrice s’est déclarée suzeraine de la Géorgie ; que les Tartares Afghis, demeurant vers la mer Caspienne et en guerre constante avec les Géorgiens, reçurent l’aide du Pacha, leur voisin ; que les Tartares du Cuban firent de fréquents ravages sur le territoire russe, puis passèrent cette rivière à gué pour entrer sur le territoire turc ; que des plaintes ayant été faites à ce sujet, la médiation de la France fut demandée et acceptée ; que lui et M. de Choiseul-Gouffier s’employèrent efficacement à apaiser ce différend. Il fut décidé que le Pacha refuserait désormais son aide aux Tartares Afghis, et que ceux du Cuban ne seraient pas, comme jusqu’à présent, protégés après leurs irruptions ; que le prince Potemkin, ayant assemblé dans cette région une armée considérable pour être passée en revue par l’impératrice, et étant informé que les sujets de plainte continuaient malgré le traité, envoya immédiatement par l’ambassadeur russe, Bulgakow, un message menaçant aux Turcs ; celui-ci fut communiqué par le Reis Effendi à M. de Gouffier, qui très surpris, conseilla aux Turcs de prendre aussitôt les armes, et informa de Ségur de ce qui se passait ; celui-ci en parla en termes sévères au ministre russe qui rejeta la faute sur le prince Potemkin. Il fut décidé d’accepter des conditions raisonnables, et, quoique celles proposées par M. de Gouffier de la part des Turcs fussent assez insolentes, à sa grande surprise, elles furent agréées. Sur ces entrefaites, le courrier, porteur de cette nouvelle, fut arrêté par des brigands turcs et mis à mort ; apprenant cet accident, il en dépêcha aussitôt un autre, mais avant l’arrivée de ce messager, les Anglais s’étaient activement occupés à dissuader les Turcs de tout accommodement. Leur ambassadeur dit au Reis Effendi qu’il aurait l’aide puissante de la Prusse et de la Pologne ; que si l’Autriche se joignait à la Russie, une forte diversion serait faite par la révolte en Flandre, qui se préparait ; qu’il ne fallait pas se fier à la France, dont le système favori était d’aider la Russie, avec laquelle elle s’était dernièrement liée intimement, et qui naturellement ne pouvait pas être cordialement attachée à la Porte. D’après Ségur, le motif de l’Angleterre pour agir ainsi était son irritation du traité conclu par la Russie avec la France, par lequel, entre autres choses, les principes de la neutralité armée sont reconnus, et aussi l’insistance de la Russie à obtenir une semblable reconnaissance de l’Angleterre, dans le traité dont l’on projetait le renouvellement. L’Angleterre espérait ainsi amener une rupture entre la France et son ancienne alliée la Russie, ou sa nouvelle alliée, la Turquie. Par suite des intrigues britanniques, la Porte refusa de souscrire aux conditions qu’elle avait elle-même proposées, mais en envoya d’autres d’un style impérieux et dictatorial ; il en avait été offensé, mais, à sa grande surprise, l’impératrice les accepta encore ; puis, lorsque ses dépêches furent écrites en langage chiffré, juste au moment où son courrier allait partir, l’on apprit que les Turcs avaient commencé les hostilités effectives. Il ajoute qu’il avait depuis longtemps informé son gouvernement que Van Hertzberg avait formé de vastes projets menaçant toute l’Europe, mais que l’on n’avait prêté aucune attention à ses informations, et qu’on le représentait, au contraire, comme un brandon, désirant une conflagration générale ; il avait depuis longtemps proposé la triple alliance de l’Autriche avec la Russie et la France, qui fut alors repoussée et ne s’est jamais effectuée, parce que, finalement, la Révolution française empêcha une ratification de la part de la France. Feu l’empereur Joseph lui aurait dit, peu de temps avant de mourir, que l’impératrice de Russie lui avait permis de faire une paix séparée, et l’aurait prié d’assurer le roi de France que pour y parvenir, il consentirait à abandonner même Belgrade. Nous passons ensuite à la paix de Reichenbach, et je lui raconte comment Van Hertzberg fut pris dans ses propres filets.

Nous apprenons aujourd’hui des nouvelles qui, si elles sont vraies, auront une certaine influence sur les affaires de ce pays. On dit que la milice catholique de Strasbourg a démissionné en masse, et qu’il est arrivé une pétition portant quatre mille signatures et à laquelle un bien plus grand nombre de personnes ont donné leur adhésion, pour demander l’abrogation de toutes les mesures prises à l’égard du clergé et de la noblesse ; on aurait nommé trois commissaires conciliateurs pour se rendre sur les lieux. Je rends visite à Mme de Chastellux ; elle me dit tenir d’une personne qui revient de la Flandre française qu’il y règne une crainte générale d’une visite des troupes impériales. Je ne crois pas à cette visite.

Je la quitte et vais au Louvre. Je trouve Mme de Flahaut en conversation avec un député colonial, désireux de faire nommer quelqu’un au ministère des colonies ; il demande aussi qu’à la délimitation des frontières avec l’Espagne, une bande de terrain soit cédée à Saint-Domingue ; en échange on donnerait une plantation dont elle aura la moitié. Je soupe ici. Elle est très triste, et j’essaye inutilement de chasser cette tristesse. Mais son avenir est bien sombre.


23 janvier. — La Caze me répète encore aujourd’hui que Jefferson a fait à mon sujet à Robert Morris une promesse impossible. Il me dit avoir appris du colonel Smith que la seule objection à me faire entrer dans le corps diplomatique était dans mes autres occupations. À trois heures et demie, je me rends chez Mme de Flahaut. L’évêque d’Autun est avec elle. Je prends note de la personne que les coloniaux désirent avoir comme ministre, puis vais dîner avec M. de Montmorin. Je rencontre Ternant, Montesquiou arrive après le dîner et dit qu’il désire me voir. Je pars avec Ternant. En voiture, il me dit qu’en entrant dans la cour de Montmorin et en voyant ma voiture, il a eu l’occasion de faire remarquer que ma nomination de ministre des États-Unis serait une bonne chose ; à quoi Montmorin répondit qu’elle lui plairait beaucoup. Ternant lui dit alors qu’il serait facile de l’obtenir, puisqu’il n’y aurait qu’à en exprimer le désir à M. Jefferson. Montmorin répliqua qu’une autre personne désirait ce poste, à savoir Carmichael. Il demanda si c’était lui ou ses amis qui le désiraient, mais, avant d’obtenir une réponse précise, ils entrèrent au salon. — Je vais ensuite prendre le thé avec Mme de Chastellux et souper avec la princesse. Belle journée, mais pluie fine le soir. Montmorin m’a dit que les nouvelles de Strasbourg ne reposaient sur rien.


25 janvier. — Ternant vient ce matin. Il me dit que la nomination d’un ministre des colonies subira de longs retards. Il voudrait que je conférasse avec le Comité du commerce. Je promets de le faire, si on le désire. Il demande que je fasse part à Montmorin de la somme que je juge nécessaire à un ministre de France en Amérique ; je le ferai quand il me dira que la nomination est effective. À trois heures, je vais dîner chez Mme de Staël qui n’est pas encore rentrée. Pendant ce temps, je vais au Louvre où l’on est à dîner. Mme de Flahaut est malade et se couche. Je retourne dîner. L’abbé Sieyès est là ; il discourt avec beaucoup de suffisance sur le gouvernement, faisant fi de tout ce qui a été dit ou chanté à ce sujet avant lui. Mme de Staël dit que ses écrits et ses opinions ouvriront une ère nouvelle en politique, comme ceux de Newton en physique. Je vais de là chez Mme du Bourg. Elle me conseille de m’adonner plutôt aux plaisirs de la société qu’à aucun attachement sérieux. Il vient du monde, ce qui clôt cette conversation.


26 janvier. — Ce matin, je suis presque empêché de faire quoi que ce soit. D’abord, comme c’était convenu, M. de Flahaut me présente son ami, qui est à la tête de l’usine d’Amboise. Il désire écouler de la quincaillerie aux États-Unis. Ensuite le colonel Walker vient m’exposer l’état compliqué des affaires de la Compagnie de civilisation de Scioto. Il me demande un avis, mais je ne puis en donner, n’étant pas assez au courant des faits ; lui-même ignore quelques-uns des plus importants. Avant qu’il ne parte, arrive le colonel Swan, qui me dit que son plan pour la dette a échoué par la faute de Canteleu. Il me demande d’aller voir Montesquiou. Je lui dis que si Montesquiou désire me parler, il peut venir chez moi. Je dîne avec La Fayette qui est assez content de me voir. Ternant est là ; il pense qu’une décision sera prise dans quelques semaines ; je ne le pense pas. Après le diner, j’ai avec lui une conversation intéressante. Il me dit qu’il avait arrangé un plan pour rétablir l’ordre par l’emploi de la force ; de Bouillé et La Fayette devaient y coopérer, mais pendant son séjour en Allemagne, ce dernier se déroba. Il s’occupe encore en ce moment de ce même objet. Je vois qu’il désirerait faire partie du ministère d’ici et qu’il jouerait sa tête pour le pouvoir. Il faut quelqu’un de cette trempe, d’un rang assez élevé pour ne pas courir de risques inutiles, et d’un caractère à ne pas fuir ceux qui seraient nécessaires ou utiles. Comme l’évêque se trouvait au Louvre aujourd’hui, je lui demande quelle place il a, quel en est le revenu, s’il en pourra vivre, etc., en lui faisant observer qu’il a eu tort de l’accepter si elle ne lui assure pas une position indépendante. Il dit que c’était la seule porte qui lui restât ouverte.


27 janvier. — Je dîne aujourd’hui avec la duchesse d’Orléans et je vais de là au Louvre. Mme de Flahaut a sa sœur avec elle ; celle-ci est arrivée à Paris dans une grande détresse, et Mme de Flahaut lui a envoyé de l’argent, malgré sa propre misère. Je les quitte et vais chez Mme de Staël. Je rentre de bonne heure, après avoir absorbé beaucoup de thé léger.


29 janvier. — J’écris dans la matinée, et à midi j’emmène Mme de Chastellux. Nous allons ensemble à Choisy dîner avec Marmontel. Ses idées sont justes. Après le dîner il m’expose sa manière de contester la doctrine récemment inventée des Droits de l’homme, en demandant une définition du mot droit ; de cette définition, il tire une conclusion contre la soi-disant égalité des droits. Il admet pourtant que tous sont égaux devant la loi et soumis à la loi. À mon tour je nie cette assertion, et lui fais remarquer que là où existe une grande inégalité de rang et de fortune, celle égalité supposée de la loi détruirait toute proportion et toute justice. Si la peine est une amende, elle opprime le pauvre mais ne touche pas le riche. Si c’est un châtiment corporel, il avilit le prince mais ne blesse pas le mendiant. Il est profondément impressionné par cette observation. Je n’en tire qu’une conclusion : c’est qu’en morale toutes les règles générales sont sujettes à de nombreuses exceptions ; que, par suite, les conséquences logiques de ces règles sont forcément souvent erronées. J’aurais pu (comme je l’ai fait quelquefois) pousser ma remarque un peu plus loin, jusqu’à la compensation légale des dommages, où les variétés sont plus grandes, parce que l’offenseur et l’offensé peuvent appartenir à des rangs différents de la société. J’aurais pu aller plus loin encore, et marquer les diverses variétés de sentiments que les différentes nations civilisées ont introduits dans la vie sociale, car c’est un fait que le mal que nous éprouvons consiste surtout dans l’appréhension. Le législateur qui voudrait rogner les sentiments de l’humanité à la mesure métaphysique de sa propre raison montrerait donc peu de savoir tout en laissant peut-être voir beaucoup de génie. Nous retournons au Palais-Royal, où je descends Mme de Chastellux. Je vais au Louvre. Mme de Flahaut est seule et bien affligée. Elle se plaint de la froide indifférence des parents de son mari. Il est malade, très malade. Le baron de Montesquiou arrive et lui demande si sa dot est assurée. Elle ne l’est pas. M. d’Angivillers a payé les dettes de son frère ; mais paiera-t-il celle-ci comme dette privilégiée ?


1er février. — J’apprends aujourd’hui que M. de Rulhières est mort subitement, et comme il écrivait l’histoire de son temps et qu’il était hostile aux gouvernants actuels, leurs adversaires disent qu’il a été empoisonné.

Paul Jones vient me voir, et voudrait avoir mon avis sur un plan de guerre contre la Grande-Bretagne aux Indes, au cas où elle commencerait les hostilités contre la Russie. À trois heures et demie je vais dîner avec M. de La Rochefoucauld, puis je vais rendre visite à Mme de Ségur, avec qui je reste quelque temps. Elle rentre à l’instant de son service près de la princesse à Bellevue. Les deux tantes du roi, Mesdames Adélaïde et Victoire, sont sur le point de partir à Rome. Ternant est venu ce matin me demander d’aller chez La Fayette ce soir, et de là au Comité de commerce. Il me dit qu’il m’aurait fait écrire un mot par le Comité, mais La Fayette, qui veut avoir l’air de faire tout (l’ommis homo), a préféré m’emmener. Après le dîner, je me rends chez La Fayette. Je m’entretiens quelque temps avec Ternant et, quand La Fayette arrive, je lui dis que je ne peux me présenter que sur la demande du Comité, sans quoi ce que je dirais aurait moins de poids ; que je crois meilleur qu’il y aille ce soir avec Swan, puis, si le Comité exprime le désir de me voir, je me présenterai demain soir ; dans l’intervalle, il peut me faire savoir ce qu’il voudrait voir faire. Il approuve en paroles tout ce que je dis, mais je peux voir qu’il est vexé eu diable. Soit. Il vaut mieux le voir vexé que d’être porté dans sa poche.


3 février. — Ce matin Ternant vient me raconter ce qui s’est passé hier soir. Il dit que La Fayette a accepté la libre culture du tabac ; c’est entièrement une affaire de parti. Il ajoute qu’il a proposé au conseil de m’inviter, mais que M. Chaumont s’y est opposé, car j’étais intéressé. Le colonel Swan m’a dit ce matin, à propos de la question du tabac, qu’il existe dans l’Assemblée un groupe qui dispose de tout à sa volonté et qui tire profit de tout. Il me parle de cette corruption avec horreur. Je m’habille et vais dîner chez M. Maury. Il y a eu erreur, paraît-il, et au lieu d’y rencontrer Chaumont je trouve deux maîtresses entretenues. Sur ces entrefaites arrivent Chaumont et sa femme. La situation est assez ridicule et cette dernière rentre chez elle. Nous restons et le dîner se prolonge. J’apprends que M. de Flahaut va mieux. Sa maladie provient de la mauvaise gestion de ses affaires pécuniaires. C’est un malheureux et le mieux pour lui serait de mourir.


4 février. — Je dîne aujourd’hui avec M. de Montmorin. Nous avons une nombreuse société à dîner. Mme de Montmorin me montre un almanach d’Angleterre, envoyé par le duc de Dorset, dans lequel, entre autres choses, se trouve une table des poids et mesures. Elle dit que c’est une des nombreuses choses qui lui seront inutiles. Sur une page blanche, en face de cette table, j’écris :

« Un tableau de poids et de mesure est sûrement un trésor à une époque comme la nôtre ; car maintenant chacun conseille l’État, et tout naturellement il remplace par l’abondance des discours le poids qui peut manquer à ses arguments. »

La journée se termine par une soirée musicale chez Mme de Chastellux, et une heure passée chez Mme de Staël. Celle-ci me fait des avances. Nous verrons. Je vais au Louvre, où Mme de Nadaillac soupe pour me voir. C’est une aristocrate enragée et elle a entendu dire que je suis de sa secte. Elle se trompe. Elle est belle et a beaucoup d’esprit. Sa tante, Mme de Flahaut, me dit qu’elle est vertueuse, coquette et romantique. Nous verrons. Mme de Nadaillac m’assure qu’il y a à Paris beaucoup de jeunes femmes vertueuses et religieuses. Elle s’engage à me faire souper avec l’abbé Maury.


13 février. — L’Assemblée a aboli la ferme du tabac, en a permis la culture, et l’a frappé d’un lourd impôt. Je dîne avec M. de La Fayette et lui parle du droit énorme sur le tabac importé par les navires américains. Il me demande une note à ce sujet. Je lui dis qu’il ne me plaît pas de m’occuper de ce qui est en dehors de mes affaires. Il répond que Mirabeau lui a promis d’en parler, et il s’attend à ce que le tabac et l’huile soient repris par le Comité diplomatique. Je lui demande si le roi ne ferait pas bien de suspendre ce décret et lui donne mes raisons. Il répond qu’il préférerait que les Américains eussent des obligations à la nation plutôt qu’au prince. Je lui dis avoir appris de personnes bien informées que, s’il avait parlé, la décision eût été tout autre. Il réplique qu’au contraire cette décision a été prise malgré lui, et que les aristocrates en particulier s’y sont opposés pour cette seule raison. Mme de Ségur, que je rencontre, me confirme que les aristocrates ont perdu la cause du tabac. Je pense qu’une autre raison de leur vote est leur haine de l’Amérique, qui a été la cause de la Révolution. M. de Montmorin m’assure qu’il fait tout en son pouvoir au sujet des décrets sur le tabac, et je lui demande si je dois lui écrire une lettre à ce sujet. Il le désire vivement, et insiste beaucoup pour que je le fasse demain, car il doit se rendre au Comité diplomatique.


20 février. — Je dîne avec Montmorin. Il me dit qu’il est content de mes réflexions sur les décrets, mais il ne s’attend à obtenir aucun résultat pour le tabac, vu la violence et l’ignorance de l’Assemblée. Je fais part de mon plan à M. Duport qui se trouve là, mais il n’y prête que peu d’attention pour les raisons que M. de Montmorin a données. Ce dernier me raconte qu’un certain M. Pinchon, dont on avait annoncé le suicide en juillet 1789, avait été assassiné ; c’était peu après avoir déposé son portefeuille chez le duc d’Orléans, ce qu’on lui avait persuadé de faire à cause des troubles ; on lui avait proposé d’abord le duc de Penthièvre comme dépositaire, mais vu la difficulté de le rencontrer, on avait choisi son gendre ; le malheureux avait été ramené chez lui en déclarant qu’il était assassiné. Il vécut assez pour signer plusieurs papiers. On trouva dans sa maison deux millions, et sa succession est une banqueroute de cinquante millions. M. Duport dit que, d’après un état de la fortune du duc d’Orléans publié par son chancelier, il semblerait qu’il redoit encore cinquante millions. Le temps démêlera tout cela, et fera voir si les soupçons sont fondés.


22 février. — Je dîne aujourd’hui chez Mme de Foucault, et j’y rencontre, comme c’est convenu, l’abbé Rouchon. Notre hôtesse est pleine de prévenances. J’emmène l’abbé ; il me raconte que dans la mémorable affaire de Versailles, comme l’on savait que le roi devait chasser ce jour-là dans la forêt de Meudon, une partie de la populace, au nombre d’environ un mille, s’y rendit ; parmi eux se trouvaient des assassins dont le but était de le tuer, et une récompense de mille guinées était promise au misérable qui accomplirait l’acte. Il ajoute que le comte de Saint-Priest, en étant informé, prévint d’urgence Sa Majesté de revenir immédiatement à Versailles pour affaires importantes ; ce message a excité contre lui l’animosité du parti violent à un degré dont ou a pu juger par la suite. L’abbé croit tout ceci, mais je dois avouer qu’il n’en est pas de même de moi. Je pense qu’il y a assez de petites infamies dans ce parti, mais je doute qu’il s’y trouve de hardis criminels.


23 février. — Le marquis de Favernay me raconte que le Languedoc est dans une bien mauvaise situation. Une sorte de guerre civile s’y est allumée entre catholiques et protestants. Il dit que ces derniers, qui sont riches, ont corrompu les troupes nationales, et tourné leurs épées contre les catholiques, sous prétexte de soutenir la nouvelle Constitution. Je suppose que les autres racontent l’affaire différemment, mais il paraît assez évident qu’à Nîmes et à Uzès on en est venu aux mains. Je vais au Louvre à neuf heures pour emmener Mme de Flahaut souper avec Mme de Nadaillac. Selon son habitude, elle n’est pas prête et nous n’arrivons qu’à dix heures. Notre hôtesse est charmante. Elle prétend que je serai aristocrate, bon gré mal gré. Elle m’assure de sa religion et de sa moralité, etc., mais c’est une coquette, enthousiaste et romantique.


24 février. — À midi, je me promène jusqu’à la fatigue ; puis je vais au Louvre où je vois Mme de Flahaut. Elle est alitée ; je joue au whist avec elle, l’enjeu étant de six pence. L’évêque d’Autun a une peur horrible de la mort. En rentrant chez elle, hier soir, elle a trouvé dans une enveloppe blanche un testament de son évêque, la faisant son héritière. D’après certaines choses qu’il avait laissé échapper en parlant, elle avait conclu qu’il avait résolu de se suicider ; elle avait passé une nuit fort agitée et toute en larmes. M. de Sainte-Foy, qu’elle réveilla à quatre heures du matin, ne put rencontrer l’évêque, car il avait dormi près de l’église où il devait aujourd’hui sacrer deux évêques nouvellement élus. Enfin il semble que, par suite de menaces répétées, il craignait que le clergé ne le fît assassiner aujourd’hui, et il avait ordonné de ne pas faire parvenir la lettre avant le soir, ayant l’intention de la reprendre s’il passait la journée. Son trouble le lui aura fait oublier.


27 février. — J’apprends que Paris est soulevé ; j’en avais, il est vrai, observé certains symptômes ce matin. Je vais au Louvre où je rencontre l’évêque. Je reviens chez moi et trouve la place du Carrousel pleine de soldats. Je vois Mme de Chastellux qui me dit que la princesse est très alarmée de ce qui se passe à Paris. Il y a beaucoup d’attroupements, mais, comme il ne semble pas y avoir de raison suffisante pour une émeute, tout se calmera.


28 février. — Je me rends aux Tuileries ; on ne permet pas de passer par les jardins ; j’essaie alors le quai, mais la boue est impossible à traverser. Je rentre chez moi m’habiller, puis je vais dîner chez Mme de Foucault. Après le dîner, visite à Mme de Nadaillac. Elle et son mari sont en tête-à-tête. Nous parlons de religion et de morale. Le mari observe, avec une grande véhémence, que l’homme qui, sous prétexte de religion, entraîne une femme à violer les lois de la morale est pire qu’un athée. La femme essaie d’adoucir un peu cette déclaration. Or, comme il est d’un caractère et d’un tempérament froids, et qu’elle est très enthousiaste, il me semble qu’il y a là une secrète allusion à l’abbé Maury, que madame tient en grande estime. C’est un mauvais sujet, tandis qu’elle est très religieuse et respectueuse, etc. Je la laisse d’assez bonne humeur, et M. de Nadaillac également est content. Je rentre chez moi, et, comme c’est convenu, M. Swan et M. Brémond d’Ars viennent me voir. L’affaire du tabac est arrangée avec le contrôleur, de façon que nous ayons une préférence marquée. Le gouvernement doit fournir un million et demi, et les intéressés de ce côté de l’Océan parfaire les quatre millions, les profits devant être partagés par moitié.


2 mars. — Je dîne aujourd’hui avec La Fayette. Je lui donne certains renseignements sur les affaires américaines, et, comme il désire entreprendre tout à la fois, je lui dis qu’il ferait mieux dans ce cas d’obtenir une résolution ou un décret permettant au ministère d’agir, car autrement il aura tant d’intérêts hostiles à son plan que celui-ci est certain d’échouer. Je pense qu’il ne suivra pas cet avis, parce qu’il veut avoir l’air d’un Atlas soutenant les deux mondes. Je lui demande de me raconter ce qui s’est passé l’autre jour au Château. Il reconnaît que la garde nationale était ivre, et que lui-même était tellement en colère qu’il s’est conduit grossièrement envers les personnes présentes ; mais il ajoute que M. de Villequier était très fautif, car, bien qu’ayant donné sa parole d’honneur de ne permettre à personne d’entrer dans la chambre du roi, sauf à ses domestiques ordinaires, il y avait laissé entrer une foule composée en partie de gens des plus basses classes. Après avoir écouté son histoire, je lui dis (ce qui est vrai) que j’en suis fâché ; mais, puisque la chose est faite, il faut prendre le taureau par les cornes, et priver M. de Villequier de son emploi, en donnant publiquement comme motif qu’il a permis à telles personnes (que l’on nommera) d’entrer dans la chambre du roi en telle et telle occasion, contrairement à la promesse qu’il avait faite sur sa parole d’honneur. Il trouve mon conseil très bon, mais on ne peut encore s’en séparer.


3 mars. — Aujourd’hui, promenade aux Champs-Élysées avec Mme de Flahaut et Mlle Duplessis. Je propose à M. de Favernay, que je rencontre, d’aller chez le restaurateur, mais Mme de Flahaut propose d’apporter notre dîner chez elle. Nous allons à l’Hôtel des Américains et, après avoir fait nos provisions, nous retournons les manger chez elle. Après le dîner, je rentre chez moi et je lis un peu, puis je m’habille. Arrivent M. Brémond d’Ars et M. Bergasse. Nous causons longuement des affaires publiques qui sont le but de leur visite. Ils me disent que la reine intrigue maintenant avec Mirabeau, le comte de La Marck et le comte de Mercy-Argenteau, qui jouissent de sa confiance. Ils désirent revenir chez moi, et me disent que Mirabeau, dont l’ambition fait de lui l’ennemi mortel de La Fayette, doit réussir à le ruiner, au moyen de ses compères dans les départements. J’incline à croire pourtant que La Fayette offrira une résistance sérieuse, car il est aussi rusé que possible. Mirabeau est le mieux doué des deux, mais son adversaire a une meilleure réputation. Quand ces deux messieurs me quittent, je vais chez Mme de Nadaillac. Nous y rencontrons l’abbé Maury, qui a l’air d’une parfaite canaille ecclésiastique ; les autres sont de fougueux aristocrates. Ils ont le mot « valets » écrit en gros caractères sur le front. Maury est fait pour gouverner cette sorte d’hommes, et eux pour lui obéir, à lui ou à n’importe qui. Pourtant, Maury semble avoir trop de vanité pour un grand homme. Mme de Nadaillac est pleine d’attentions et affirme que je dois être un aristocrate outré. Je lui dis que je suis trop vieux pour changer mes opinions sur le gouvernement, mais pour elle je serai tout ce qu’elle voudra.


5 mars. — Aujourd’hui, le comte de Ségur vient me voir. Je lui demande quel est le caractère du comte de La Marck et du comte de Mercy. Il répond que le premier est un militaire qui s’entend à son métier, et que, dans les affaires du Brabant, son plan était de créer un parti populaire qui, en cas d’indépendance, serait considéré comme le parti français ; ou tout au moins de semer des dissensions pour faciliter le rétablissement de l’autorité impériale. Le comte de Mercy serait un des hommes d’État les plus capables de l’Europe. Je rends visite à Mme Dumolley, qui désire beaucoup mes visites, parce qu’elle trouve que je fréquente des gens qu’elle ne peut fréquenter. Je la quitte et vais au Palais-Royal souper avec la duchesse. Mme de Saint-Priest qui est là désire avoir mon avis sur ce qui s’est passé dernièrement au Louvre. J’évite adroitement de répondre, et Mme de Chastellux me le dit. Elle en est un peu froissée, parce que, dit-elle, on citera contre elle mes paroles que l’on prendra dans un sens absolument différent du vrai. Je lui parle du comte de La Marck, et découvre qu’elle est en rapports avec lui. Il est lié intimement avec Mirabeau ; l’ambition le dévore et sa moralité est déplorable. Nous voilà donc au fait. M. d’Agout arrive. Il revient de Suisse, et m’apporte les compliments de Mme de Tessé, qui s’est, à ce qu’elle dit, convertie à mes principes de gouvernement. Il y aura encore beaucoup de ces convertis.


7 mars. — Ce matin, j’écris, car je ne suis pas encore très bien. Le soir, Mme de Flahaut vient à ma porte et fait prendre des nouvelles de ma santé. Elle ne veut pas monter, bien que son mari et son neveu soient avec elle. Je vais chez Mme de Chastellux où nous prenons le thé ; la duchesse forme avec nous un trio. Je rends visite à Mme de Nadaillac qui a été malade. Nous parlons de sa maladie, puis de religion ; elle désire savoir si je suis vertueux comme un Américain ; elle en doute, car elle prend plaisir à dire que je suis vertueux comme un Français. Je la laisse quelque peu dans l’incertitude, mais elle semble un peu fâchée de l’arrivée de son mari ; ce qui est bon signe. Ma visite n’est ni longue ni courte, et je remarque qu’ils sont contents tous les deux.


12 mars. — Je vais au Louvre pour faire faire à Mme de Flahaut une promenade en voiture ; mais le baron de Montesquiou est là, qui veut arriver au pouvoir ; puis c’est le tour de la toilette et de Mlle Duplessis ; c’est pourquoi je vais rendre visite à Mme de Chastellux. Swan vient me dire, ce que je lui avais donné à entendre, que les propositions et les résolutions de Rœderer ont coupé l’herbe sous les pieds de la régie. Ternant vient et je lui parle un peu de tout cela. Je dîne avec le comte de Montmorin, et comme Montesquiou arrive après le dîner, je le mets au courant. Il me demande de rédiger un mémoire. Je vais, après le dîner, à l’Académie de médecine où Vicq d’Azir prononce l’éloge du docteur Franklin.


17 mars. — Je vais dîner ce soir chez Mme d’Angivillers. Mme de Condorcet se trouve présente. Elle est belle, et elle a l’air spirituel. Après le souper, je m’entretiens avec Condorcet des principes des économistes. Je lui dis, et c’est la vérité, que j’avais autrefois adopté ces principes dans les livres, mais que j’en ai changé depuis que je connais mieux l’humanité et que ma réflexion est plus mûre. En terminant notre discussion, je lui dis que si l’impôt direct est lourd, il ne sera pas payé. Mme de Flahaut s’est trouvée indisposée pendant qu’elle était en voiture avec moi et Mlle Duplessis. Nous retournâmes au Louvre, et, après l’avoir couchée, nous engageâmes une partie de whist à côté de son lit. Vicq d’Azir arrive, et nous parlons de la conduite que devrait suivre la cour. Je lui donne quelques éclaircissements sur le passé en vue d’élucider l’avenir ; mes informations et la force de mes raisons le surprennent également. Je le vois à ses manières.


20 mars. — Passé la soirée au Louvre. Plusieurs personnes entrent et sortent. Finalement nous allons par bandes voir les illuminations en l’honneur de la guérison du roi. La nuit est terrible ; le vent est très violent, et vient de l’ouest, chargé de pluie. Les illuminations ont été les plus simples, les plus mesquines que l’on puisse imaginer. M. de Sainte-Foy vient entre dix et onze heures nous dire que le Pape a placé le royaume en interdit. Cela produira une effervescence, dès qu’on le saura. La duchesse d’Orléans, avec qui je dîne aujourd’hui, a la bonté de me reprocher mes absences. Après le dîner, visite à Mme de Nadaillac. Son accueil est celui d’une coquette plutôt que d’une dévote.


25 mars. — Impossible de travailler chez moi aujourd’hui, mes domestiques voulant nettoyer mes chambres pour une réception. Je vais donc chez Mme de Flahaut. Les domestiques n’étant pas là, je m’annonce moi-même. Elle est en tête-à-tête avec M. de Ricey. Elle s’écrie tout à coup d’un ton alarmé : « Qui est-ce là ? » Quand je me suis nommé : « Je vais vous renvoyer tout de suite. » Je me retourne et je les quitte. J’ai chez moi à dîner Mmes de La Fayette, de Ségur, de Beaumont et Fézensac. Parmi les hommes se trouve l’abbé Delille. Je dis à Short, l’un des invités, qu’il n’a que peu de chances d’être nommé ministre en France ; Jefferson désire le voir retourner en Amérique, et la nomination est entièrement aux mains de Washington ; on doit la faire pendant cette session. Je lui montre le mémoire et les notes que j’ai rédigés à propos du tabac. Parlant des faits et gestes de l’Assemblée sur cette question, il dit que le duc de La Rochefoucauld est mené par Rœderer et Condorcet, qui sont tous les deux des coquins. Je lui rappelle que depuis longtemps j’avais jugé ce dernier d’après ses manières.


26 mars. — Visite à Mme de Chastellux. La duchesse, à qui j’explique mes raisons pour ne pas l’avoir invitée à déjeuner, se montre fort disposée à venir un jour ou l’autre. Mme de Montmorin me montre aujourd’hui la lettre du général Washington à l’Assemblée, reproduite dans un des journaux. Elle n’est pas telle que les révolutionnaires violents l’auraient désirée, et contient sur La Fayette un sous-entendu que ses ennemis ne manqueront pas de relever. De là chez Mme de Ségur qui insiste pour que je reste à dîner ; je refuse. Je dîne, selon ma promesse, avec la duchesse d’Orléans, pour voir sa fille. C’est une jolie petite princesse à l’air très fin. Je vais ensuite chez Mme de Foucauld. La conversation roule immédiatement sur l’amour. Au cours de cet entretien, je fais observer que j’ai remarqué « deux espèces d’hommes. Les uns sont faits pour être pères de famille, et les autres pour faire des enfants ». Elle est ravie de cette remarque. Chaumont me lit en partie la lettre que lui a écrite Laforêt ; elle décrit en termes enthousiastes la situation de l’Amérique, et conseille l’achat de terre et de bétail.


28 mars. — Il y a déjeuner chez Mme de Chastellux. L’ambassadeur d’Angleterre est là avec l’ambassadrice. À en juger par ses manières, j’ai fait un peu de progrès dans l’estime de cette dame. Nous verrons. Ce matin, une chute dans la rue a causé un certain dommage à ma jambe de bois. Je vais souper avec Mme de Nadaillac. Je dis à l’abbé Maury que je m’attends à le voir obtenir le chapeau que le cardinal de Loménie a renvoyé. Je lui dis aussi que le Saint-Père a eu tort de ne pas mettre le royaume en interdit. Il répond que l’opinion n’est plus favorable au Saint-Siège, et que, sans une armée chargée de maintenir l’interdit, on en rira ; l’exemple de l’Angleterre rend Rome circonspecte. Je réponds que le cas n’est pas absolument le même, et que, de plus, l’Assemblée n’ayant rien laissé au Pape, il peut jouer en toute sécurité, puisqu’il ne peut rien perdre de plus. En tout cas, il ferait mieux de ne rien faire, que d’agir seulement à moitié, car les hommes peuvent graduellement être habitués à tout. Il reconnaît que c’est vrai et ajoute qu’il aurait préféré voir pousser les choses à l’extrême. Je lui dis que, du moment où les biens d’Église étaient saisis, j’avais considéré la religion catholique comme finie, puisque personne ne voudrait être prêtre pour rien. Il abonde en mon sens.

Ce soir, au théâtre de la Nation, terrible représentation de vengeance et de crime monastiques. Je vois Mme de Chastellux qui me dit que l’ambassadrice d’Angleterre est très contente de moi. Elle m’informe aussi que la pauvre princesse est très mal à son aise.


1er avril. — Je dîne avec la duchesse d’Orléans. Après le dîner, je vais à l’Opéra, d’où je pars de bonne heure pour conduire Mme de Flahaut chez Mme de Laborde. En route, nous allons prendre des nouvelles de Mirabeau. Des gardes nous arrêtent, de peur que le bruit de la voiture ne trouble son repos. Je suis choqué de ces honneurs rendus à un pareil vaurien. Je me querelle à ce sujet avec Mme de Flahaut. Je reste chez Mme de Laborde jusqu’à onze heures, puis je vais chez Mme de Staël. L’ambassadrice d’Angleterre, qui est présente, me reçoit très bien.


2 avril. — Mme de La Fayette me dit aujourd’hui que je suis amoureux de Mme de Beaumont. J’avoue, bien qu’il n’en soit rien. Elle dit que sa société doit être fade, après celle de gens si agréables. Que veut dire cela ? Je dîne chez M. de Montmorin et, après le dîner, je vais au Louvre. Mirabeau est mort aujourd’hui. Je dis à l’évêque d’Autun qu’il devrait remplir le vide laissé par Mirabeau, et, à cet effet, prononcer son oraison funèbre ; il y ferait un résumé de sa vie en s’appesantissant sur les dernières semaines, où il s’efforça de rétablir l’ordre, puis appuyerait sur la nécessité de l’ordre et ferait intervenir adroitement le roi. Il répond qu’aujourd’hui toutes ses pensées ont roulé là-dessus. Je lui dis qu’il n’y a pas un moment à perdre, car de semblables occasions se présentent rarement. J’ai parlé aujourd’hui au comte de Montmorin d’un successeur à Mirabeau, mais il objecte qu’il ne voit pas facilement qui on pourrait mettre à sa place. Il avoue que Mirabeau était décidé à ruiner La Fayette, et prétend qu’il l’en avait empêché quelque temps. Il ajoute que La Fayette est un roseau bon à rien. Il croit que tout ce qui reste à faire maintenant est de convoquer la prochaine Assemblée le plus tôt possible, d’en exclure les membres de l’Assemblée actuelle, et de la réunir loin de Paris. Les théâtres font relâche aujourd’hui. La journée est belle.


3 avril. — Journée extraordinairement belle. Je vais à Marly. Mme du Bourg m’accueille avec la joie de quelqu’un qui désire quelque chose de la ville pour changer la monotonie de la campagne. Après le dîner, nous nous promenons longtemps dans le jardin, et nous voyons de nombreuses scènes d’amour rustique. Les bergers et les bergères semblent s’inquiéter médiocrement de la présence d’étrangers, et continuent leurs gambades aussi librement que leurs troupeaux. Ceci nous fournit un sujet de conversation. Je retourne en ville et passe la soirée avec la duchesse d’Orléans. Mme de l’Étang est présente. Elle est, comme beaucoup d’autres, violemment aristocratique, et cela nous amuse. Elle est belle.


4 avril. — Je suis aujourd’hui les boulevards aussi loin que le permet le convoi de Mirabeau ; puis je retourne au Marais, où je rends visite à M. et à Mme de La Luzerne. Ils me reçoivent d’autant mieux que mes attentions ne peuvent pas prêter au soupçon, maintenant qu’il n’est plus ministre. Je rends visite à Mme de Nadaillac, chez laquelle j’ai une altercation un peu vive avec son mari, qui, entre autres idées ridicules dues à la folie aristocratique, exprime le désir de voir la France démembrée. — Visite de quelques minutes à Mme de Chastellux. Elle doit m’informer demain si l’expédition à Sceaux aura lieu le jour suivant. Je ne puis attendre Son Altesse Royale, mais je fais une courte visite au Louvre. La journée a été excessivement belle. L’enterrement de Mirabeau (suivi, dit-on, par plus de cent mille personnes, dans un silence solennel) a été un spectacle imposant. C’est un grand tribut payé à des talents supérieurs, mais nullement un encouragement à la vertu. Des vices, aussi dégradants que détestables, ont marqué cette créature extraordinaire. Complètement prostitué, il a tout sacrifié au caprice du moment : Cupidus alieni, prodigus sui ; vénal, impudent, et pourtant très vertueux quand un motif sérieux le poussait, mais jamais vraiment vertueux, parce qu’il ne fut jamais sérieusement sous le contrôle de la raison, ni sous la ferme autorité d’un principe. Dans le court laps de deux années, j’ai vu cet homme sifflé, comblé d’honneurs, haï et pleuré. L’enthousiasme vient de faire de lui un géant ; le temps et la réflexion le diminueront. Les oisifs affairés du moment devront trouver quelque autre objet à exécrer ou à exalter. Tel est l’homme et surtout le Français.


8 avril. — Dîné aujourd’hui avec M. de Montmorin. Après le dîner, je le prends à part et lui exprime mon opinion qu’une dissolution hâtive de l’Assemblée actuelle serait dangereuse. Les nouveaux élus seraient choisis par les Jacobins, tandis qu’en laissant s’écouler quelques mois, les Jacobins et les municipalités seront en guerre, ces dernières refusant de subir le joug des premiers. Il dit qu’il redoute que les municipalités ne soient entièrement dans les mains des Jacobins. C’est une crainte chimérique, d’après moi. Il pense que plusieurs des membres actuels devraient être rééligibles. Ce n’est pas mon avis, car il connaît les caractères et les talents du lot actuel, et pourrait acheter ceux dont la réélection devrait lui être profitable. Il répond qu’ils ne valent pas la peine d’être achetés ; en effet, la plupart accepteraient l’argent, puis agiraient à leur guise ; mais si Mirabeau avait vécu, il aurait accédé au moindre de ses désirs. Il ajoute qu’il faut maintenant travailler les provinces pour obtenir des élections favorables. Je lui demande comment il reconnaîtra les inclinations et les capacités des membres élus. Il avoue que ce sera difficile. Parlant de la cour, il me dit que le roi n’est absolument bon à rien ; et que maintenant, quand il doit travailler avec le roi, il demande toujours que la reine soit présente. Je lui demande s’il est bien avec la reine. Il répond que oui, et que cela remonte à plusieurs mois. J’en suis véritablement content, et je le lui dis.

Je passe une heure avec la duchesse d’Orléans. Elle me fait le récit de quelques nouvelles horreurs à mettre au compte de la Révolution. Elle a été ce matin visiter un évêque malade. Je rentre chez moi et lis la réponse de Paine au livre de Burke ; il y a de bonnes choses dans la réponse comme dans le livre lui-même. Paine vient me voir. Il dit qu’il a rencontré une grande difficulté à décider un libraire à la publication de son ouvrage ; cet ouvrage est extrêmement populaire en Angleterre, et, par suite, l’écrivain l’est aussi, ce qu’il considère comme une des nombreuses et étranges révolutions de notre temps. Il se met à parler d’autrefois, et, comme il me place au nombre de ses anciens ennemis, j’avoue franchement avoir réclamé son renvoi de sa place de secrétaire du Comité des Affaires étrangères.

Mme de Chastellux me dit que la duchesse d’Orléans part demain, sous prétexte d’aller voir son père indisposé, mais en réalité pour effectuer sa séparation d’avec son mari, dont la conduite est devenue trop brutale pour pouvoir être supportée. Pauvre femme ! Elle a l’air malheureux. — Visite à Mme de Nadaillac ; au cours d’une conversation décousue, je gagne sur elle plus de terrain qu’elle ne s’en aperçoit. Elle parle de religion, de devoir, et de vœux conjugaux, sans aucune raison ; mais je la surprends en avouant que ces vœux doivent être sacrés. Je lui dis qu’il est heureux pour elle qu’elle aime son mari, car autrement elle ne pourrait manquer d’éprouver une autre passion, qui, à la fin, deviendrait trop forte.


9 avril. — Ce matin, M. Brémond vient chez moi. Au cours de la conversation, je lui parle des réclamations faites à la France par les princes allemands, pour des fournitures livrées depuis longtemps. Il me parle avec franchise, et me dit qu’il s’est déjà entendu avec eux. Il ne lui manque qu’environ 1,200,000 francs pour terminer l’affaire, qui rapportera au moins 12 millions. Au cours de la conversation, il me demande si je veux en parler à M. de Montmorin. J’y réfléchirai ; il viendra demain m’apporter les éléments de mon entrevue avec le ministre. M. Short s’entretient longuement avec moi des finances américaines, et j’essaie de lui démontrer que la proposition faite au nom de Schurtzer, Jeanneret et Cie est avantageuse pour les États-Unis, à condition de diminuer la commission. Je le crois sincèrement. Je lui dis aussi que d’après ce que les parties m’ont dit et m’ont montré, je suis convaincu qu’ils jouissent d’un grand pouvoir à la cour et dans l’Assemblée, et qu’une opération de ce genre serait d’autant plus utile que les États-Unis pourraient employer ce crédit pour leurs opérations intérieures. La conversation est longue, et ses opinions sont ébranlées. Je lui dis certaines choses pour le rendre un peu circonspect au sujet de M. Swan, qui a l’habitude, paraît-il, de se servir de nos deux noms pour ses intérêts particuliers.

J’emmène Mlle Duplessis chez Mme de Flahaut, où nous dînons près de son lit, puis je rends visite à Mme de Nadaillac. Son ami, l’abbé Maury, est avec elle, et je les laisse ensemble. Elle désire me revoir ; je promets de revenir. Elle va au Gros-Caillou, pour assister à l’inoculation de ses enfants. Mme de Flahaut me demande aujourd’hui qui je lui conseillerais d’épouser, au cas où elle serait veuve. Je réponds que j’ai appris qu’il était question d’autoriser le mariage du clergé. Elle dit qu’elle n’épousera jamais l’évêque, parce qu’elle ne peut aller à l’autel avec lui sans mentionner d’abord sa liaison avec un autre. Visite à Mme Dumolley, qui veut savoir pourquoi la duchesse d’Orléans est partie pour la ville d’Eu. Je feins l’ignorance.


13 avril. — À dix heures, je vais chez M. de Montmorin. Je discute longuement avec lui sa situation et celle du royaume. Je lui propose l’affaire des rations, et lui offre l’intérêt convenu. Il refuse d’être intéressé, et, après une longue conversation, accepte de pousser l’affaire à cause du roi, pourvu que tout reste secret. Il dit qu’il peut compter sur moi, et qu’il croit que Sa Majesté aura également confiance. Je dois lui donner aujourd’hui une note à soumettre au roi. Je vais chez Jeanneret et j’informe Brémond du refus de Montmorin, lui laissant entendre en même temps que la chose se fera. Je prépare la note pour Sa Majesté. Je vais dîner avec M. de Montmorin, et, à la fin du dîner, je lui donne la note. Il me dit qu’il devra en référer au comte de La Marck. Leur liaison politique est telle qu’il ne peut éviter cette communication. Il me donnera une réponse définitive lundi matin.

Je vais chez Mme de Staël. Je m’y entretiens avec la duchesse de La Rochefoucauld. Mme de Staël lit sa tragédie de « Montmorency ». Elle écrit beaucoup mieux qu’elle ne lit. Son caractère du cardinal de Richelieu est fait de main de maître. L’assistance est peu nombreuse, et l’on blâme beaucoup l’Assemblée nationale, dont les actes, il faut bien l’avouer, sont empreints d’une grande faiblesse, N’importe. Je vais au Louvre, où je trouve M. de Curt faisant des vers et courtisant Mme de Flahaut.


15 avril. — Visite à Mme de Nadaillac, dont les enfants commencent à souffrir de la petite vérole. Nous parlons de religion et de sentiment, mais je me trompe fort si elle ne pense pas à autre chose. Je laisse mon nom pour l’ambassadrice d’Angleterre et vais dîner chez Mme de Foucauld. Elle me dit que son mari a abandonné son projet de passer en Angleterre, ce dont elle était enchantée, et croit que c’est la description que j’en ai faite qui l’en a détourné. Il faut que j’essaie d’arranger cela. Son médecin aussi est d’accord avec elle pour lui recommander des excursions comme nécessaires à sa santé. Peu après le dîner, je vais au Louvre. Nous sommes bientôt interrompus par Vicq d’Azir, avec qui Mme de Flahaut a une conversation au sujet de l’évêque. Je présume que c’est pour le faire entrer dans les bonnes grâces de la reine. Ensuite, nouvelle interruption par la sœur de Mme de Flahaut et un certain M. Dumas, qui apporte de mauvaises nouvelles d’une affaire à laquelle elle s’intéressait. Puis vient M. de Curt, plein de déclarations et de protestations amoureuses. Je quitte cette scène à huit heures et retourne chez Mme de Foucauld. Elle me dit que son mari s’est mis dans la tête d’aller à Nantes, et que dans ce cas elle est décidée à aller en Angleterre avec un de ses amis ou avec moi. Elle ajoute que son mari est un très mauvais compagnon de voyage. À dix heures, arrive M. Steibelt. Une petite demoiselle Chevalier, âgée d’environ quinze ans, joue admirablement bien sur le piano un morceau de sa composition, qui prouve de grandes qualités. Son frère, plus jeune qu’elle, joue un autre morceau très bien. Puis c’est M. Steibelt, qui est merveilleux. Cet homme se fait de cinq à dix guinées par jour. Il reçoit pour sa visite de ce soir cinquante livres. On dit qu’il dépense avec légèreté ce qu’il gagne si facilement.


16 avril. — Ce matin, visite à Paine et à M. Hodges. Le premier est sorti ; le second est dans le misérable logement qu’il occupe. Il dit que Paine est un peu fou, ce qui est assez probable. Je rends visite à Mme de Trudaine ; n’étant pas reçu, je demande du papier et commence à lui écrire, mais avant que j’aie fini un domestique m’invite à monter. Elle s’habille et Saint-André nous rejoint. Elle me reçoit bien, et nous serons un peu plus liés ensemble. Je passe chez Short pour le conduire chez Mme de Staël Après le dîner, nous assistons à une scène des plus bruyantes entre elle et un abbé. Je lui dis qu’en allant en Suisse, elle devra laisser rafraîchir son cerveau, puis digérer ses idées sur le gouvernement, idées qui deviendront bonnes par la réflexion. Je vais ensuite chez Mme de Beaumont, où nous faisons une longue visite, puis au Louvre. Mme de Flahaut entre dans son bain, et toute la société y assiste. Je reste jusque après le souper, et je ramène Mlle Duplessis chez elle. En route, je me montre enjoué, et elle en est contente. Ternant, que j’ai vu chez M. de Montmorin, me dit que Fleurieu, le ministre de la marine, va quitter son poste ; il pense qu’il sera remplacé par M. de Bougainville. Montmorin m’a rappelé que je dois aller le voir lundi.


17 avril. — Après le dîner, je vais au Louvre. Nous allons ensemble voir Mme de Nadaillac, dont le fils est atteint de la petite vérole. En rentrant chez elle, Mme de Flahaut prend encore un bain. Je vais chez Mme de Staël : brillante assistance. L’ambassadrice d’Angleterre, qui est ici, est très entourée par les jeunes gens à la mode. Au départ, le comte de Montmorin me dit qu’il ne peut me donner de réponse demain, n’ayant pu parler au roi aujourd’hui. Le temps a été beau.


18 avril. — Ce matin, Swan et Brémond viennent. Je m’entretiens avec eux de la fourniture des rations à la marine française. Il y a presque une émeute aujourd’hui aux Tuileries. Le roi veut aller à Saint-Cloud, mais il est arrêté, non seulement par la populace, mais aussi par la milice nationale qui refuse d’obéir à son général. Il semble que Sa Majesté a encouru le reproche de duplicité en sanctionnant le décret sur le Clergé, et en s’adressant ensuite à un réfractaire pour accomplir les cérémonies prescrites en cette saison. Pendant longtemps je m’attends à une bataille, mais à la fin l’on me dit que le roi se soumet. Je vais au Louvre où je trouve M. de Curt tout installé. Je me retire aussitôt pour aller chez Mme de Nadaillac. Elle me demande de prolonger ma visite, et, comme il se fait tard, j’envoie chercher une matelotte à la guinguette et je dîne dans sa chambre. Elle fait beaucoup de façons, mais nous avançons. Nous verrons comment cela marchera tout à l’heure… M. Vicq d’Azir me montre la lettre écrite au roi par le département. Elle est dictatoriale à l’extrême. Mme de Flahaut m’en avait déjà informé, mais je suis obligé d’en blâmer le style.


20 avril. — Ce matin, visite de M. Brémond et de M. Jaubert. Je les mets en train pour amener les Jacobins à secourir le roi contre l’attaque du département. Je m’habille et je vais rendre visite au comte de Montmorin, à qui je montre le brouillon d’une lettre que j’avais composée comme réponse du roi au département. Il me dit que c’est la peur qui a poussé celui-ci à faire sa démarche. Je sais que ceci est partiellement vrai, mais il est vrai également que cette démarche est hardie, et, en cas de réussite, décisive. Après avoir parlé politique, nous parlons un peu de nos affaires. Il n’a pu s’en occuper, dans les circonstances présentes. Je vais voir Mme de Montmorin et je reste quelque temps avec elle ; elle est toute désolée et redoute le pillage et les insultes, le baron de Menou ayant dénoncé son mari hier soir. Je ris de cette dénonciation ridicule, et j’essaie de calmer ses appréhensions. Je vais de là au Gros-Caillou, chez Mme de Nadaillac, qui parle longuement politique, avec moins d’ardeur que d’absurdité. J’en suis fatigué. Je dîne avec M. Short. Ternant, qui est présent, me dit qu’il a conseillé à La Fayette de démissionner, que celui-ci y a consenti, mais qu’ensuite il a trouvé diverses raisons pour n’en rien faire. Je le reconnais bien là. M. du Châtelet nous a amené lord Dare, fils de lord Selkirk, qui rencontre ici par hasard Paul Jones. Il reconnaît l’attention polie de Jones dans l’attaque de la maison de son père durant la dernière guerre. Je vais ensuite au Louvre, mais Mlle Duplessis y est. Mme de Flahaut me dit que les favoris du roi ont donné leur démission, que ceux de la reine la donneront, et qu’elle espère une place près de Sa Majesté. Je le lui souhaite. Elle m’informe qu’elle a conseillé par écrit à d’Angivillers de voyager, ayant obtenu l’assurance que, dans ce cas, il ne serait pas question de lui. De Curt vient, et bientôt après je retourne chez moi, où je lis jusqu’à l’arrivée de MM. Brémond et Jaubert. Les Jacobins cherchent à former alliance avec le club de 89, en vue d’empêcher le vote d’un décret déclarant les députés actuels inéligibles pour l’Assemblée prochaine. Après leur départ, je vais me coucher, car je tombe de sommeil.


21 avril. M. Brémond vient me raconter ce qui s’était passé aux Jacobins. Je m’habille, je fais une promenade à cheval avec M. Short, puis je rends visite à Mme de Flahaut, avec qui j’ai une conversation sur la politique. Je dîne avec l’ambassadrice d’Angleterre. Nous sommes en famille. C’est une femme très agréable. Visite à Mme de Nadaillac. Ici, tout est sale. Il a plu. La démission de La Fayette fait beaucoup de bruit. Il est probable qu’il la retirera, et alors ce sera pire que jamais. Au Louvre, Mme de Flahaut est avec un homme de confiance de de Laporte, qui vient lui faire part de l’intention du roi d’employer son mari ; mais elle va refuser par une lettre contenant de très bons conseils à Sa Majesté. Je lui dis de m’en laisser une copie. L’intention du roi est due à une demande de d’Angivillers. Je vais chez M. de Montmorin, et je reste quelque temps en compagnie de Mme de Beaumont et de Mme de Montmorin. Une tempête qui s’élève amène Mme de Montmorin à exprimer certains souhaits peu favorables à ceux qui troublent le repos public. Comme il est question que La Fayette reprenne sa place, elle exprime certaines opinions très justes à son sujet : sa faiblesse a causé beaucoup de mal et empêché beaucoup de bien ; cependant il vaut mieux être faible que méchant, et son successeur serait probablement un de ceux qui recherchent le plus le mal. Après dîner, je parle à Montmorin qui n’a rien fait pour notre affaire. Je lui fais connaître la cause de la coalition projetée entre les Quatre-vingt-neufs et les Jacobins. Il me dit que, s’il avait voulu, il aurait pu depuis longtemps faire passer le décret d’exclusion, mais il avait peur du décret sur les quatre ans, qui est cependant passé. Je lui dis que s’il pouvait maintenant faire passer le premier, ce serait le moyen de diviser les Jacobins et les Quatre-vingt-neufs, et qu’ensuite ils seront tous les deux plus maniables. Je lui donne encore mon avis, savoir que le roi doit chercher à s’attirer la populace. Il partage mes vues.


23 avril. — En allant au Louvre, une de mes roues saute, ce qui met ma voiture en piteux état. Quand j’arrive au Louvre, M. de Flahaut vient à ma rencontre et se plaint que sa femme aille à l’Assemblée avec M. Ricey. Elle me dit qu’elle est très pressée ; M. de Montmorin doit lire sa circulaire aux ministres étrangers, les informant que le roi s’est placé à la tête de la Révolution. Je ne vois rien là-dedans qui puisse intéresser beaucoup une dame. Je rentre chez moi écrire jusqu’à trois heures, puis je vais dîner chez Mme de Trudaine. Après le dîner, son mari se déclare pour un gouvernement républicain, ce qui devient très à la mode. J’essaie de lui en démontrer la folie, mais j’aurais mieux fait de ne pas m’en mêler. Je vais ensuite chez Mme de Guibert, où naturellement je trouve un esprit jacobin. Je passe de là chez Mme de Laborde. Elle se plaint beaucoup du parti républicain, et me demande pourquoi je ne fais pas part de mes opinions à l’évêque d’Autun. Je lui dis qu’elles n’auraient aucun poids, ce qui est vrai. Visite à Mme de Staël, chez qui je ne suis pas reçu ; mais, son domestique étant en livrée de gala, je suis certain qu’elle doit recevoir, et Montmorency est admis au même moment. Je vais voir l’ambassadrice d’Angleterre. Il y a eu beaucoup d’Anglais au dîner, entre autres le général Dalrymple. Au bout de quelque temps, ils vont au théâtre, et je saisis l’occasion de demander à l’ambassadrice quand il est le plus facile de la voir. Elle dit que son jour était le mercredi, mais maintenant elle n’en a plus ; je puis cependant compter toujours la trouver chez elle quand elle y est réellement. Sa voix et ses manières me disent qu’elle est sincère et je réponds comme il convient. C’est une femme charmante. Je vais de là chez le comte de Montmorin, et j’ai avec la comtesse une longue et intéressante conversation sur les affaires publiques. Entre autres choses, j’expose l’avantage qu’il y aurait à changer l’entourage de la reine.


25 avril. — Ce matin, Paine vient me dire que le marquis de La Fayette a accepté la situation de chef de la Garde nationale.


26 avril. — J’apprends que Mme de Flahaut n’a pas décliné les propositions faites pour son mari. Son évêque lui donne un conseil différent, parce que le roi peut faire des choix qui ne rendront pas M. de Flahaut inacceptable pour les autres, et qu’un refus, même fondé sur des raisons d’importance, peut offenser un esprit faible. J’ajoute encore un motif qui me vient à l’esprit. C’est que si la cour s’occupe d’eux, elle ne pourra plus les délaisser et ce sera pour Mme de Flahaut une sorte de sécurité dans tous les cas. — Je vais passer quelque temps avec Mme de Ségur. Elle me montre la lettre du duc d’Orléans à Mme de Chastellux et la réponse de cette dernière. Je trouve lady Sutherland chez Mme de Staël. Elle m’annonce la démission du duc de Leeds. J’exprime l’espoir de la voir à la tête des Affaires étrangères si je reste encore un peu en Europe. Elle répond que cela lui plairait beaucoup, mais que lord Gower est encore trop jeune. Je réplique que dans deux ou trois ans il aura acquis du tact, et qu’alors… — Il arrive lui-même juste avant mon départ, et parle également de la démission du duc. Je demande si Hawkesbury doit le remplacer ; il n’en sait rien. Il semble avoir tellement à cœur de prouver que la démission du duc est due à sa santé, que je ne puis m’empêcher de l’attribuer mentalement à des divergences de vues. Visite à Mme de Nadaillac qui m’avait écrit un mot pour se plaindre de ma négligence. Nous rions en jasant et en jouant, et elle se plaint de mon manque de respect ; mais je crois que moins je serai respectueux, plus je lui serai agréable ; au cours d’une petite conversation amoureuse, elle me dit que je ne dois pas m’attendre à la voir capituler, car elle a un trop vif sentiment de ses devoirs religieux et moraux ; si pourtant elle succombait, elle s’empoisonnerait le lendemain matin. Je ris de tout cela. Je vais ensuite dîner chez M. de Montmorin. Après le dîner, je m’entretiens longuement avec lui, et touche un peu à la politique. Il promet de parler de notre affaire au roi dans le courant de la semaine. Il en a parlé au comte de La Mark qui l’approuve. Entre autres choses, je propose le vote par l’Assemblée d’une loi d’amnistie, suivie d’une déclaration sur la révolution. Il partage mes vues et déclare qu’en ce moment même, il prépare une lettre du roi au prince de Condé. Je rentre chez moi pour rencontrer M. Brémond, et le pousser à travailler les Jacobins pour leur faire proposer le décret ou la loi d’oubli.

En parlant affaires aujourd’hui avec Mme de Flahaut, j’apprends par ce qu’elle dit, et encore plus par ce qu’elle ne dit pas, qu’il existe un plan pour faire passer tout le pouvoir des mains du roi dans celles des chefs actuels de l’opposition. Pendant que je suis au Louvre, Montesquiou arrive, et je lui rappelle ce que je lui ai dit de la Constitution. Il commence à craindre que je n’aie raison. Il demande comment il faut remédier au mal. Je réponds qu’il paraît y avoir peu de chance d’éviter l’excès du despotisme ou de l’anarchie ; le seul espoir doit être la moralité du peuple, mais j’ai peur qu’il ne soit trop corrompu. Pour lui, il est sûr qu’il l’est en effet. Mme de Flahaut m’a dit ce matin que M. de Curt doit être ministre de la marine, si le décret des quatre ans est abrogé. M. Montciel vient me voir, et me raconte ce qu’il a fait avec les chefs des Jacobins. Il doit avoir avec eux une nouvelle conférence. Il pense que le mieux sera d’agir d’accord avec la cour sans en avoir l’air, pour ne pas compromettre leur popularité. J’approuve cette manière d’agir, et, entrant dans ce que je crois être leurs vues, je propose l’abrogation du décret des quatre ans et de celui contre la réélection. Il doit la leur proposer, et obtenir, si c’est possible, une liste de ce qu’ils demandent ainsi que des places auxquelles ils aspirent.


30 avril. — Nous dînons aujourd’hui en famille chez l’ambassadeur d’Angleterre. Cubières vient avec Robert ; ils ont une collection de très beaux portraits de Petitot en émail. Je vais ensuite au Louvre. Mme de Flahaut est en train de s’habiller. Elle me dit qu’elle espère bien obtenir la place qu’elle convoite. Je reste longtemps avec Mme de Foucauld et Mme de Ricey, puis vient le souper. En passant au salon, nous causons longuement sur la métaphysique ; un monsieur qui a lu l’Entendement humain de Locke, se donne de grands airs.


1er mai. — Après le dîner, j’ai avec M. de Montmorin une longue conversation au cours de laquelle je lui montre une note que j’ai faite sur la situation de la France. Il me demande de la lui laisser et je la donne, mais avec l’injonction que seules Leurs Majestés sauront de qui elle vient. Il n’a pas encore eu l’occasion de reprendre l’affaire des rations. Je l’informe de ce qui a été fait avec les chefs des Jacobins. Il m’expose la situation des ministres sous ce rapport, et m’assure qu’ils ne peuvent rien près du roi sans lui. Il exprime le désir de voir la Couronne nommer des commissaires chargés de maintenir l’ordre dans les divers départements. Je réplique que tous les officiers chargés de maintenir l’ordre devraient être nommés par la Couronne, mais qu’il est trop tôt pour faire une proposition de ce genre. L’expérience doit d’abord en démontrer la nécessité. Il me dit posséder des preuves irréfutables des intrigues de la Grande-Bretagne avec la Prusse ; ces pays accordent des subsides au prince de Condé et au duc d’Orléans. Il ajoute qu’il donnera sa démission des Affaires étrangères, parce qu’il ne peut plus agir avec dignité. Je lui conseille de n’en rien faire, et je l’assure que les nations étrangères verront sa lettre sous son vrai jour. Il dit alors qu’en restant dans son emploi, il amènerait la guerre l’année prochaine. Je lui conseille de l’amener le plus tôt possible, pourvu que ce soit une guerre continentale. Il objecte qu’avec la Grande-Bretagne, une guerre maritime seule est possible ; mais, dans ce cas, la France serait isolée, car l’Espagne ne voudra pas y prendre part. Je lui demande comment l’Empereur est disposé ; il répond que c’est un homme faible et pacifique, qui ne s’engagera pas à fond pour ou contre qui que ce soit ; s’il intervient, ce sera pour avoir sa part des dépouilles. Je lui dis que je ne vois point les choses comme lui ; que la guerre doit se faire sur terre et être générale ; que la Pologne doit être tentée par l’offre du pays qui la sépare de la Baltique ; l’Autriche devrait avoir la Silésie et la Bavière, en échange des Pays-Bas ; la France aurait les Pays-Bas et envahirait la Hollande ; Constantinople serait donnée à l’ordre de Malte, comme possession commune à toute la chrétienté. Ce plan, trop vaste pour son esprit, le fait bondir, mais je le crois bien réalisable. Très probablement il coûtera à la France ses colonies, mais j’ai pour elles un autre plan que je ne lui communique pas. Nous nous concertons pour le langage à tenir aux chefs des Jacobins.

M. Brémond me fait une visite, et me montre une nouvelle proposition de Lamerville au sujet des rations allemandes. Il me donne aussi la liste des demandes des chefs Jacobins. — Diner chez Montmorin ; j’y rencontre Bouinville de retour d’Angleterre. Il me dit que le livre de Paine y a produit un effet très grand, et ajoute que Pitt n’ose pas risquer la guerre avec la Russie, tant elle est impopulaire ; il a commencé de nouvelles négociations qui dureront probablement jusqu’à ce que la bonne saison soit passée. — M. Brémond et M. Jaubert reviennent me voir. Ils m’apportent des nouvelles sans importance, et me demandent si je crois convenable d’en faire part aux chefs des Jacobins. Je leur dis qu’à mon avis, il serait dangereux d’alarmer ces messieurs. Je leur indique la seule manière de le faire sans grand risque. Ces gens sont trop précipités. Brémond me dit qu’il a pris ses mesures pour être employé à classer les décrets de l’Assemblée et à choisir dans la masse ceux qui doivent former la Constitution. Je l’approuve.

Visite à Mme de Nadaillac, qui ne me reçoit pas tout de suite. Je m’aperçois ensuite qu’elle était dans une tenue trop malpropre, et qu’elle est obligée de se coucher pour la cacher. Nous bavardons de la manière que je crois la mieux appropriée à une petite coquette ; je la laisse dans le doute sur la question de savoir si elle est ou non en possession de mon cœur. Si elle n’y veille pas, elle se trouvera prise en essayant de me prendre. Mme de Flahaut me dit que son beau-frère, d’Angivillers, a démissionné et est parti en Italie pour éviter les accusations portées contre lui. C’est un cruel coup pour elle qui lui doit tous ses moyens d’existence. Je la ramène et je m’attarde avec elle ; puis, sur ses instances, je vais m’enquérir si une place auprès de la reine serait agréable à Mme Le Couteulx. Mon ami, Laurent Le Couteulx, répond par la négative.


3 mai. — Je rends visite au baron de Besenval et reste quelque temps avec lui. Je vais ensuite à la laiterie de l’Enfant-Jésus, où l’on peut se procurer de la crème, du beurre et des œufs en abondance. Je prends un peu de chaque chose et je vais au Louvre, où se trouve un confident de M. Du Port, ministre de la justice, avec qui Mme de Flahaut a une longue conversation particulière. Pendant ce temps, M. de Flahaut me confie ses peines, ses espérances et ses craintes. M. de Limou me dit tenir de source certaine que le secrétaire du prince de Condé s’est laissé corrompre moyennant une grosse somme, et qu’il est venu avec les papiers de son maître. Il ajoute que les nouvelles venues d’Angleterre représentent une guerre entre ce pays et la France comme inévitable. Sa première information peut être vraie, mais je crois que cette dernière est fausse. Je le lui dis, et j’ajoute qu’en cas de guerre entre la France et l’Angleterre dépourvue d’alliés, je parierais ma fortune sur le succès de la France, pourvu que son gouvernement fût acceptable. Je m’habille pour aller dîner chez Duportail, chez qui, après le dîner, je rencontre Gouvion ; je m’entretiens avec lui du commandant futur de la garde nationale. Je crois que ce sera lui. Je vais ensuite chez le comte de Montmorin. Il n’a pas encore parlé au roi de l’affaire des rations. Il promet de le faire demain et craint que la chose ne soit ébruitée. Je lui parle de diverses affaires politiques, et en particulier de la nécessité de changer l’entourage de Leurs Majestés ; je lui demande qui remplacera La Fayette, tout en observant qu’il devrait rechercher un homme possédant les qualités voulues. Il cite Gouvion. Je le quitte et je fais une promenade avec Mme de Beaumont. J’apprends que son père lui a dit quelque chose de l’objet, sinon de la substance, de mes conversations avec lui. À la demande de Mme de Flahaut, je parle à Mme Le Couteulx pour savoir si elle accepterait une place près de la reine. Elle le voudrait bien, mais craint que cela ne déplaise à son mari et à sa famille. Elle m’écrira demain après les avoir consultés. Elle désire que sa sœur ait la place, au cas où elle-même ne l’accepterait pas.


9 mai. — Promenade avec Mme de Beaumont ; elle avoue qu’elle ne tiendrait pas à être l’une des dames de la reine, mais elle fera tout ce que son père désirera. Je m’entretiens avec lui après le dîner. Le roi donne son consentement à l’affaire des rations, à la condition d’être certain du secret absolu. Dans quelques jours il réformera sa maison. Montmorin quitte les Affaires étrangères. Il sera remplacé par Choiseul-Gouffier, actuellement à Constantinople. Il dit qu’il restera au conseil, mais sans avoir de département. Il considère, et avec raison, comme un être éphémère quiconque arrivera maintenant au pouvoir. Chez Mme de Foucauld, M. Fauchet lit une excellente comédie de sa composition. Bouinville est là. Je le ramène chez lui, et en route il se plaint de l’ingratitude de Duportail envers La Fayette. Il dit que Montmorin était très abattu ce matin. Je lui répète ce que j’avais dit à Montmorin : il faut que la situation empire encore avant de pouvoir être améliorée. Le temps s’est adouci, mais pendant ma promenade de ce matin, j’ai remarqué que les vignes avaient souffert de la gelée. On dit à table qu’il n’y a pas eu de dégâts en pleine campagne, à cause du vent. M. Brémond vient me voir et je lui dis que j’espère obtenir l’argent nécessaire pour les rations. Il m’informe que les chefs jacobins doivent l’employer à faire un choix d’articles constitutionnels, et aussi le consulter sur les moyens de rétablir l’ordre. Je fais une visite à Mme de Ségur ; elle me raconte ce qu’on dit dans les salons, et c’est bien près de la vérité. Voilà comment on garde les secrets à cette cour.


15 mai. — Mme de Flahaut me dit qu’elle espère être bientôt nommée première dame d’honneur de la reine, qui gardera l’éducation de sa fille. Le dauphin doit être confié aux soins d’un homme. C’est à cela, je crois, que vise Montmorin, car il m’a dit qu’il accepterait un emploi dans la maison du roi. Je dîne chez M. de Montmorin et je lui communique ce que j’ai appris de M. Toulongeon chez Mme de Guibert, savoir, que les coloniaux sont battus dans leur projet d’exclure complètement du gouvernement les mulâtres. Cela causera parmi eux une grande effervescence. Je ne me plais pas du tout ici. Après le diner, j’ai avec lui une conversation particulière. Il me fixe mardi prochain pour une entrevue avec Du Port au sujet des rations, mais il exprime la crainte que l’Assemblée ne refuse son consentement. Je lui dis que, puisqu’il quitte les Affaires étrangères, il devrait s’assurer la liste civile, qui est la seule source réelle d’autorité. Il se dit incapable de diriger des affaires d’argent ; il est fatigué de son état, et, s’il pouvait réaliser sa fortune, il irait en Amérique. Il ajoute que rien ne pourrait le retenir à la cour, si ce n’était son désir de servir, ou plutôt de sauver le roi et la reine ; il leur a déjà fait faire de grosses dépenses pour une chose qui n’a pas réussi. Je lui dis que la tentative d’acheter les membres de l’Assemblée a été une mauvaise mesure. Il répond que ce n’est pas pour cela qu’il a engagé les dépenses. On l’appelle avant que nous ne puissions continuer. Je vais chez l’ambassadeur d’Angleterre ; à mon entrée, lady Sutherland s’excuse de ne pas m’avoir admis, quand je me suis présenté l’autre après-midi. Elle dit qu’il y a tant de Français qui l’importunent, qu’elle est obligée de condamner sa porte, mais je puis compter que cela n’arrivera plus. Ma visite est très longue, puis j’attends au Louvre le retour de Mme de Flahaut de Versailles. M. Du Port, qui se trouve là, est tout disposé à me parler. De Curt arrive, furieux du décret de ce matin, il dit que tous les députés des colonies se retireront demain. Ils n’auraient jamais dû entrer à l’Assemblée, et ils se rendront ridicules s’ils la quittent. Je m’en vais de bonne heure, laissant les deux sœurs faire une partie de piquet avec l’évêque et Sainte-Foy.


16 mai. — Ce matin, je m’habille aussitôt après le déjeuner et je vais à Versailles. Je dîne avec M. de Cubières qui nous donne un repas excellent. La société est assez nombreuse. Il possède un joli petit cabinet d’histoire naturelle, et beaucoup de petits produits des beaux-arts. Je lui dis qu’avec ses connaissances en chimie et en minéralogie, il ferait sa fortune en Amérique. Je m’en vais à cinq heures au lieu de me promener dans son jardin, et je rends visite à Mme de Nadaillac qui persiste dans son projet de quitter Paris demain matin. M. de Limou est avec elle ; il me dit qu’il pense que la séparation du duc et de la duchesse d’Orléans s’arrangera à l’amiable. Je laisse Mme de Nadaillac avec l’abbé Maury et l’évêque de Condom. J’apprends que les députés des Antilles ont quitté l’Assemblée, et qu’un décret est intervenu interdisant la réélection des députés actuels. Je suis enchanté de ces deux faits, car les députés des Antilles ont jusqu’ici recouru aux moyens extrêmes pour se rendre populaires et faire adopter les mesures qui leur tenaient au cœur ; indifférents au bonheur de la France, ils ont beaucoup contribué aux malheurs survenus. Je soupe avec Mme de Foucauld, chez qui il y a une foule d’invités. Bouinville, qui est là, a l’air d’un amoureux, et, tandis que je le ramène chez lui, il avoue qu’il l’était, mais il n’a pas été heureux. Je dis à Mme de Foucauld que j’essaierai de la voir à Spa. Elle en est ravie, moins par intérêt pour moi que pour le sacrifice à ses charmes que signifierait cette démarche.


17 mai. — Comme c’est convenu, je vais à une heure chez M. de Montmorin, et j’y rencontre M. Du Port. Je découvre que M. de Montmorin est, ou du moins paraît, peu incliné à s’engager dans l’affaire des rations. Il dit qu’il doute beaucoup du succès, et que le roi éprouve une grande répugnance. Il m’avait dit auparavant que Sa Majesté était bien disposée ; ceci me semble mystérieux. Il ajoute que l’on redoute surtout d’être découvert. Il désire me revoir dimanche. Je lui réponds que je viendrai, mais sans répondre de la patience des intéressés. Il réplique que ceux-ci pourront faire ce qu’ils voudront. Je répète que la chose se fera malgré toute opposition de sa part. Ce que nous demandons est raisonnable, tandis qu’il est un homme étrange et indécis. Du Port paraît mieux disposé pour l’opération. Je vois Brémond et je lui dis que l’affaire des rations est retardée à samedi. Il en est très mécontent. Je rends visite à Mme de Ségur, et la conversation étant tombée sur les moyens de sauver les fortunes dans les troubles que l’on redoute, je parle d’acheter des terres en Amérique. Le comte et son beau-frère penchent beaucoup vers cette mesure. Brémond revient me dire qu’il est informé par Muller, l’homme de confiance de l’Électeur de Mayence, que les agents français agissent comme s’ils ne tenaient pas à s’entendre avec les princes allemands. Il dit, que si la Cour n’a pas l’intention d’arranger cette affaire à l’amiable, il suppose qu’on n’adoptera pas celle des rations. Il a raison dans ses suppositions, mais je réponds simplement en répétant ce que j’avais déjà dit : que l’affaire est extrêmement délicate. Le domestique de Mme de Chastellux vient m’avertir qu’elle part demain pour accompagner son fils à Eu. J’envoie chercher l’enfant et j’écris à sa mère. Je passe quelques instants avec le baron de Besenval qui, dans l’ardeur de son zèle pour la cause du despotisme, me dit que tous les princes d’Europe sont ligués pour rétablir l’ancien système de gouvernement français. L’idée est assez ridicule ; il y a pourtant des milliers de gens qui ne sont pas fous et qui y croient ; mais c’est le sort de l’homme d’être à jamais la dupe de vains espoirs ou de craintes futiles. Nous sommes trop poussés à oublier le passé, à négliger le présent et à juger mal l’avenir. Je vais ensuite dîner chez Mme de Trudaine, et après le dîner son mari s’engage dans une dispute avec Saint-André au sujet des droits des princes propriétaires de fiefs en Alsace. M. de Trudaine est un très honnête homme, mais il défend une opinion très malhonnête, bien que très commune chez les gens faibles au sujet des affaires publiques. Cette controverse se réduit à une question de droit et à une question de fait. Par divers traités les princes ont stipulé que les fiefs dont il s’agit relèveront comme auparavant de l’Empire d’Allemagne. La question de droit est donc de savoir si cette mouvance ne les exempte pas des décisions générales de la nation française concernant ce genre de propriété. La question de fait est de savoir si, de par ces traités, — quoad hoc, — le suzerain est le roi de France ou l’empereur d’Allemagne. Ceci, étant affaire d’interprétation, doit être décidé par des gens du métier, mais, comme il s’agit de deux nations souveraines, la décision dépendra probablement de tout autre chose que des mérites réels de la cause.

On refuse de m’admettre chez Mme de Flahaut, mais j’apprends qu’il y a des accommodements. Elle me dit que son mari est sorti. Elle a inventé ce prétexte pour être seule, afin de recevoir à dîner l’évêque et une autre personne ; on m’avait refusé l’entrée en raison d’un ordre général. Je fais sur son évêque une supposition dont elle est, ou du moins se prétend, offensée. Je vois M. de Montmorin ; il m’informe, comme je m’y attendais, que le roi refuse son consentement a l’affaire des rations. Je suis persuadé qu’il y a là quelque chose de louche. Nous verrons. Montmorin me dit qu’il considère l’Assemblée comme ruinée dans l’opinion, et cela me donne de très forts doutes sur sa sagacité. Il y a quelques jours, il était tout tremblant, et il est maintenant rassuré, mais sans motif dans les deux cas. Il craint encore, cependant, pour la personne du roi. Il ajoute que différentes personnes le poussent à faire des choses différentes, mais qu’il ne sait pas se décider. Je lui conseille de rester tranquille personnellement, car l’Assemblée fait tout ce qu’elle peut pour le roi, avec l’intention de tout faire contre lui. Je lui demande où il en est des réclamations des princes allemands. Il répond qu’il pense que l’empereur devra servir d’intermédiaire, et ajoute qu’il redoute le comte d’Artois et le prince de Condé. J’en parle avec indifférence, car il est à supposer qu’ils agiront uniquement dans l’intérêt de l’autorité royale, mais il croit qu’ils chercheront à se former un parti ; j’en déduis seulement qu’ils veulent obliger le roi à chasser tous ses anciens conseillers. — Visite à Mme de Guibert ; elle dit que je devrais lui faire la cour pendant des années avant de produire sur elle une impression. Je ris, en lui disant que quelques jours, six semaines au plus, seraient assez raisonnables, mais que le prix qu’elle demande est vraiment trop élevé. Cette remarque amène une longue conversation ridicule. M. Brémond vient me voir. Je lui dis que l’affaire des rations est abandonnée ; il en est naturellement mortifié et désappointé.


22 mai. Je vais chez M. Grand, et je me promène quelque temps avec lui dans son jardin en causant des affaires publiques. Le royaume de Pologne a rédigé une nouvelle Constitution, qui, d’après moi, changera la face politique de l’Europe en tirant ce royaume de l’anarchie pour en faire une puissance. Les grandes lignes du changement sont : monarchie héréditaire, affranchissement des paysans, et participation des villes au gouvernement. Ce sont les vrais moyens de détruire une aristocratie pernicieuse. Après le dîner, je vais visiter Saint-Cloud avec Chaumont, sa femme, sa mère et sa sœur. La situation est belle, et le jardin serait délicieux s’il était disposé de façon naturelle, mais c’est un parfait jardin français. La vue est magnifique. Nous retournons par la Seine au pont de Neuilly et de là à Paris. — Visite à Mme de La Luzerne. M. de Mirepoix parle très durement de Necker et je défends l’ex-ministre. Je vais chez M. de Montmorin lui annoncer mon départ pour l’Angleterre. Je l’annonce aussi à l’ambassadeur et à l’ambassadrice d’Angleterre.


26 mai. — J’écris toute la matinée. M. Swan vient, et je lui exprime ma surprise d’apprendre que je suis considéré en Amérique comme agioteur sur la dette due à la France. Il m’assure n’avoir jamais rien dit ni fait pour donner naissance à cette idée, et ajoute qu’il s’efforcera de la faire disparaître. Je dîne chez l’ambassadeur d’Angleterre, et après le dîner nous allons ensemble rendre visite à M. de Montmorin. Je lui dis que les enragés sont au désespoir. Il répond qu’il pourrait leur donner le coup de grâce, s’il le voulait, car il a des raisons de croire que l’on s’occupe de l’affaire des rations. Je lui dis que je l’ignore, mais que je le saurai. Il me demande si je reviendrai de Londres pendant le mois de juin. Je réponds affirmativement. Notre conversation est interrompue et je promets de dîner avec lui demain


31 mai. — À Eu. Je vais voir la duchesse d’Orléans, ce matin, et je déjeune dans sa chambre avec Mme de Chastellux. Elle fait annoncer à son père mon arrivée et mon désir de le voir. Le vieillard répond de façon très polie, et nous décidons de dîner ensemble. Je trouve ici beaucoup de contrainte et d’étiquette. Après le déjeuner, elle me lit les lettres qu’elle a échangées avec le duc, puis nous faisons une promenade jusqu’au dîner. Elle me raconte l’histoire de leur rupture en remontant très loin, et les manœuvres employées par son mari et par son entourage. C’est un bien triste sire. Elle me dit que ce que l’on considérait comme tendresse de sa part, à elle, n’était que de la prudence. Elle espérait l’amener à une conduite plus décente et régulière, mais elle a enfin découvert que seule la crainte avait prise sur lui. Elle me raconte ses difficultés pour décider son père à agir. Il est nerveux et tremble devant tout ce qui ressemble à un effort. Le dîner est excellent ; au cours du repas et pendant la conversation qui le suit, je fais quelques progrès dans l’estime du vieillard. Ils s’embarquent dans une grande voiture pour prendre l’air après le dîner, et je vais à mon hôtel. N’ayant rien à faire, je commande des chevaux ; je pars à six heures et quart, et à neuf heures et demie, j’atteins Dieppe.


25 juin. — À Londres, nous apprenons que le roi et la reine de France ont réussi à s’échapper des Tuileries et ont une avance de six à sept heures sur leurs gardiens. Les conséquences vont en être considérables. S’ils arrivent sains et saufs, une guerre est inévitable, et s’ils sont repris, ce sera probablement la suspension pendant quelque temps de tout gouvernement monarchique en France. Je dîne avec le docteur Bancroft, chez qui se trouve le docteur Ingenhoup. Il me parle d’une découverte qu’il vient de faire sur l’inflammabilité des métaux, et offre de me montrer une barre de fer brûlant comme une chandelle. Il n’y a qu’à la placer dans l’air.

Le roi et la reine de France se sont échappés, mais nous ignorons encore s’ils sont hors du royaume. Cet événement m’inspire le vif désir de retourner à Paris, car je crois que la confusion aura une influence heureuse sut la vente des terres américaines. — Onze heures du soir : on apprend que les fugitifs royaux ont été arrêtés près de Metz.


2 juillet. — J’arrive à Paris. Je m’occupe à lire les différents détails de la fuite et de l’arrestation du roi. Je vais voir M. de La Fayette, qui n’est pas rentré, mais je m’entretiens avec sa femme ; elle semble à moitié folle. J’ai également rendu visite au comte de Ségur ce matin, et j’ai vu toute la famille à l’exception du maréchal. J’apprends que l’intention de l’Assemblée est de couvrir la fuite du roi et de la faire oublier. C’est là en tout cas une preuve de grande faiblesse, qui détruira probablement la monarchie. M. Brémond vient me tenir au courant de ce qui s’est fait à propos de la dette due à la France. Il me dit aussi qu’il a eu une entrevue avec le comte de Montmorin au sujet des affaires publiques, et il voulait que je demandasse son intervention près de M. Tarbé, ministre des Impositions, pour lui fournir des renseignements sur les finances. Il me raconte l’histoire secrète de beaucoup d’événements qui ont eu lieu pendant mon absence. Je dîne avec La Fayette, puis je vais chez M. de Montmorin. Je lui expose la demande de M. Brémont et il promet son aide. Je lui parle de l’état des affaires, lui faisant remarquer qu’il me semble presque impossible de sauver à la fois la monarchie et le monarque. Il me dit qu’aucune autre mesure n’est possible, et ceci nous amène à discuter les différents personnages susceptibles d’être nommés régents ou membres d’un conseil de régence ; j’y rencontre des difficultés insurmontables. On sera forcé de garder le malheureux que Dieu a donné. Sans doute, Sa sagesse produira le bien par des moyens qui nous sont insondables ; telle doit être notre espoir.


4 juillet. — Mme de Flahaut ne peut me tenir parole, parce qu’elle s’est déjà engagée à écouter l’évêque lire son plan d’éducation. Cela me convient à merveille. Je dîne chez M. Short avec les Américains présents à Paris et le marquis de La Fayette. Paine est là, bouffi jusqu’aux yeux et en gestation d’une lettre sur les révolutions. J’apprends aujourd’hui qu’environ soixante membres du parti aristocratique ont donné leur démission, en faisant une déclaration qui stipule, comme condition de leur concours à l’avenir, ce que le Comité de constitution leur a communiqué comme étant déjà décidé. C’est une pauvre ruse, et cette démarche est dangereuse. Le temps a été beau aujourd’hui. Vicq d’Azir dit que les cheveux de la reine sont tournés au gris par suite de ses dernières aventures. Paul Jones est venu me voir ce matin. Il est irrité de la démocratie de ce pays-ci. La fuite du roi et de la reine a provoqué, entre autres, un décret contre l’émigration qui ralentit la vente des terres.


6 juillet. — Promenade à cheval avec Mme de Flahaut et Mlle Duplessis. Nous allons au bout de l’île Saint-Louis, d’où l’on découvre une belle vue sur la Seine. Nous allons ensuite sur la rive gauche, et nous remontons jusqu’au boulevard au-dessus du jardin du Roi. Nous suivons les boulevards jusqu’aux Invalides. Je descends mes compagnes chez elles, et reviens écrire chez moi. Le temps est très beau. J’ai vu ce soir une partie de Paris que je n’avais jamais vue. Elle n’est pas très peuplée, mais il s’y trouve beaucoup de beaux jardins. Je passe la soirée avec Mme de Laborde, chez qui je vois pour la première fois la déclaration signée par un certain nombre de députés, proclamant leur adhésion à la cause de la royauté. Elle est verbeuse et sans énergie ; on pourrait facilement les prendre à leur propre piège. Brémond me dit que Bergasse a préparé son ouvrage sur la Constitution française, et qu’il me le montrera ; et il me propose à ce sujet certaines mesures auxquelles je refuse de participer avant de connaître le but qu’ils poursuivent. Selon l’habitude, nous avons ce soir une conversation politique chez Mme de Ségur ; je trouve que les opinions sont en train de se modifier.


11 juillet. — Brémond vient me voir ce matin, et me demande d’aller voir Bergasse. Le traité de Bergasse sera court, clair et élégant. Je pense qu’il aura une grande valeur, mais je crains que l’esprit public n’y soit mal préparé. Visite à Le Couteulx. Il est sorti voir la procession de Voltaire. Je vais chez M. Simolin dans le même but. Il est si tard que nous retournons au Louvre dîner à la hâte, après quoi nous retournons chez Simolin pour voir la fête. Elle est piteuse, et la pluie ne la rehausse pas du tout. Je vais chez M. de Montmorin. Il s’est enfermé avec des visiteurs. Je reste assez longtemps avec les dames. Short arrive et nous nous disputons. Il prétend que la religion est à la fois absurde et inutile, et qu’elle est hostile à la morale. Je soutiens une opinion différente. Visite à Mme de La Caze ; je lui présente mes condoléances sur la mort de son ami, le baron de Besenval. Cette mort forme naturellement le sujet de la conversation, car il était très lié avec elle. Elle est très affligée. D’après les usages de Paris, c’est équivalent à la perte d’un mari en Amérique.


14 juillet. — Au moment où j’arrive au Champ de Mars, une grande multitude s’y trouve déjà rassemblée pour célébrer, par une messe, l’anniversaire de la prise de la Bastille. À l’Assemblée, le parti républicain a traité le roi très durement, mais le rapport qui conclut à son inviolabilité sera adopté. M. de Trudaine me dit avoir entendu le jeune Montmorin assurer que le roi est d’une nature cruelle et basse. Une preuve de sa cruauté était, entre autres, son habitude d’embrocher et de rôtir des chats vivants. Pendant ma promenade avec Mme de Flahaut, je lui dis que je ne pouvais pas croire de pareilles choses. Elle répond qu’il les a commises dans sa jeunesse ; qu’il est très brutal et hargneux, ce qu’elle attribue surtout à une mauvaise éducation. Étant encore dauphin, sa brutalité l’a fait même battre sa femme, ce qui lui valut un exil de quatre jours infligé par son grand-père Louis XV. Jusqu’en ces derniers temps, il avait l’habitude de cracher dans sa main, parce que c’était plus commode. Il n’est pas étonnant qu’un pareil animal soit détrôné.


15 juillet. — Je dîne aujourd’hui chez M. de Montmorin. Montesquiou me demande si je ne dois pas être nommé ministre près de cette cour. Je réponds que non, que M. Jefferson désire beaucoup la nomination de M. Short, etc. Il dit qu’il est certain de pouvoir faire adopter par le Comité financier toute mesure raisonnable concernant la dette des États-Unis à la France. Je réponds que les États-Unis feraient aujourd’hui surgir des difficultés.

Paris est bouleversé ce soir par le décret, passé à la presque unanimité de l’Assemblée, et déclarant le roi inviolable. Le temps a été clair et très chaud. La populace est très portée à l’émeute, mais la garde nationale est sortie et postée de façon à éviter des malheurs.

Comme je loge près des Tuileries, à l’Hôtel du Roi, dans la rue Richelieu, il est fort possible que j’aie une bataille sous mes fenêtres. L’avant-garde de la populace doit se composer de deux à trois mille femmes. Un bon et sérieux engagement serait, je crois, plus utile que nuisible, mais le grand mal provient d’une cause difficile à faire disparaître. Je pense qu’il sera à peine possible de confier l’autorité, ou plutôt d’obtenir que le peuple obéisse, à un homme qui a complètement perdu la faveur du public ; et, si on l’écarte, je ne vois pas comment l’on pourra organiser une régence. Les frères du roi sont à l’étranger ainsi que le prince de Condé. Le duc d’Orléans est l’objet du mépris universel, et, si l’on nommait un conseil de régence, on serait obligé de nommer des personnages faibles ou suspects. Ajoutez-y les querelles inévitables, même pour des causes futiles, dans un État dont le roi est détrôné. En même temps, l’état des finances est détestable et empire tous les jours.


16 juillet. — Je vais déjeuner à onze heures avec lady Sutherland, puis je l’accompagne chez M. Houdon pour voir la statue du général Washington. C’est une femme charmante. Je vais chez Mme de Ségur. Le comte est au lit, avec une fluxion à la joue. Puisignieux et Bercheny sont ici. Le premier a démissionné, mais le second conserve son régiment parce qu’il ne peut l’abandonner. Il vient de quitter le comte d’Afri, qui a reçu l’ordre des cantons suisses d’insister sur le payement en espèces des troupes de ce pays. Ces messieurs déclarent que la discipline a disparu de l’armée, et je crois bien que c’est la vérité.

Je fais une promenade à cheval avec Mme de Flahaut ; nous emmenons d’abord Vicq d’Azir qui nous dit que Petion, un des trois commissaires envoyés par l’Assemblée pour accompagner le roi, s’est conduit de la façon la plus révoltante et la plus méchante. Assis en voiture avec la famille royale, il s’est permis les manières les plus déplacées, et s’est amusé à expliquer à Mme Élisabeth la manière de composer un conseil de régence. J’ai reçu un mot de Mme de Montmorin, me recommandant un malheureux Irlandais. Je lui ai donné une guinée, et j’ai parlé à l’ambassadeur de l’envoi de ses enfants à Dublin. Il est quelque peu extraordinaire qu’un rebelle américain se voie chargé de rapatrier, aux frais de Sa Majesté Britannique, les descendants des rebelles irlandais. Mais telles sont les vicissitudes de la vie.


17 juillet. — Visite à l’ambassadrice d’Angleterre, qui me reçoit avec une cordialité charmante. Le colonel Tarleton et lord Selkirk sont ici, et la conversation s’engage par hasard sur l’Amérique, ce qui est amusant, car ils ne me connaissent pas. Tarleton dit qu’une fois, aux avant-postes, il s’est procuré la liste des espions du général Washington, et que Linton, après les avoir enfermés, les laissa sortir, quelques jours après, par faiblesse ou par compassion. Je blâme cette faiblesse. Je vais ensuite au Louvre, et en chemin je rencontre la municipalité, avec le drapeau rouge déployé. Au Louvre, nous montons dans la voiture de Mme de Flahaut ; je m’arrête pour prendre mon télescope, puis nous allons à Chaillot, mais le temps que nous y fait perdre Mme de Courcelles nous fait arriver sur les hauteurs de Passy trop tard pour voir ce qui se passe au Champ de Mars. En revenant, cependant, nous apprenons que la milice a fini par tirer sur la foule et qu’il y a quelques tués. Les gens se sont sauvés aussi vite qu’ils ont pu. Ce matin, pourtant, ils massacraient deux hommes, et ce soir l’on a, dit-on, assassiné deux miliciens dans la rue. Cette affaire, je crois, va nous assurer la tranquillité, bien que probablement quelque chose d’encore plus sérieux soit nécessaire pour mater cette abominable populace. Je vais passer la soirée chez Mme de Ségur. Ses hôtes sont encore effrayés et aucun ne vient, sauf le chevalier de Boufflers. Ségur raconte ce qui s’est passé entre la reine et lui, et comment elle l’a trompé. Il me demande de dîner avec lui jeudi, pour rencontrer le comte de La Marck qui en a exprimé le désir. Je crois en deviner la raison, mais nous verrons. Je pense que l’un des plus beaux spectacles que j’aie jamais vus, était celui de ce soir au pont Royal : Un beau clair de lune, un silence de mort, et la rivière coulant doucement sous les différents ponts, entre de hautes maisons, toutes illuminées (par ordre de la police), et, de l’autre côté, des bois et des collines dans le lointain. Pas un souffle d’air. Il a fait très chaud toute la journée.

Copie de ma lettre à Robert Morris : « Le but de la réunion du 17 juillet était de persuader à l’Assemblée, par la douce influence de la corde, de défaire tout ce qu’elle avait fait à propos du monarque emprisonné. Comme les différents ministres et les officiers municipaux avaient été chargés par l’Assemblée de maintenir l’ordre et de veiller à l’exécution des lois, on a fait une proclamation et déployé le drapeau rouge. Revenant de chez l’ambassadeur de Hollande vers sept heures du soir, j’ai rencontré un détachement de la milice avec le drapeau rouge, et quelques officiers civils. Peu après, je suis monté sur une hauteur pour voir la bataille, mais elle était terminée avant mon arrivée, la milice n’ayant pas voulu, comme d’habitude, mettre l’arme au pied sur l’ordre de la foule. À son ordinaire, celle-ci commença à lui jeter des pierres. Il faisait chaud et c’était dimanche après-midi ; or, d’après un usage immémorial, les habitants de cette capitale ont généralement une partie de plaisir pour ce jour-là. Être privés de leur amusement, parader dans les rues sous un soleil brûlant, puis se tenir comme des dindons pour être assommés à coups de briques, c’en fut un peu trop pour la patience des miliciens ; aussi, sans attendre d’ordre, ils tirèrent et tuèrent une douzaine ou deux des manifestants en haillons. Les autres retrouvèrent leur vigueur pour fuir. Si les miliciens avaient attendu des ordres, je crois bien qu’ils auraient pu être tous assommés avant d’en recevoir. En l’espèce, l’affaire a été des plus simples. Plusieurs miliciens ont été assassinés depuis, et deux hommes ont été accrochés à une lanterne, et mutilés à la parisienne. Il en est résulté une certaine effervescence. La Fayette a vu la mort de près, ce matin, mais le pistolet a dévié contre sa poitrine. Bien que l’assassin eût été aussitôt saisi, le général donna l’ordre de le remettre en liberté. Ces choses se passent de commentaires. Je crois que nous serons tranquilles pendant quelque temps, mais il est bien possible qu’un violent effort soit fait sous un prétexte plausible, et alors, si la milice réussit, l’ordre sera rétabli définitivement. Vous aurez appris de divers côtés la fuite du roi. À propos, on le disait parfaitement libre ici, et pourtant notre ami La Fayette a été bien près d’être pendu à cause de cette fuite, mais pour se justifier il prouva que Sa Majesté, outre la parole qu’elle avait donnée, était si étroitement surveillée, qu’Elle n’avait que peu de chances de partir sans attirer l’attention. La conduite du roi était folle. Les affaires publiques étaient dans une telle situation qu’en se tenant tranquille, il serait bientôt devenu le maître, parce que l’anarchie qui règne partout aurait montré la nécessité de lui confier l’autorité, et parce qu’il est impossible que l’équilibre entre une assemblée unique et un prince soit tel, que celui-ci ne devienne bientôt trop lourd pour ses sujets ou trop léger pour les affaires. De plus, l’Assemblée, fortement soupçonnée de corruption, tombait rapidement dans l’estime publique. Le départ du roi a tout changé, et maintenant on semble généralement désirer une république, ce qui est dans l’ordre naturel des choses. Hier l’Assemblée a décrété que, le roi étant inviolable, on ne pouvait le comprendre dans les poursuites intentées contre ceux qui étaient concernés dans son évasion. Cela a causé une grande effervescence. Le peuple s’assemble actuellement à ce sujet, et les miliciens (dont beaucoup sont hostiles au roi) sont sortis. On a voté une loi contre l’émigration, bien que, d’après la déclaration des Droits de l’homme, chacun ait le droit d’aller où il lui plaît ; mais, vous le savez, c’est là le sort ordinaire des déclarations de droits. On ne sait combien de temps cette restriction sera maintenue, mais tant qu’elle durera, aucune terre ne pourra être vendue au détail. »


21 juillet. — Dîner chez le comte de Ségur ; j’y rencontre M. de La Mark et M. Pellier. Il se trouve que ce dernier a, sur le gouvernement, presque les mêmes opinions que moi. Après le dîner, promenade avec Mme de Ségur dans les jardins du Palais-Bourbon. Elle m’a demandé cet après-midi (probablement pour en informer son mari) si j’accepterais la place de ministre plénipotentiaire au cas où elle me serait offerte. J’ai répondu : « Oui, si l’on m’en donne l’autorité. » Elle m’a demandé ensuite si je saisirais l’occasion de l’obtenir, au cas où le roi et la reine promettraient de suivre mes conseils. Je lui ai dit que dans ce cas je réfléchirais. Brémond m’informe qu’il est nécessaire de voir Camus pour divers détails, et veut que je m’en occupe. Lui et Pellier doivent dîner avec moi demain. Je dîne chez Mme de Flahaut. Nous allons à l’Opéra ensemble. « Œdipe » est suivi du ballet de « Psyché ». La musique de l’Opéra est excellente, de beaucoup la meilleure que j’aie jamais entendue ; je donne mon avis à ce sujet, et l’on m’assure que c’est la meilleure qui soit sur une scène française. Le ballet est absolument magnifique. Mme de Flahaut me dit qu’elle a besoin de petits assignats pour M. Bertrand, et qu’elle y trouvera du profit. Naturellement je promets mon assistance. M. de Ségur m’a dit aujourd’hui qu’il désirait que je choisisse un jour pour dîner avec M. de Montmorin, afin de conférer avec lui sur l’état des affaires publiques. Je promets de le faire, tout en évitant de fixer le jour. J’ai dit à Mme de Flahaut que j’avais toujours su apprécier la conduite de son ami l’évêque envers moi ; que ses manières, sur lesquelles elle attire mon attention, ne me surprennent donc pas, et que je lui en parle maintenant parce qu’il sera peut-être nécessaire de le lui rappeler plus tard. Elle dit que M. de Montmorin est maintenant entièrement acquis à Barnave et à Lameth. Cela ne me surprend nullement. Montesquiou a eu avec lui une scène un peu vive à ce sujet.


28 juillet. — M. Brémond vient me voir ce matin, et me dit que je peux poser les conditions qui me plairont pour avoir l’aide de Camus. Je vais au Louvre avant l’arrivée de M. de Montesquiou, pour répondre à une invitation de Mme de Flahaut, à qui j’ai promis 100,000 francs, si l’affaire, qu’elle ignore, réussit. J’expose à Montesquiou la nécessité d’avoir Camus, et il promet de le sonder. Je lui dis que Mme de Flahaut ne sait rien de l’affaire. Il demande si j’en ai parlé à l’évêque. Je réponds qu’il est au courant depuis longtemps, mais pas par moi ; je ne lui en ai jamais parlé et je n’ai pas l’intention de le faire. Je parle à M. Brémond de M. Camus et lui dis ce que j’ai promis. Mme de Ségur me dit que Madame Adélaïde a harangué le peuple de Rome au sujet de la fuite du roi ; néanmoins elle était légèrement dans l’erreur, car on l’avait informée qu’il était à Luxembourg. — Visite à Mme du Bourg, où il y a une table de rouge et noir. Je bavarde avec l’ambassadeur d’Angleterre, et je joue de très petites sommes, de façon à n’avoir ni gains ni pertes. Je dis à Mme de Beaumont que je dînerai chez elle demain avec Ségur, et que je veux voir son père auparavant, et j’informe Mme de Ségur que je ne veux pas faire d’avances à son mari, mais qu’il devra commencer la conversation.


30 juillet. — Je dîne avec M. de Montmorin. Je lui parle pendant quelques minutes avant le dîner, pour le préparer à une conversation avec le comte de Ségur, qui doit me rencontrer ici, mais qui ne vient pas. M. de Montmorin dit qu’il a recommandé le mémoire de Swan au ministre de la marine, et qu’il a écrit sa recommandation au dos, mais je parierais qu’il ne l’a pas lu. Je vais chez l’ambassadrice d’Angleterre, et je m’aperçois qu’avec des prévenances je gagnerais la confiance de son mari, qui est plus capable qu’on ne le croit généralement.


31 juillet. — Ce matin j’envoie chercher M. de Montesquiou qui arrive un peu avant midi. Je lui expose nos opérations avec Camus et j’offre de l’y intéresser. Il bondit à l’idée de vendre son vote, mais je lui fais observer que loin de là, nous ne faisons que profiter de celui de M. Camus. Il me dit, et je le savais déjà, qu’il a un grand besoin d’argent, et promet d’agir de façon désintéressée avec Camus pour le bien de l’affaire. J’ajoute que j’ai l’intention de lui assurer une part dans l’affaire des rations. Je dîne chez M. Grand, et comme nous trouvons tous qu’il fait très chaud, il place un thermomètre à l’ombre : celui-ci marque 28 degrés Réaumur ou 89 degrés Fahrenheit. C’est déjà joli. Chez Mme de Ségur, le comte de La Marck, qui est présent, semble désirer être en bons termes avec moi, tout en cachant ce désir par une sorte de coquetterie masculine. J’apprends qu’il a parlé à M. de Montmorin de notre dîner chez M. de Ségur. Il semble donc y avoir un fil conducteur à travers tout ce tissu. Brémond vient m’apprendre que Camus a été adouci par la teinture d’or dans l’affaire de Malte ; on peut donc compter sur lui pour d’autres choses, si l’on en fait une application convenable.


4 août. — Je vais chez Mme de Montmorin ; j’y trouve le comte de La Marck, et je crois encore m’apercevoir qu’il désire faire plus ample connaissance avec moi. Je remarque que lui et M. de Montmorin prennent des chemins différents pour se rencontrer dans le cabinet de ce dernier. Je vois le comte de Bercheny. Il a reçu une plainte du camp de la milice dans la plaine de Grenelle ; on trouve le sol trop dur et trop rugueux pour dormir. C’est tout à fait le genre. D’après sa description, j’estime que ce corps ressemble à tous les autres corps de milice, avec cette seule différence qu’ici les individus diffèrent essentiellement entre eux au point de vue de la fortune, et qu’ils ont en général les mœurs les plus dissolues.


6 août. — Hier Brémond m’a apporté à lire la Constitution française. Short me demande ce que j’en pense. Je réponds qu’elle est ridicule. Je dîne avec M. de Montmorin et nous parlons affaires. Il a une opinion assez juste de lui-même et des autres. Il me répète ce qui s’est passé ce matin chez le roi ; ce récit lui arrache des larmes et à moi aussi. Pauvre homme ! Le roi se considère comme perdu et tout ce qu’il fera maintenant sera pour son fils. Je vais à Auteuil voir Mme Helvétius. Ses invités sont des démocrates fous à lier. La Constitution forme maintenant le sujet de toutes les conversations auxquelles je prends le moins de part possible.


7 août. — Visite au marquis de Montesquiou avec qui je parle affaires. Il me dit qu’une tentative de corruption a été faite auprès d’Amelot, qui en a fait part au Comité ; que c’était pour l’affaire des rations ; que Camus s’est expliqué à ce sujet, et qu’il a été décidé de réunir le Comité diplomatique mardi. Ce matin Brémond m’amène Pellier, et comme il doit taire partie de notre conseil, je lui montre les observations que j’ai déjà rédigées. Il semble désireux de les voir achever rapidement, afin d’adopter celles que demanderont les circonstances. — Souper chez l’ambassadrice d’Angleterre, chez qui je rencontre lord Fitzgerald. Il revient d’Amérique, où il a fait une longue excursion à l’intérieur. C’est un jeune homme agréable et intelligent. Notre réunion qui comprend seulement encore son frère et lord Gower, est une des plus agréables dont j’ai souvenir. M. Jaubert vient avec le peu qu’il a traduit de mon ouvrage[1] ; il me faut beaucoup de temps pour faire les corrections et rappeler l’énergie de l’original. Je vais chez M. de Montmorin, et selon ce que Brémond m’a dit ce matin, je lui parle des rations. Il répond que cette cause est perdue au comité ; c’est exactement le contraire de ce que m’a dit Brémond. Je trouve que Montmorin commence à être très monté contre la Constitution. Mme de Flahaut est au désespoir de la froideur que l’évêque témoigne pour ses intérêts. Je lui dis que je n’en suis nullement surpris, et notre conversation m’amène à lui montrer le caractère de cet homme sous son vrai jour.

Il est amusant d’entendre certaines gens se plaindre que le parti républicain commence à prédominer dans l’Assemblée. On dirait que ses adversaires, ceux qui ont élaboré la Constitution, sont des monarchistes.


16 août. — Dîner chez le comte de La Marck, qui me dit que notre entrevue chez M. de Montmorin, projetée pour demain, est renvoyée à vendredi, jour où Pellier aura aussi préparé un plan. On assure que la Constitution a été adoptée aujourd’hui. Le prince de Poix que je rencontre, tient un langage des plus aristocratiques, il est dépourvu de force, mais, comme dit le docteur Franklin, « les pailles et les plumes montrent d’où souffle le vent ».


18 août. — M. Brémond vient comme d’habitude, et je fais à mon tableau financier de nouvelles corrections, dont l’effet sera, je crois, considérable. Quand je vais chez M. de Montmorin, il commet l’imprudence de quitter un cercle d’ambassadeurs pour venir à moi, et me donner rendez-vous pour demain. Il dit qu’il a demandé à Pellier de rassembler tous les traits populaires de la conduite du roi depuis qu’il est sur le trône, et de les mettre dans son discours. C’est un tort, et je le lui laisse entendre, mais sa sotte vanité aura probablement le dernier mot. Après le dîner, nous examinons le rapport de M. de Beaumetz sur la manière de présenter la Constitution au roi. Je leur demande, mais en vain, d’étudier l’importante question de la conduite que devra adopter le roi. Je pense que les mesures faibles seront probablement adoptées.


20 août. — M. Brémond discute aujourd’hui avec moi cette question : Quel régime convient aux relations de la France avec ses colonies, et quelles relations peut-elle leur permettre avec des étrangers, particulièrement avec les États-Unis ? Étant d’accord là-dessus, nous examinons ensuite les moyens d’atteindre notre but, et nous fixons notre plan d’opération, qui réussira probablement. Il doit préparer un mémoire qu’il me montrera, et dans l’intervalle fera adopter une résolution demandant aux Comités colonial, d’agriculture, de commerce et fiscal, un rapport sur les pouvoirs à donner aux commissaires partant pour Saint-Domingue. Il faudra d’une façon générale que pouvoir soit donné aux commissaires de consulter les assemblées coloniales, et de s’entendre avec elles pour un projet d’union et de règlements commerciaux, qui serviront de base aux délibérations futures. Puis ces commissaires feront le reste. Après avoir décidé ce plan, je lui parle d’affaires particulières, et, comme elles sont de son goût, il fera naturellement tous ses efforts pour les faire réussir. Il a noté quelques réflexions sur l’état des finances, qui, dit-il, effrayeront M. de Montmorin et lui feront adopter mes mesures. Je lui démontre que ces réflexions l’effrayeront bien, si elles sont justes, mais que le résultat serait tout à fait contraire à mes désirs. L’ambassadeur d’Angleterre et le ministre de Prusse m’informent qu’une convention a été signée entre l’impératrice de Russie et le Grand Turc le 26 du mois dernier, sur les bases que la première a toujours réclamées. Bernasse corrige ce que j’avais écrit ce matin. Il dit qu’il écrira au roi demain sur l’état des affaires, et lui exposera qu’ayant obtenu communication de mon plan pour en corriger le style, il le transmet à Sa Majesté, mais sous le sceau du secret absolu. Je me rends avec M. Brémond chez M. de Montmorin et j’y rencontre M. de La Marck. Nous examinons les tableaux dressés par Brémond, puis j’expose à M. de Montmorin mes idées sur cette affaire, lui reprochant en même temps de ne m’avoir pas fait connaître plus tôt les opinions de M. de Beaumetz. M. Brémond me demande de spéculer sur la rente ; je refuse, prétextant que ce jeu, ruineux pour quelques-uns et dangereux pour tous, devient déloyal quand la connaissance des faits permet à un individu de parier avec la certitude du gain. Je m’habille et vais au Louvre. Mme de Flahaut me dit être convaincue que le roi commettra bientôt une nouvelle folie, et elle m’en donne les raisons. — Visite à Mme de Staël qui me fait bon accueil. Elle perd les illusions qu’elle avait sur la Constitution. Je vais ensuite chez Mme de Guibert, où je passe la soirée. On s’amuse à colin-maillard.


25 août. — Le comte de Ségur me dit qu’une des raisons de son départ pour la campagne est qu’il s’attendait à être consulté par le roi ; il me dit quels conseils il aurait donnés. Je crois qu’il se trompe dans son motif, car il s’est montré, à différentes reprises, fortement disposé à servir de conseiller. Je dîne de bonne heure avec Mme de Flahaut, puis je vais à l’Académie. Rien d’extraordinaire, mais je remarque que dans l’auditoire il y a plus de religion que je ne supposais. C’est bon signe. Je retourne aux appartements de Mme de Flahaut ; elle ramène l’abbé Delille, qui nous récite des vers charmants. Je vais chez M. de Montmorin, et lui dis que j’ai lieu de craindre que le roi ne médite un autre coup de théâtre. Il ne le pense pas. Nous discutons longuement ensuite ce qu’il y a à faire : je trouve qu’il commence à avoir une notion correcte des choses. Il est très inquiet au sujet d’un ministre des finances. Je lui dis que, quand le gouvernement jouira d’une autorité suffisante, je lui donnerai un plan pour les finances. Je rentre de bonne heure, après avoir fait en chemin une visite à Laborde. La situation du roi le remplit de tristesse. Je réponds qu’il n’y a aucun danger, et lui montre dans ses grandes lignes la conduite que devrait tenir Sa Majesté. Il me demande de mettre tout cela par écrit. Je refuse, pour le moment. Il ajoute que le roi comprend bien l’anglais, et qu’il gardera le secret ; je puis l’en croire, car il a été plusieurs années valet de chambre de Louis XV.


26 août. — Mme de Staël m’invite à dîner. Elle me demande de lui montrer le mémoire que j’ai préparé pour le roi. J’en suis surpris, et j’insiste pour savoir comment elle en a eu connaissance. Elle me le dit presque. Je le lis pour elle et l’abbé Louis, par qui elle l’a connu ; comme je m’y attendais, ils sont hostiles à un ton aussi hardi. Je suis bien persuadé qu’on adoptera un plan sans grandeur. L’ambassadrice d’Angleterre arrive pendant cette lecture qu’elle interrompt de la façon la plus agréable pour moi. J’arrive tard chez M. de Montmorin. Nous nous retirons dans son cabinet et je lui lis mon projet de discours au roi. Il en est épouvanté, et dit qu’il est trop violent et que le tempérament populaire ne pourra l’endurer. Nous discutons longuement et je lui laisse le projet. Nous en reparlerons et il le montrera lundi au roi. Je lui donne la permission (que d’ailleurs il aurait prise) de le montrer à sa fille. Je sais, pour lui avoir monté la tête, qu’elle encouragera cette démarche. Je vais au Louvre, pour tenir ma promesse. Mme de Flahaut me dit que l’évêque lui a parlé de mon œuvre. Mme de Staël aurait dit que je la lui avais montrée, et la trouverait très faible. Mme de Flahaut a affirmé à l’évêque que ce n’était pas vrai, car, au contraire, Mme de Staël redoutait seulement qu’elle ne fût trop hardie. Nous bavardons longtemps comme cela. Je m’attendais à ce que Mme de Staël se conduisit ainsi. Je n’en suis donc nullement surpris. Je vais souper chez l’ambassadrice d’Angleterre ; elle est seule avec son mari. Nous avons un agréable entretien avant l’arrivée de Mme de Coigny. Nous nous complimentons mutuellement, Mme de Coigny et moi, et je crois possible que nous devenions amis, mais cela dépend du chapitre des accidents, car elle devra se donner la peine d’y parvenir.


29 août. — Mme de Beaumont me dit que Mme de Staël a informé son père qu’elle avait vu mon œuvre. C’est une femme diabolique et je raconte à Mme de Beaumont toute l’histoire. Il est clair que M. de Montmorin ne peut pas et ne veut pas se servir de mon brouillon. Je vais chez Mme de Staël. Elle est encore à sa toilette, et je suis désappointé dans mon attente d’y rencontrer lady Sutherland. La conversation est terne. Je n’ai pas l’occasion de dire à Mme de Staël ce que je me proposais de lui dire, car elle paraît avoir quelques remords et elle m’évite, mais je dis à l’abbé Louis que je renonce à me mêler de quoi que ce soit, et que je demanderai que mon plan ne soit pas suivi. Brémond me prie de le faire nommer l’un des commissaires du trésor. Je donne à M. de Montmorin un mémoire sur la situation actuelle. Il me dit que Mme de Staël s’est jouée de lui une fois comme de moi ; son père aurait assuré qu’elle avait l’habitude de prétendre savoir afin d’être informée. Je réponds que je lui ai donné lieu de croire que j’avais entièrement abandonné la chose, et je lui demande, à lui, d’en parler légèrement, comme d’une affaire classée. Il réplique que le projet est maintenant dans les mains du roi, qui a trouvé le discours préparé pour lui difficile à avaler, parce qu’on y avoue qu’il a perdu la couronne ; mais il a fait observer à Sa Majesté que son seul tort était de ne pas avoir 150,000 hommes à ses ordres.


2 septembre. — Le comte de Montmorin m’annonce la conclusion de la paix entre la Russie et la Porte ; il tient de source sûre que divers corps de troupes sont en marche, de sorte que, l’Empereur et le roi de Prusse étant complètement d’accord, il semble probable que l’on projette quelque chose contre ce pays. Je l’assure que dans ce cas il me paraît d’autant plus nécessaire de faire déclarer, par le roi au moins, les grandes lignes de la Constitution qu’il désire ; il dit que les émigrés réclament l’ancien régime pur et simple. S’ils insistent, je crois qu’il y aura de chaudes rencontres. — Visite à l’ambassadeur d’Angleterre. Je m’entretiens un peu avec le comte de La Marck qui est, ou prétend être, de mon avis sur la Constitution et sur la conduite que devrait tenir le roi. Mme de Staël, qui est là, a une violente dispute avec l’abbé de Montesquiou ; c’est l’évêque d’Autun qui en est en partie la cause, à la grande édification de M. de Narbonne, à peine revenu d’Italie. Au souper, Montesquiou trace des finances de ce pays un tableau qui, serrant de près l’original, n’est naturellement pas beau. La Constitution a été présentée ce soir au roi, qui a promis de donner sa réponse sous peu. Je vais chez l’ambassadeur d’Angleterre et je reste quelque temps auprès de la table des jeux de hasard, aux joies et aux tristesses desquels je ne prends aucune part. Je vais chez Mme de Staël. Je demande à l’abbé Louis les nouvelles. Il répond (dans l’intention, je crois, de me faire parler) que le discours du roi comprendra une partie du mien mêlé à d’autres choses. Je réplique qu’il n’y aura rien du mien, et en vérité je le crois. Je lui dis encore que je renonce à toute idée de diriger la conduite du roi dans les circonstances actuelles, et de fait j’y renonce. J’accompagne à leur sortie lady Sutherland et Mme de Coigny, et M. Short me suit. En montant en voiture lady Sutherland me demande d’aller les voir plus souvent ; elle m’attend à dîner dimanche ; je devrais m’inviter moi-même le matin. Elle ne fait aucune attention à M. Short qui est à mes côtés, et quand je me tourne vers lui pour lui parler après qu’elle est partie, je lui trouve la figure décomposée et la voix altérée. Il va donc rentrer chez lui, le cœur rempli de fiel contre moi, parce que l’on n’a pas fait attention à lui. C’est dur, mais c’est la nature de l’homme. Il est chargé d’affaires et je ne suis qu’un particulier. Il attend de tous, et surtout du corps diplomatique, une déférence et un respect marqués. Je lui souhaite de l’obtenir, mais dans ces parages, c’est impossible pour l’instant.


7 septembre. — Je dîne aujourd’hui avec M. de Montmorin ; Mme de Staël est là avec son cortège. Je trouve que l’évêque d’Autun et elle le pressent très fort pour je ne sais quoi. Je vois M. Short, dont les traits n’ont pas encore repris leur calme. Je soupe avec le comte de La Marck qui me dit que le but de Mme de Staël et de son évêque était d’obtenir la révocation du décret l’excluant lui et les autres du ministère, ce qui le réduit au rang de très petit intrigant. Nous avons ici les archevêques d’Aix et de Lyon, c’est-à-dire les ci-devant archevêques, et nous avons Mme d’Ossun, une des dames d’atours de la reine. L’archevêque d’Aix raconte qu’il s’occupe de rédiger une protestation contre la Constitution au nom de la noblesse et du clergé. La noblesse veut protester contre l’égalité naturelle des hommes, car le droit des rois est divin, mais le clergé s’y oppose. Je lui suggère l’idée qu’il serait convenable d’attendre pour cette protestation le discours du roi, mais il pense différemment. Mme d’Ossun est si pleine d’attentions que je crois avoir fait une bonne impression sur elle. J’ai été au Salon aujourd’hui voir l’exposition de peinture et de sculpture non encore ouverte au public, mais l’évêque d’Autun, que la municipalité a chargé de ce soin, permet à des étrangers de la visiter. Il y a de très bons envois.

Le comte de La Marck, que j’ai vu chez l’ambassadeur d’Angleterre, me dit que les observations du roi seront faites demain ou après-demain. Il semble un peu froid et timide à ce sujet. Ce matin, Brémond vient me dire que le roi a refusé le discours préparé pour lui par Pellier, à cause d’un mémoire qu’il avait reçu en anglais. M. Short m’informe qu’au conseil de vendredi dernier, M. Montmorin a présenté les observations écrites par Pellier, mais le roi a préféré les miennes, et là-dessus il m’a félicité. J’essaie de le mettre sur une mauvaise piste, mais il répond que ses informations ne peuvent lui laisser de doute, et aussi que M. de Montmorin est fâché de la préférence. Il ajoute qu’on lui a demandé comment j’avais pu arriver au roi ; il a répondu que je n’avais pu le faire que par M. de Montmorin.


8 septembre. — Aujourd’hui le roi se rend à l’Assemblée et accepte formellement la Constitution. Je vais au Louvre. Je dîne avec le comte de La Marck, et nous discutons la déclaration (que l’on va rendre publique) de l’empereur et du roi de Prusse. J’apprends au Louvre la substance de la lettre du roi ; c’est assez maigre. Il semblerait que l’intrigue ait enfin réussi, et ait fait adopter au roi un parti moyen qui ne vaut rien. Je vais à l’Opéra ; la pièce est exécrable, mais le ballet de Télémaque compense cet ennui.


10 septembre. — Je vois aujourd’hui M. de Montmorin et je lui demande les divers papiers que je lui ai donnés. Il me répond que le dernier est entre les mains du roi, en vue de régler sa conduite à l’avenir. En m’informant, je découvre qu’il ne l’a pas remis avant que Sa Majesté eût accepté la Constitution. Il a eu tort, mais il est trop tard pour qu’il serve à quelque chose de le lui dire. Le premier papier, qui était un projet de discours pour le roi, a été rendu par ce dernier ; mais comme je le lui ai donné, il désire le garder. Je lui demande ce qu’est devenue l’œuvre de Pellier ; il répond que ce n’était qu’un mémoire. Je répète ce que Short m’avait dit ; il réplique que c’est une histoire fabriquée, mais par la suite je découvre que les dires de Short et de Brémond ne sont que des éditions différentes de la même chose, et je suis maintenant à peu près persuadé qu’une intrigue, à laquelle participait M. de Montmorin, a empêché le roi d’agir comme il aurait dû. Je lui demande s’il est vrai que la disette se fera sentir. Il croit qu’il y aurait assez de blé si le pouvoir était assez fort pour le faire distribuer équitablement. Je lui parle de l’avantage qu’il y aurait à mettre en réserve une quantité de farine à distribuer gratuitement aux pauvres de cette ville en cas de détresse ; je lui en indique les moyens et les conséquences. Je lui demande d’y penser et de n’en pas parler.


17 septembre. — Brémond se plaint de ne pouvoir obtenir les rapports de Montesquiou, et soupçonne que la publication en est arrêtée. Il me dit que le roi a déjà connaissance depuis quelques jours d’un manifeste des princes. Je me demande ce que c’est. Après le dîner, je me rends à l’ambassade d’Angleterre, où je vois lady Hamilton ; c’est une femme extraordinaire qui s’est rendue en Italie sous bonne garde, et y a inspiré une telle passion à Sir William Hamilton qu’il l’a épousée. Elle est très belle d’apparence.


18 septembre. — La journée s’ouvre par des salves d’artillerie. C’est la grande fête de l’adoption de la Constitution. Aucune voiture n’étant autorisée, je sors à pied à une heure et vais au Palais-Royal, et de là au Louvre. Je reste dîner avec Mme de Flahaut. Je rentre chez moi, et, après y avoir laissé ma montre, ma bourse et mon portefeuille, je me promène dans la rue Saint-Honoré jusqu’aux Champs-Élysées, puis aux Tuileries. L’illumination du château et de l’avenue est superbe. Fatigué d’être serré dans la foule et de me promener, je rentre chez moi. Le temps s’est rafraîchi et tourne à la pluie. Pendant que j’étais au Louvre un ballon, lancé au Champ de Mars, est passé par-dessus nos têtes.


19 septembre. — Mme de Montmorin et sa fille, M. et Mme Villars et M. Franklin déjeunent avec moi. M. de Montmorin arrive et me remet le mémoire que j’avais écrit pour le roi. Il me montre en même temps une note où celui-ci en réclame la traduction. Je lui demande s’il a pensé à l’affaire des farines ; il répond négativement. Comme je me proposais de lui en reparler, il me demande de lui faire une petite note qui sera remise avec le mémoire. Je donne ma promesse. Je vais au Louvre lire mon mémoire à Mme de Flahaut, lui disant qu’elle devra m’aider pour la traduction, afin qu’un jour je puisse faire savoir au roi qu’elle est dans le secret. Je promets de parler d’elle à M. de Montmorin. Visite à l’ambassadeur d’Angleterre. Le ministre de Prusse me demande si j’étais un de ceux qui ont conseillé la lettre du roi. Je lui dis que non et j’expose ce que j’aurais écrit. L’ambassadeur d’Angleterre est présent, et me dit qu’il n’a pas cru à cette histoire. Gouvernet me parle ensuite du même sujet, et me dit qu’il m’a défendu contre cette accusation. J’expose en termes généraux ce que j’aurais fait, et j’ajoute que si, désespérant de faire le bien au moyen du roi, il me semblait enfin nécessaire de s’adresser aux princes, c’est à lui que j’ai pensé comme intermédiaire. Lady Hamilton chante, et joue en chantant, avec une perfection que je n’ai encore jamais vue. C’est vraiment une femme des plus charmantes, mais elle a un peu l’air de son ancienne profession. Lady Anne Lindsay est ici et me rappelle que nous nous sommes rencontrés chez la duchesse de Gordon. À cinq heures, je vais à l’Opéra voir Castor et Pollux. Le roi et la reine s’y trouvent ; des applaudissements redoublés les accueillent, mais les gens du parterre défendent toute marque d’approbation sauf à eux-mêmes. Je vois M. de Montmorin qui me dit qu’il sera impossible de prendre des mesures pour employer aux subsistances une somme plus grande que ne le permet la liste civile. Nous en reparlerons. Je vais au Louvre et ensuite chez Mme de Staël, où la société est nombreuse et s’occupe à jouer. J’y lis la lettre adressée au roi par ses frères ; elle est bien écrite.


21 septembre. — Brémond me dit que Sainte-Foy, Renneval, etc., ont ourdi une intrigue pour détacher l’empereur du roi de Prusse, en se servant de M. de Metternich, et que toutes les pièces originales lui ont été communiquées. Il me dit aussi que Duport commence à gagner un ascendant sur le roi et la reine. Je passe au Louvre à cinq heures, et je demande à Mme de Flahaut de m’aider à corriger ma traduction demain matin. Elle est déjà retenue ; comme c’est un engagement de très peu d’importance qu’elle est néanmoins obligée de tenir, j’exprime brièvement mon mécontentement. Je parle à M. de Montmorin de l’affaire des farines. Il n’a plus la même ardeur. Ses difficultés peuvent être réelles, mais je me fatigue d’un homme qui a toujours des difficultés. Il me dit que le roi réclame ma traduction, et il suppose que c’est pour la communiquer à la reine. Je parle de terrains avec le comte de Poix. Souper chez le comte de La Marck. Rien de marquant ici.


22 septembre. — J’envoie ce matin chercher Bergasse pour qu’il vienne corriger ma traduction. Je lui dis ce qu’il doit écrire, et à trois heures, ayant terminé la copie de mon ouvrage, je vais au Louvre le soumettre à Mme de Flahaut, qui me fait faire une ou deux corrections ; je refuse pourtant d’adoucir une partie qui est très forte. Je dîne chez M. de Montmorin, et après le dîner je lui donne ma traduction au moment où il se rend au conseil, en lui disant toutefois que je crains que les traits forts ne soient dangereux en ce moment, Sa Majesté ayant accepté la Constitution d’une façon différente de ce que j’attendais. Il répond qu’il n’y a aucun danger, et promet de me rendre mon discours. Je vais ensuite chez Mme de Laborde et j’y passe la soirée. Je m’entretiens avec Laborde et je l’amène à me raconter les faits qui ont déterminé l’acceptation du roi ; je promets de lui donner une lettre pour le roi. Je parle aussi à Duport d’un achat de blé pour Paris.


24 septembre. — Je vais voir M. de Montmorin. Je lui donne une lettre à propos de l’allaire des farines, et lui demande mon discours qu’il ne veut pas encore me donner. Je pense qu’il veut le copier, mais il est si paresseux qu’il n’aura pas fini de longtemps. Je retourne au Louvre où je passe la soirée. L’évêque d’Autun, qui est là, me fait sa cour, d’où je tire la conclusion qu’il a appris, d’une façon quelconque, que je me suis un peu vanté. Nous verrons. Je ne reçois ses avances ni bien, ni mal. Il m’informe que l’examen de son rapport est renvoyé à la prochaine législature. C’est une déception pour lui. Mme de Flahaut me dit, quelque temps après, qu’il en est très irrité. Je vais chez Laborde. Je lui donne une lettre pour le roi, et il promet de la remettre de suite.


25 septembre. — Je dîne au Louvre aujourd’hui. Le soir, nous sortons voir les illuminations, qui sont splendides au château, aux jardins des Tuileries, à la place Louis XV et aux Champs Élysées. M. Windham qui est avec nous semble faire attention à Mlle Duplessis, mais je le crois à la fois trop jeune et trop vieux pour s’y laisser prendre.


28 septembre. — Nous avons aujourd’hui au Louvre une nombreuse société anglaise : lord Holland, lady Anne Lindsay, etc. L’évêque d’Autun me dit que le comte Moustier est nommé et demande si je suis lié avec lui. Je réponds assez adroitement, ce qui produit une discussion pour arriver à connaître la vérité. Je vois qu’il a des desseins sur lui. C’est probablement la nomination de Moustier qui a rapproché l’évêque de moi. Il me dit que Montmorin lui en a fait part jeudi dernier. Pour rentrer chez moi, j’emmène le chevalier de Luxembourg, et il me raconte en route le rôle qu’il avait dans les affaires de Favras. Il semblerait que lorsqu’elles commencèrent à prendre de la consistance, Mirabeau et d’autres s’arrangèrent de façon à pouvoir faire de lui un bouc émissaire en cas de besoin. Je soupe avec le comte de La Marck qui doit bientôt quitter Paris. Je lui demande s’il a l’intention d’aller en Allemagne et jusqu’à Vienne ; il répond affirmativement. Il dit qu’il veut se rendre dans ses terres, et passer quelque temps à chasser et à méditer sur ce qu’il a vu depuis trois ans. Il n’est pas disposé à acheter des terres en Amérique. L’ambassadrice d’Angleterre est ici et se plaint un peu que je la néglige ; je l’assure que la faute en est aux affaires. C’est vrai, mais je crois que de plus elle est un peu préoccupée eu ce moment.


1er octobre. — Je dîne aujourd’hui avec M. de Montmorin. Après le dîner, je le revois pour mon discours ; il promet, sur l’honneur, de me le donner. Je lui demande de transmettre au roi ma lettre sur les subsistances ; cette affaire m’est indifférente, mais son devoir est d’informer Sa Majesté. Je lui demande encore qui a fait le discours royal, qui était excellent. Il m’assure que le plan vient du roi lui-même. Je voudrais qu’il fît remarquer au roi la différence d’effet produit par celui-ci et les longues histoires qu’on lui faisait raconter jusqu’ici. Il répond qu’il l’a déjà fait. Au Louvre, je rencontre Short. L’évêque d’Autun arrive et le prend à part ; ils ont une longue conférence qui roule, à ce que je suppose, sur la dette due par l’Amérique à la France ; le pieux évêque voudrait en tirer quelque chose. — Visite à Mme de Staël ; chez elle la société est très mélangée ; c’est, dit-elle, un dîner de coalition. Il y a là Beaumetz, l’évêque d’Autun, Alexandre Lameth, le prince de Broglie, etc. Malouet nous rejoint et aussi le comte de La Marck, qui s’entretient avec Mme de Staël. Je remarque intérieurement que pour les autres qui dînent ici, leur coalition semble assez naturelle. Ségur me dit qu’il a demandé l’ambassade de Londres ; on lui a répondu qu’il n’y aurait pas de difficultés, mais que cela dépend du successeur de M. de Montmorin. Je vais chez La Fayette qui me reçoit très froidement. Je n’en suis pas surpris.


5 octobre. — Souper chez le comte de La Marck. Il m’assure qu’il n’appartient à aucun parti ou coalition de partis ; qu’il méprise presque tout le monde dans le pays et qu’il a l’intention d’entrer au service d’un prince étranger. L’évêque d’Autun soupe ici, et je ne puis m’empêcher de songer qu’il y a du mystère là dedans, mais je crois m’apercevoir clairement qu’il est déçu dans son attente. Les députés de l’ancienne Assemblée sont très violents dans leur blâme de la conduite de leurs successeurs aujourd’hui ; cette conduite n’est pas assez respectueuse pour le roi : sont-ils indignés d’en voir d’autres les dépasser en indignité ?


6 octobre. — L’Assemblée nationale, qui avait décidé hier de ne pas décerner au roi les titres de Sire ou Votre Majesté, et de le placer sur le même pied que son président, est revenue aujourd’hui sur toutes ses résolutions, car elle trouve que le courant de l’opinion à Paris est opposé à ces mesures. J’apprends que le comte de Montmorin n’a pas encore présenté au roi ma lettre sur les subsistances. Ce n’est pas bien, et je crois qu’il vivra assez pour s’en repentir. Chez Mme de Staël, il n’y a rien de marquant, sinon que, d’après la manière dont elle parle du discours du roi, je suis porté à croire qu’il n’a pas été écrit par ses amis particuliers. Mme de Laborde me demande ce que doit faire la reine pour devenir plus populaire. Après quelque réflexion, je réponds qu’elle devrait écrire une lettre à l’empereur, et s’arranger pour qu’elle soit interceptée, etc. Ce petit tour est excellent, s’il est bien exécuté ; sinon, il est bien mauvais.


10 octobre. — Les habitants de cette ville sont devenus étonnamment attachés à leur roi et méprisent complètement l’Assemblée, composée en général de ce que l’on appelait à Philadelphie les bas-bleus. Il existe pourtant une différence entre les deux capitales ; c’est que, chez nous, la pauvreté vertueuse est respectée, tandis qu’ici il est indispensable de briller. Jugez des conséquences. Et, pour éclairer ce jugement, il faut savoir que l’on est en ce moment à la veille de la banqueroute ; on ne pourra l’éviter qu’en augmentant la vigueur de l’exécutif. Cela devient plus évident de jour en jour, et Paris vit, pour ainsi dire, des intérêts de la dette nationale. Ces faits permettront de comprendre pourquoi, l’autre soir, à la Comédie-Italienne, comme on l’appelle, les gens du parterre criaient continuellement : « Vive le roi, vive la reine, vive la famille royale, Sire, vive Votre Majesté ! » Ces mots sire et majesté, ou le sait, avaient été proscrits par l’Assemblée, qui fut obligée, sous la pression du sentiment populaire, d’abroger ce décret le jour suivant. Au milieu de ces acclamations, un patriote se mit dans la tête de crier : Vive la nation ! mais il fut aussitôt réduit au silence. Or, ce sont ces mêmes gens qui, lorsqu’on ramenait le roi de son excursion, fessèrent une duchesse démocrate de ma connaissance, parce que l’on n’avait entendu que ses derniers mots ; or, elle avait dit : Il ne faut pas dire : Vive le Roi ! Elle eut le bon sens de demander au monsieur qui l’accompagnait de la quitter. Le fouet, comme vous le savez, est une opération qu’une femme aime à subir devant des étrangers plutôt que devant des personnes connues. Les provinces ne sont pas encore dans les mêmes dispositions que la capitale. Je dois parler de M. de Favras, qui a été pendu très injustement. Je crois qu’il est vrai, et même presque certain, qu’il avait formé avec les 88, 604, 211, 490 (sic) un plan pour soutenir la Révolution ; il n’existait cependant aucune loi qui en fît un crime, encore moins un crime capital, et, supposant même que ce fût un crime, jamais l’on n’en a fait la preuve. M. de La Fayette, qui a suivi cette affaire dès le début, et qui a été sans le vouloir la cause première de la catastrophe, était invariablement rempli de bonnes intentions, mais il fut à la fin presque renversé par le torrent populaire du moment. Ses ennemis mettent maintenant cela au nombre de ce qu’ils appellent ses crimes. À propos de M. de La Fayette : il est parti pour l’Auvergne avant-hier, dit-on, et ce matin j’apprends que l’on se propose de le choisir comme maire de Paris.


14 octobre. — Aujourd’hui après le dîner, je dis à M. de Montmorin que les républicains veulent commencer leurs attaques par la liste civile, et je lui suggère le moyen de les prévenir. Il répond qu’il n’y a rien à faire pour approvisionner Paris. Je lui dis encore que je suis très content de ne pas en être chargé, et qu’il arrivera des malheurs, dont ni lui ni moi n’aurons à nous accuser, ayant fait tout ce qui était en notre pouvoir. Je ne crois pas que lui l’ait fait. J’envoie sous enveloppe blanche 500 francs à Mlle Duplessis, avec toutes sortes de précautions pour éviter d’être découvert ; sa pension est arrêtée et elle ne sait plus que faire. Pauvre fille, elle emploie ses jours et ses nuits à pleurer. Je passe la soirée chez Mme de Guibert. Après souper, je suis un peu aimable. Au moment de partir, j’ai une curieuse conversation avec lady Anne Lindsay qui est désespérément amoureuse de M. Windham, et que la jalousie dévore. Je lui dis que lorsqu’on désire ramener un amoureux, il faut alarmer ses craintes, et que si elle veut se servir de moi, je suis à ses ordres. Je lui dis comment elle devrait agir, et elle répond qu’en cas de nécessité, elle aura recours à moi.


18 octobre. — Ce matin, aussitôt après le déjeuner, je m’habille et vais chez le comte de Moustier. Il semble très content de me voir, et nous parlons de la situation des affaires. Il semble disposé à accepter la charge des Affaires étrangères. Nous allons ensemble dans ma voiture jusque chez le comte de Ségur, où il prend la sienne, et en chemin je lui soumets le moyen de changer la Constitution française, et de faire en même temps une acquisition considérable de territoire. Il se montre attaché aux intérêts de la Prusse. Je fais une longue visite au comte de Ségur. Il est plongé dans l’intrigue jusqu’aux yeux, tout en se déclarant déterminé à rester tranquille. Il est fort possible toutefois qu’il dise la vérité, car l’homme se trompe beaucoup plus souvent qu’il ne trompe les autres. Après le dîner, je fais une visite à M. de Montmorin, et je le trouve fort agité. Après être restés quelque temps dans le salon, nous nous retirons ensemble, et il me donne enfin le discours que j’avais préparé pour le roi. Il me dit alors que son cœur déborde et qu’il doit le soulager ; que depuis le départ de La Marck, il n’a plus que moi à qui se fier. Il continue en me disant que le roi, depuis la nomination et l’acceptation de Moustier, désire le voir partir, car il craint sa réputation d’aristocrate, et surtout la conduite inconséquente de Mme de Bréhant ; Moustier l’avait pourtant informé de ces deux faits à l’avance. Il ajoute qu’à l’heure où nous parlons Monsieur est en conversation avec le roi et la reine, et il se sent blessé de ne pas être du parti. Il dit qu’il a proposé deux choses : l’une de former un conseil de personnes dévouées aux intérêts du roi, qui suivraient strictement la Constitution, mais dans le but de la détruire ; et l’autre, de laisser le ministère tel qu’il est, mais en changeant seulement son emploi à lui, et d’avoir un conseil privé, comprenant, outre lui-même, MM. de Moustier, Malouet et l’abbé de Montesquiou, ou bien, s’il refuse par respect pour Monsieur son patron, l’archevêque d’Aix ; il ajoute que l’on ne fera rien, qu’il découvre que ses propositions sont écartées et qu’il ne sait sur quoi compter ; il suppose que cela vient du comte de Mercy-Argenteau, qui donne à la reine des conseils bien calculés pour servir les intérêts de l’Autriche. Je lui dis que peut-être quelques personnes l’ont desservi à la Cour. Il dit que non, qu’on le reçoit bien, parfaitement bien, mais il déclare qu’il s’en ira, quoi qu’il arrive. Je vois pourtant qu’il ne s’en ira pas tout à fait, s’il peut l’éviter. Il me dit qu’il n’a pas assez de force de caractère pour poursuivre les mesures qu’il sait être bonnes. Je le sais bien. Il me raconte ce qui s’est passé pour la Cour plénière, au sujet de laquelle, après s’être d’abord opposé à ce plan comme dangereux et avoir ensuite réclamé des mesures vigoureuses pour l’exécuter, car le moindre symptôme de retraite deviendrait fatal, il vit que l’on adoptait un plan différent ; puis, quand le roi allait prendre M. Necker, il exposa à Sa Majesté qu’elle allait se donner un maître à qui il faudrait obéir ; que par suite de cette nomination le roi suivit une ligne de conduite différente de celle qu’il avait suivie jusque-là, et adopta les manières patelines de procéder de Necker. Je lui rappelle que j’ai fréquemment dénoncé les conséquences fatales de ces demi-mesures. Il le reconnaît et dit qu’il les a vues aussi, mais il n’avait pas une vigueur d’esprit suffisante pour suivre la route qui lui semblait bonne. Je lui demande quelle est la situation du roi et de la reine par rapport aux princes. Il répond qu’il n’existe pas d’intelligence entre eux. J’affirme être informé que le roi reçoit de ses frères des lettres qu’il ne communique pas. Il avoue que cela est vrai, mais le roi lui lit les passages se rapportant aux affaires de l’État. Je lui dis que l’on m’assure que la reine reçoit des lettres de l’Empereur au sujet des affaires de la France. Là-dessus il ne s’exprime pas très clairement, et répète qu’il craint que le dernier changement ne soit dû aux conseils de l’Autriche. Il me recommande le plus grand secret d’une façon qui semble implorer ma pitié pour tant de faiblesse humaine.


19 octobre. — Ce matin, le comte de Moustier déjeune avec moi. Il raconte ce qui s’est passé hier avec le roi et la reine. Il me dit qu’ils ont une haute opinion de moi ainsi que M. de Montmorin. Le roi lui a offert l’ambassade d’Angleterre, et il devra y rester jusqu’à ce qu’une occasion favorable se présente pour le faire entrer au ministère, ce qui en ce moment serait dangereux. Il voudrait que je persuadasse à Montmorin de rester plus longtemps en place, et je promets d’essayer. Il ajoute qu’il insistera pour faire venir d’Amérique des provisions, ou plutôt de la farine, selon ma proposition à M. de Montmorin. Il a dans la tête un plan financier que je devrai découvrir, si je le peux.


21 octobre. — Le comte de Moustier vient me dire qu’il a demandé à la reine une audience au sujet de la farine. Sa Majesté a répondu qu’elle n’a jamais vu ma lettre à Montmorin et elle pense qu’elle est de nature à n’avoir pas échappé à son attention. Il me demande de lui en donner une copie. Il ajoute que le roi de Prusse fournira de l’argent pour aider à remettre en place les finances du pays. Il me raconte ce qui s’est passé avec Sa Majesté Prussienne à ce sujet ; elle avait l’intention de se mettre à la tête de ses armées pour rétablir la monarchie française. Il me communique un certain nombre de questions qu’il a déjà posées à plusieurs personnes au sujet des finances ; l’opinion générale est que personne dans le pays n’est capable de diriger les finances, car il n’y a personne réunissant la connaissance des affaires financières à celle des affaires de l’État. Il raconte ce qui s’est passé entre le roi de Prusse et l’empereur à Pilnitz, d’après le récit du roi. Léopold commença à barguigner, mais le roi lui dit de suite que, quelle que fût la différence de leurs États, il enverrait des forces égales à celles de l’empereur, ce qui étonna ce dernier. Je lui donne une foule d’indications et les grandes lignes d’un plan financier pour ce pays ; il me demande de les mettre par écrit. Je lui dis qu’une bonne constitution en est la condition première, que c’est le moment d’en faire une, de façon à obtenir le consentement du roi, et je lui soumets quelques idées à ce sujet. Je lui dis qu’actuellement mon plan est de conseiller M. de Montmorin de rester en place, jusqu’à ce que lui, Moustier, puisse convenablement être admis, et obtenir la présidence du conseil ; que le roi doit presser M. de Montmorin de rester, en posant comme conditions le départ de Duportail ; de cette façon, si l’on peut décider Duportail, il se trouvera une majorité dans le conseil. Je dois insister près de M. de Montmorin pour l’adoption de ce plan, et Moustier de son côté insistera, près de la cour. Je dine chez Mme de Staël, et j’y parle trop contre la Constitution ; c’est elle qui m’y a provoqué en cherchant des louanges pour son père. Je n’ai pas mordu à l’appât.


22 octobre. — Dîner chez M. de Montmorin. Avant le dîner, je passe dans son cabinet, et je le presse de garder sa place encore quelque temps, puis de se retirer comme président du Conseil. Il ne veut pas y consentir, d’abord parce qu’il est impossible de bien diriger ce ministère ; et secondement, parce qu’il a fait connaître sa détermination en termes si formels qu’il ne peut se rétracter. Je pense que cette dernière raison est la plus forte. Je lui parle de Sainte-Croix, comme étant recommandé par le garde des sceaux, au nom de tous les ministres. Il répond que s’il n’y avait pas de raisons particulières contre son admission (et je découvre que ce sont des questions d’argent), il serait la personne la plus capable du monde de rendre le ministère méprisable. Il ajoute que si Ségur ne veut pas accepter, Barthélémy ferait l’affaire. M. de Molleville, ministre de la marine, nous parle, à dîner, de la terrible insurrection des nègres à Saint-Domingue. J’espère que ce récit (qui n’est pas officiel) est exagéré. Après le dîner, il me dit que ce matin il a eu avec le comte de Moustier une longue conversation à mon sujet, et il désire savoir si j’ai réussi près de Montmorin. Ceci nous amène à une conversation sur le même sujet avec Mme de Beaumont ; au cours de cet entretien, je dévoile les plans des ennemis du roi tels qu’on me les a fait connaître. On me demande de recommencer l’attaque de M. de Montmorin. Je le fais, et il me dit que ses difficultés sont insurmontables, que le rapport sur l’affaire des princes ayant des possessions en Alsace est prêt à être déposé, et il est persuadé que l’Assemblée n’adoptera pas une bonne solution ; l’affaire d’Avignon implique également une querelle des plus regrettables avec le Pape ; il est certain que l’Assemblée s’en tirera mal. Je lui dis que ces objections sont peu sérieuses. Il n’a qu’à communiquer la vérité tout entière à l’Assemblée, et la laisser décider comme il lui plaira ; quant au traitement des sujets français en pays étranger, ce qui constitue un second sujet de plaintes, il devra présenter de fermes remontrances de la part de la nation et en faire connaître le résultat ; j’avoue que ce résultat sera peu satisfaisant, mais par ce fait même il est désirable de l’avoir. Je dis ensuite qu’il s’est fait tellement de tort comme gentilhomme, qu’il devra rester en place jusqu’à ce qu’il ait reconquis sa réputation dans son ordre ; un grand pas sera fait par l’envoi de l’abbé de Montesquiou près des princes, pour s’informer de la Constitution qu’ils désirent. J’avais déjà commencé ce chapitre avec lui ce matin, ainsi que celui des négociations à faire avec l’empereur. Je trouve que la dernière idée, relative à l’ordre auquel il appartient, agit sur lui ; j’ajoute donc qu’il faut qu’il reste pour défaire les desseins de ses ennemis. Il revient alors à ses déclarations de retraite faites publiquement. Je réponds que l’on peut facilement y remédier, car le roi peut lui demander de rester jusqu’à ce qu’il ait trouvé un successeur convenable. Au moment où je le quitte, Mme de Montmorin me prend à part pour connaître le résultat de ma démarche auprès de son mari. Je lui dis qu’il ne consent pas absolument, mais je crois qu’il y arrivera. Je pense pourtant qu’au fond il y a quelque autre raison qu’il ne veut pas encore faire connaître.

Je vais chez Mme de La Caze. J’y apprends que le duc d’Orléans s’est déclaré en faillite, et qu’il a confié ses affaires à des administrateurs qui lui font une pension. Je m’attendais à rencontrer le comte de Moustier, mais je suis désappointé. Je rentre chez moi pour lire. M. de Montmorin m’a répété ce matin ce qu’il m’avait déjà dit : qu’il considère comme absolument indispensable que la reine soit présente aux discussions d’affaires au sein du cabinet, et qu’à cet effet il devrait y avoir un conseil privé, auquel Malouet serait admis. Je n’en vois pas l’utilité et je n’en conçois pas la raison. S’il compte se servir de Malouet pour dominer ce petit conseil, il connaît mal son homme ; du moins je le crois. J’ai dit à M. de Molleville qu’il me semblait préférable pour l’instant de faire partir Duportail, et de mettre à sa place quelque brave et honnête soldat, sans tenir compte de ses capacités ; puis quand Moustier se présentera, de faire de lui (Molleville) le garde des sceaux et de Bougainville le ministre de la marine. Il approuve mon plan, mais désire rester comme il est jusqu’à ce qu’il ait acquis une certaine réputation, en mettant de l’ordre dans les affaires de ce ministère.


26 octobre. — Je trouve MM. Malouet et de Moustier chez Mme de Staël ce soir. Le premier me raconte qu’il a conseillé à M. de Montmorin de quitter son poste. Il dit que le garde des sceaux maintient le roi dans un état continuel d’alarmes et le gouverne par la crainte, de sorte que M. de Montmorin n’a plus que très peu d’influence. Il ajoute que je me trompe en pensant que la Constitution tombera d’elle-même en pièces ; que les ressources tirées des assignats dureront encore longtemps ; qu’en retardant les liquidations, on peut reculer le moment de la détresse, que les impôts sont assez bien payés, etc., etc. Je persiste néanmoins dans mon opinion qu’il est maintenant évident que les puissances étrangères ne feront rien. Je suis même persuadé que leurs efforts auraient tendu à consolider plutôt qu’à détruire le nouveau régime, parce que les hommes en général résistent à la violence. Moustier me montre une note qu’il a rédigée et transmise à la reine au sujet des vivres. Il dit qu’il a lieu de croire non seulement que les partis qui divisaient l’ancienne assemblée se sont coalisés, mais qu’ils sont intéressés dans la grande spéculation sur les grains faite dans le voisinage de Paris.


26 octobre. — M. Brémond vient m’avertir que le parti républicain compte certainement sur une tentative de fuite du roi ; qu’il a l’intention de la faciliter ; puis rejetant la faute de tout ce qui arrivera sur le monarque et sur ses nobles, il suspendra tout payement et se tiendra prêt à repousser toutes les attaques. À midi, je vais à mon rendez-vous chez le comte de Moustier, où je rencontre M. de Tolozan. C’est lui qui a demandé de me voir pour me parler des subsistances, mais par ce qui se passe il m’est impossible de voir quel a été son but. J’apprends que Ségur est prêt à accepter la place de Montmorin, mais il ne l’avoue pas.


28 octobre. — Je passe la soirée avec le baron de Grandcour. Lord Gower m’informe qu’il a renoncé au jeu et je l’en félicite très sincèrement. M. Brémond me dit qu’il a été se recommander à Alexandre de Lameth, pour obtenir une place. C’était sur la recommandation de Pellier. Lameth s’est engagé ; pendant qu’il y était, il a vu l’homme de Duportail venir soumettre à l’approbation de Lameth une liste d’officiers ; pendant cet examen Brémond demanda qu’un de ses amis fût nommé sous-lieutenant ; la promesse lui en fut faite sur-le-champ.

Je vais chez M. de Molleville, et parle de l’affaire de M. Swan. Je lui dis qu’il ne sera pas aussi avantageux ici qu’en Angleterre de passer des contrats avec ceux qui font les plus basses offres ; en Angleterre, les marchandises sont toujours sous la main du gouvernement ; donc, si les soumissionnaires ne tiennent pas leurs engagements, des dommages pécuniaires remettraient tout en place, mais ici les conséquences en seraient des plus dangereuses, et ce serait fréquemment l’intérêt d’un ennemi de provoquer cette non-exécution des engagements et de payer l’amende convenue. J’en déduis qu’il faudrait une sécurité morale aussi bien que pécuniaire, et je conclus que tous les contrats qu’il fera devraient être conditionnels, et soumis à l’approbation des partis intéressés en Amérique, signifiée par le ministre plénipotentiaire. Je lui suggère ensuite l’idée qu’il serait avantageux de fixer un prix pour les provisions livrables soit en Europe, soit en Amérique, à l’Île-de-France ou aux Antilles, de façon à n’avoir qu’à donner un ordre pour les quantités et les localités. Je lui démontre les avantages qui en résulteraient. Je lui suggère encore qu’il serait à propos d’avoir toujours sous la main de quoi approvisionner pour six mois cinquante vaisseaux de ligne, et de renouveler chaque mois les provisions d’un mois, de telle sorte qu’après avoir déduit ce qui aurait été consommé, la balance des provisions en magasin au delà de six mois serait vendue. Je lui dis que si le contrat est fait à de bonnes conditions, la perte sera insignifiante pour la marine, si même il y en a, et que le commerce gagnera ce que perdra celle-ci ; mais de cette façon, on sera toujours prêt à la guerre. Je termine en lui disant que je suis Américain avant tout, et qu’il devra considérer en conséquence ce que je lui dis, mais, qu’il peut ne pas être inutile de consulter Moustier. Il paraît enchanté de tout cela, et je le crois disposé à accepter un plan dans ce sens. Il désire qu’on lui envoie un échantillon des provisions ; je promets qu’on le fera s’il en reste. Je lui donne les noms de ceux de ses ennemis qui sont vendus aux régisseurs. Il me raconte ce qui s’est passé ce matin chez le roi au sujet de M. de Montmorin. Sa Majesté est un peu irritée contre lui, et dit que voilà six mois qu’il l’ennuie pour qu’on lui nomme un successeur, etc. Le frère de M. de Molleville, qui revient de Coblentz, lui annonce que M. de Montmorin y est détesté, mais que l’on approuve la nomination de son successeur.

Je dîne chez M. de Montmorin. Il me montre le rapport qu’il a l’intention de faire à l’Assemblée. Il est d’un piteux inouï, si l’on considère le temps passé à le faire. Je lui propose des corrections que je ne crois pas qu’il adopte ; mais dans ce cas, il s’en repentira. Il déclare la guerre aux journalistes, qui sont des ennemis quelquefois ennuyeux et quelquefois dangereux. Ségur était venu le voir ce matin ; il a accepté ses propositions ; il ajoute que le roi ne lui a pas demandé de rester. Je réplique que c’est sa faute, car il avait si formellement fait connaître sa détermination que le roi s’exposait à l’affront d’un refus, mais s’il avait dû consentir à rester au cas où on le lui aurait demandé, cette demande eût été faite. Il ignore s’il restera au Conseil. Il a dit au roi qu’il resterait, si celui-ci le désire, mais il veut que Sa Majesté examine bien l’affaire à l’avance, parce que si, plus tard, Elle trouvait à propos de le renvoyer, cela leur ferait tort à tous les deux. Malouet vient pendant le dîner, et nous causons ensuite. Il me confirme que de Montmorin n’a aucune influence.


29 octobre. — J’ai eu une longue conversation avec Mme de Beaumont chez Mme de Staël. Celle-ci souffre énormément du renvoi de son père. L’ambassadrice d’Angleterre me dit qu’elle a renoncé au jeu en même temps que lord Gower, et elle pense que je les aime assez pour en être content. Je l’assure de mon attachement, plus par mon ton et mes manières que par mes paroles, et je crois que la semence n’est pas tombée sur un sol ingrat. Brémond me fait sortir pour me dire que les émigrés comptent rentrer en janvier, et que la reine a enfin consenti à agir de concert avec les princes. La nouvelle en est arrivée aujourd’hui en droite ligne du prince de Condé. J’ai peur que la cour ne complote quelque chose en sous-main ; s’il en est ainsi, elle risque le certain pour l’incertain.

Les nouvelles de Saint-Domingue sont bien mauvaises ; je les crois exagérées, mais les nègres sont révoltés et s’occupent à brûler les plantations et à massacrer leurs maîtres. Moustier dit qu’il s’imagine que M. de Montmorin cherche à se réserver l’ambassade d’Angleterre, et à le faire envoyer en Suisse. Il est décidé à s’en ouvrir à la reine. Je lui conseille de n’en rien faire, et je lui communique les nouvelles que j’ai apprises ce matin.


30 octobre. — Visite à Mme de Ségur ; elle m’apprend que son mari a ce matin refusé le ministère des Affaires étrangères, qu’il avait accepté hier. Je l’en félicite. Il a basé son refus sur la manière dont l’Assemblée avait hier traité les ministres. M. de La Londe me dit qu’il a d’autres nouvelles de M. de Metternich, et il ajoute que M. de La Porte doit ce soir soumettre au roi un plan, envoyé sur la demande de Sa Majesté par M. Dumouriez ; c’est, dit-il, un petit homme plein de bon sens et de science, et d’un esprit à toute épreuve. Je saurai si Sa Majesté adopte ce plan.


1er novembre. — Nous avons aujourd’hui, chez M. de Tolozan, un dîner d’ardents royalistes : le comte de Moustier, M. Malouet, de Virieu, Mallet Du Pan et M. Gillet. À mon départ, M… me suit pour me demander de rester et de lui parler des provisions. Je réponds que c’est inutile, car je demanderais six mois et je suis sûr qu’on ne me les accorderait pas. Je vais voir M. de Molleville. Il n’a pas encore fait l’essai des provisions envoyées. Il dit que l’on fait beaucoup d’objections contre des fournitures américaines, comme, par exemple, la distance, l’incertitude, etc. Il a demandé que l’on en fournit le détail par écrit, et il mettra ses observations en marge. Il ajoute qu’il est décidé à ne pas attendre l’attaque de l’Assemblée, mais qu’il veut la trouver toujours à l’œuvre. C’est pourquoi il lui a déjà proposé un grand nombre de décrets tels qu’elle aurait tort de ne pas les adopter. Il m’en enverra une copie. Il me dit que l’autre jour, chez M. de Montmorin, il m’a proposé, moi, comme ministre des Affaires étrangères. J’en ris. Je discute avec lui la manière de traiter les colonies françaises, si l’on veut être sûr de leur fidélité.


3 novembre. — Mme de Beaumont me dit que son père ne possède rien, et semble être très incertain de son sort futur. Toute cette famille a un air lugubre. M. de Montmorin dit qu’on ne lui a pas encore donné de successeur, et le roi n’a même encore nullement fixé son choix. Je lui demande ce qu’il va devenir, et je lui dis que s’il a le moindre doute sur les intentions du roi, j’écrirai à Sa Majesté à ce sujet. Il répond qu’il serait honteux du roi et de lui-même, s’il pensait que le roi pût le négliger. Je dîne chez l’ambassadrice d’Angleterre. La princesse de Tarente est là ; elle me confie que la reine lui parle souvent de moi pendant leurs promenades à cheval. Je réponds seulement par un salut. Elle se répète, et s’étend sur ce sujet, mais je me contente de la même réponse. Je donne à lady Sutherland des vers dont je crois qu’elle sera contente. M. de … me dit que les troupes sont approvisionnées en blé pour un an. Je demande combien l’on donne de pain et de quelle qualité. Il répond que la ration est d’une livre et demie, dont trois quarts de farine et un quart de seigle. Le son n’est pas séparé. Il assure que cela fait d’excellent pain ; nombre d’officiers le préfèrent au pain de fine farine. Il trempe très bien dans la soupe, ce qui est un peu extraordinaire, considérant le mélange de seigle.


8 novembre. — Je passe un certain temps avec M. de Montmorin. Il me dit que ce qui empêche la nomination de Narbonne aux Affaires étrangères, c’est sa liaison avec Mme de Staël. Je lui demande si le roi est bien au courant de la duplicité de son ministre actuel. Il répond affirmativement. Je lui donne quelques indications pour une constitution pour la France, et le moyen de rétablir ses finances. Je fais une visite à Mme de Beaumont ; nous parlons poésie et littérature au lieu de politique. Je m’annonce en même temps que le dîner chez Mme de Montmorin. Après le dîner arrive M. de Renneval ; il est fort en colère contre l’Assemblée. Il dit que le Comité diplomatique médite de demander à Sa Majesté le renvoi de tout le département des Affaires étrangères, jusqu’aux scribes. Il se dit déterminé à se défendre ; la place lui est indifférente, mais il luttera pour sa réputation. Je fais une courte visite à Mme de Ségur, et promets de revenir lui donner les nouvelles que je recueillerai. Elle est très inquiète au sujet des colonies et avec elle se trouve une personne qui se déclare complètement ruinée. Elle a perdu tout entrain. La même chose se présente pour le duc de Xérès chez Mme de Laborde. Je retourne chez Mme de Ségur lui communiquer les nouvelles qui ne sont pas encore trop mauvaises pour Port-au-Prince, où sont les propriétés de son mari. Je vais chez l’ambassadrice d’Angleterre. Ses manières me montrent que mes vers ont porté. Elle me dit ensuite qu’elle a été honteuse, flattée et enchantée. Tant mieux. Je répète à l’abbé de Montesquiou une partie de ce que j’ai dit ce matin à M. de Montmorin sur les moyens d’établir une constitution pour la France. Son esprit est ouvert à ces idées. Nous avons ici tout le monde et sa femme (sic). Mme de Tarente me dit qu’elle m’aime parce j’aime la reine, et son accueil prouve que ma conversation ne lui déplaît pas. Je l’abrège. Pendant le souper, je fais remarquer à l’ambassadrice qu’elle ne mange pas, et qu’elle est simplement un plat à sa propre table et non le pire, mais qu’elle n’a pas la politesse de demander qu’on le goûte. Mme de Montmorin veut savoir de quoi nous parlons en anglais. Lady Sutherland répond : « Il me dit des méchancetés ! » — « Ah, il en est bien capable ! » — Mme de Staël arrive tard, et Mme de Tarente lui fait la grimace.


10 novembre. — J’insiste près de M. de Montmorin pour qu’il prépare une réponse du roi au décret contre les émigrés, et je le laisse à cette occupation. Je dîne chez Mme de Staël et j’y rencontre l’abbé Raynal. Il me fait des avances. Je les reçois froidement, car j’ai peu de respect pour lui. Après le dîner, Mme de Staël me demande mon avis sur l’acceptation du ministère des Affaires étrangères par son ami Narbonne. Je lui donne mon avis de façon à l’en décourager, sans toutefois l’offenser.


12 novembre. — Aujourd’hui à trois heures, M. et Mme de Flahaut viennent dîner ; le ministre de la marine les suit de près, M. et Mme de Montmorin arrivent vers quatre heures, et Mme de Beaumont, qui était à l’Assemblée, à quatre heures et demie, après le commencement du dîner. La société est agréable, et Mme de Flahaut fait ses efforts pour plaire ; naturellement elle réussit. Le ministre de la marine me rappelle une affaire dont l’un des coloniaux parlait dans sa requête de l’autre jour, et à laquelle je ne me suis pas arrêté. Il s’agit de combiner le payement de la dette américaine avec l’aide à donner à la colonie de Saint-Domingue. Je promets de m’en occuper. M. de Montmorin me dit qu’il a écrit au roi son opinion sur le décret contre les princes et qu’il s’est offert à lui préparer un ouvrage sur ce sujet ; il s’est ensuite rendu au Conseil, mais n’a pas ouvert les lèvres. Je crois que mon pauvre ami est perdu, mais il ne faut pas l’abandonner.


15 novembre. — Je joue aux cartes avec Mme de Flahaut, tandis que le perruquier lui refait sa coiffure. Je vais ensuite voir Mme de Staël. Elle est furieuse contre moi. J’ai dit à M. de Molleville qu’elle m’avait consulté au sujet de l’acceptation des Affaires étrangères par Narbonne, et il a pris cela comme prétexte pour ne pas le faire nommer. Je réponds que je ne vois rien en tout ceci qui puisse offenser ; chacun sait que l’on a songé à M. de Narbonne pour cet emploi ; il est donc assez naturel de demander l’avis de différentes gens pour savoir s’il devrait accepter, au cas où on le lui offrirait. J’ajoute qu’il ferait mieux de n’y point songer ; il s’agit simplement de remplir un vide pour quelques mois, après lesquels on renverra celui qui aura pu être nommé. Elle me répond que le ministère est plus fort qu’on ne se l’imagine et va m’en donner les raisons, ce qu’elle fait en partie, quand arrive M. Dufresne Saint-Léon qui met fin à notre conversation. Après lui vient M. de Montmorin, puis M. Chapelier. M. Pétion est nommé maire de Paris, paraît-il, et ceci alarme grandement la bonne société ; je ne crois pas que ce soit à tort, si les autres restent sages. Moustier m’a demandé avec une grande insistance d’écrire sur les finances ; je m’y refuse pour le présent, en disant que les choses changent trop et trop rapidement. Delessart, dit-on, doit devenir ministre de la marine. Brémond m’informe que sous les auspices du triumvirat Duport, Barnave et Lameth, lui et d’autres vont publier un journal. Je lui conseille de n’avoir pas trop de rapports avec eux.

Je dîne au Louvre. M. Vicq d’Azir me dit qu’il a répété à la reine la conversation qu’il a eue avec moi au sujet du décret contre les princes, et qu’elle a désiré l’avoir par écrit, en disant qu’elle savait apprécier tout ce qui venait de cette source. Il pense que cela a contribué au rejet dans une certaine mesure. Je ne crois pas un mot de tout cela. Il me demande mon avis sur la conduite à tenir au sujet du décret contre les prêtres. Je désire avoir le décret et les actes constitutionnels relatifs à ces malheureux, avant de formuler une opinion.


20 novembre. — Je vois M. de Montmorin et je lui dis le sens de ma lettre au roi à son sujet. Il répète qu’il lui était impossible de rester en place ; il m’en donnera la raison, un de ces jours, et le roi devrait lui être reconnaissant de la cacher. Je lui dis que j’ai toujours supposé qu’il avait une raison qu’il ne donnait pas, car celles qu’il donnait étaient insuffisantes. Je fais une visite à l’ambassadeur d’Angleterre : il me complimente sur les vers donnés à sa femme. Il y a ici une des dames de la reine qui désire faire ma connaissance. Elle fait tourner la conversation sur la politique et j’abrège ma visite.


25 novembre. — Je n’ai que peu de monde à dîner aujourd’hui. Il est étrange que mon dîner consiste en trois choses venant d’une immense distance : les huîtres de Colchester, la truite du Rhin et les perdrix de — cherchez !


26 novembre. — M. de Tolozan vient me parler de la situation des affaires publiques : l’union des hommes capables et honnêtes est nécessaire pour sauver le royaume. J’en conviens, mais je lui dis que, à moins que le roi et la reine ne donnent leur pleine confiance à ces hommes, cela ne servira à rien. Je vois Montmorin ; il dit que le roi ne répond jamais à ses lettres et demande s’il répond aux miennes. Je l’assure que non, et que je ne m’y attends pas, car je ne veux et ne désire rien de lui. Il ajoute que dernièrement il a fourni l’assurance que l’on pouvait compter sur l’une des provinces, avec toutes les troupes qui s’y trouvent, comme gagnée à la cause royale. Il ne me dit pas laquelle. La cause réelle de son départ du ministère serait qu’il n’avait pas l’entière confiance de leurs Majestés, gouvernées par des avis venus tantôt de Bruxelles et tantôt de Coblentz ; il avait recommandé l’adoption d’un conseil privé pour décider dans tous les cas, et essayé, mais inutilement, de les convaincre qu’ils s’exposeraient à un grand dommage en n’ayant pas un plan de conduite tracé à l’avance. Brémond vient me voir, et je travaille avec lui à une brochure sur les finances. Je dicte et il écrit. À quatre heures, je vais dîner chez l’ambassadrice d’Angleterre. Après le dîner, comme il n’y a personne que la famille, nous bavardons très librement. Elle met M. Short sur le tapis et ouvre le feu contre lui. Je l’assure que c’est un jeune homme très intelligent, sage et très attentif à ses affaires. Elle me demande où il est, car il n’a pas paru à la Cour depuis quelque temps. Je lui dis qu’il était à la campagne avec le duc et la duchesse de La Rochefoucauld, et qu’il est maintenant en Hollande, chargé d’une mission par les États-Unis. Elle demande s’il est ambassadeur près de toutes les nations européennes et rit cordialement de cette idée. Je réponds que l’affaire dont il s’occupe n’exige pas un ambassadeur. Elle fait remarquer qu’il n’a pas l’air et les manières exigées par un tel caractère. Je réplique qu’il pourrait faire mauvaise figure en Russie, mais je ne crois pas que dans les autres cours l’extérieur soit de grande importance. Elle termine la conversation en disant que si je désire donner aux étrangers une impression favorable de mon pays, je dois me faire nommer. Un salut pour reconnaître le compliment est la seule réponse possible. Elle s’en rapporte à l’ambassadeur qui, selon l’habitude en pareils cas, répond par l’affirmative.


1er décembre. — J’emmène Mme de Laborde à la Comédie-Française, j’ai le plaisir de voir l’acteur Préville dans le Bourreau bienfaisant. C’est un vrai acteur ; rien de superflu, rien à désirer dans son rôle, pas d’ornements faux, mais la nature nue, la grâce vivante. La reine s’y trouve ; elle est très bien accueillie. Je suis exactement en face d’elle, et je suppose que quelqu’un le lui dit, car elle me regarde assez fixement pour me reconnaître ; c’est ce que je crois. On me montre une lettre de l’impératrice de Russie au prince de Condé ; elle est pleine d’encouragements aux émigrés. Brémond me dit que le conseil secret du roi se compose de M. de Molleville, M. de Fleurieu et M. de La Porte. Il me fournit différents matériaux à utiliser dans une attaque contre le parti républicain.


3 décembre. — Je vais voir Mme de Staël. Pendant qu’elle s’habille, nous avons une conversation qui ne lui déplaît pas. La société est nombreuse. L’abbé Fauchet a aujourd’hui dénoncé Delessart, et l’évêque d’Autun qui dînait avec lui me dit que ce dernier était malade au point de quitter la table.


4 décembre. — J’envoie Brémond chez Lameth pour conseiller à Delessart de se retirer, car il n’a pas assez de fermeté pour la situation où il est placé. Je vais à un thé chez Mme Tronchin, puis chez M. de Montmorin ; étant chez ce dernier, je lui prépare un petit paragraphe, contredisant le rapport, devant lequel il a pris peur. Mme de Flahaut a corrigé un ouvrage de l’évêque d’Autun ; c’est une adresse du département au roi contre le décret fixant des pénalités pour les ecclésiastiques insermentés. Elle blâme cette démarche et je fais comme elle. Elle dit que l’ouvrage était bien écrit.


6 décembre. — Ce matin je dicte à Brémond une philippique contre les chefs du parti républicain, et je m’exerce à préparer une forme de gouvernement pour la France. À quatre heures et demie je vais dîner avec M. de Montmorin. Je le trouve occupé à lire l’adresse des membres du département de Paris au roi. Elle est bien écrite sous plusieurs rapports, mais le style est plutôt celui d’un directeur de théâtre populaire que celui d’une adresse au monarque. Pour excuser leur intervention, ils invectivent beaucoup les émigrés, et prouvent qu’ils tremblent tout en parlant haut. M. de Montmorin me dit que l’évêque d’Autun a pressé le maire, Pétion, de la signer ; celui-ci a refusé, disant qu’il approuvait la chose, mais qu’il ne voulait pas se fâcher avec les fous et les enragés, parce que c’est eux, et non les gens raisonnables, qui font les révolutions ; pour sa part, il ne tient pas à être pendu pour avoir fait triompher la raison. Je crois qu’il agit sagement, et l’autre qui se place toujours entre deux tabourets, n’aura jamais un siège bien sûr. Je vais voir le ministre de la marine. Il me montre le plan d’un discours que le roi doit faire à l’Assemblée. Nous parlons des affaires publiques et du moyen d’établir en ce pays une Constitution assurant les justes droits de la nation sous le gouvernement d’un roi réel. Il promet de sonder le roi et la reine, et je promets de lui fournir quelques indications.


7 décembre. — Aujourd’hui, au cours de ma conversation avec M. de Laborde, nous parlons de choses et d’autres, jusqu’à ce qu’enfin il me communique un journal qu’il écrit, et qui est distribué aux frais du roi aux loges maçonniques du royaume. Il dit que le roi, la reine, M. de La Porte et lui, sont les seules personnes dans le secret. Je lui expose que par ce même moyen il peut tâter le pouls de la nation, et déterminer en conséquence ce que l’on peut essayer avec chance de succès. Il me demande de lui donner une liste des questions que je propose ; je promets de l’envoyer. Je le laisse à ses regrets de la confidence qu’il vient de me faire ; telle est la nature humaine. M. de Narbonne est allé ce matin annoncer sa nomination à l’Assemblée. Je serais étonné qu’il réussît, car, bien qu’il ne manque nullement d’intelligence, je crois qu’il n’a pas l’instruction nécessaire, qu’il n’a pas acquis l’habitude des affaires, et qu’il est totalement dépourvu de méthode. Nous verrons.


8 décembre. — Je continue à préparer le plan d’une Constitution pour le pays, lorsque arrive quelqu’un qui me dit qu’en juillet dernier il a envoyé au général Washington le plan d’une Constitution pour l’Amérique. Il assure qu’il étudie ces choses depuis plus de cinquante ans, qu’il connaît parfaitement l’Amérique, bien que ne l’ayant jamais vue, et il est convaincu que la Constitution américaine n’est bonne à rien. Je me débarrasse de lui le plus tôt possible, non sans être frappé de la ressemblance entre un Français qui fait des constitutions pour l’Amérique, et un Américain qui rend le même service à la France. Mon amour-propre me dit qu’il y a une grande différence entre les personnes et les circonstances, mais l’amour-propre est un conseiller dangereux. Après le dîner, je vais à la Comédie-Française voir Préville. Il a soixante-quinze ans et il joue à la perfection. On peut dire que les meilleurs des autres jouent bien leur rôle, mais lui remplit le sien. Je trouve qu’il a de saines idées à ce sujet, car il est précisément libre de ces défauts qui m’avaient frappé chez les autres.


14 décembre. — J’ai fini hier de copier et de corriger mon plan de gouvernement français avec les principes qui doivent l’accompagner. Nous avons aujourd’hui un bon dîner et autant d’invités que la table le permet chez le ministre de la marine, de Fleurieu. Je lui fais savoir que j’ai préparé quelques notes sur la Constitution pour les lui montrer. Il dit avoir sondé à ce sujet le roi qui lui a conseillé de s’en occuper. Il a recommandé à Sa Majesté le plus grand secret, et a saisi l’occasion de lui en montrer la nécessité, en lisant dans une gazette le récit de ce qui s’était passé au conseil. Après le dîner, je vais à la Comédie-Française. Préville joue le rôle de Sosie, dans l’Amphitryon de Molière. C’est merveilleux. Même sans tenir compte de son âge, il serait considéré comme un acteur excellent, mais dans l’espèce, c’est un prodige.


19 décembre. — J’attends une demi-heure au Théâtre-Français avant que mon domestique puisse avoir un billet, et ensuite j’ai une très mauvaise place ; je me trouve pourtant récompensé par Préville, qui est vraiment de taille à servir de miroir à la nature. Je rencontre M. de Bougainville, qui a servi au Canada, pendant la guerre de 59. Nous parlons des affaires publiques de ce pays. Il me dit que je me trompe en pensant qu’il est lié avec Sainte-Foy, l’évêque d’Autun, etc. ; qu’il les considère comme un tas de canailles ; le roi les considère de la même façon et les déteste. Il a assuré Bougainville qu’il accepte la Constitution, simplement pour éviter une guerre civile. Je lui dis que le roi est trahi par la faiblesse, sinon par la méchanceté, de ses conseillers. Il est du même avis. Je lui demande ce qu’il pense de Fleurieu. Il me répond que c’est une pauvre créature. L’évêque d’Autun me fait remarquer aujourd’hui au Louvre que les Jacobins n’ont pas pu susciter une émeute au sujet de leur adresse. Je lui dis que depuis la folie du Champ-de-Mars, il y a peu de danger d’une émeute, car le peuple ne les aime pas beaucoup, de moment qu’il a vu que la mort est un jeu auquel on peut jouer à deux. Il ajoute que le roi est d’une humeur charmante, de ce que ses veto soient passés si facilement, et qu’il s’en servira de temps en temps. Pauvre roi !


21 décembre. — Je dîne chez Mme Tronchin, et j’y rencontre Mme de Tarente. Je lui demande de me procurer une boucle de cheveux de la reine. Elle promet d’essayer. Je pense que cette demande plaira à Sa Majesté, même si elle ne l’accorde pas, puisqu’elle est femme. Je vais chez Mme de Staël. Elle est au lit et heureuse de me voir ; elle me raconte toutes les nouvelles qu’elle sait. L’abbé Louis arrive ; c’est un flagorneur au possible. Delessart, ministre des Affaires étrangères, est chez Mme de Montmorin, cet après-midi, et après avoir effleuré de nombreux sujets dans notre conversation après dîner, je conclus au moment de partir en lui disant que le roi est la seule pièce de bois qui restera à flot dans le naufrage général. Il dit qu’il commence à le croire. Je recommande au ministre de la marine d’amener les troupes suisses à Paris, sous prétexte qu’elles sont trop aristocrates pour qu’on leur confie les frontières. Elles maintiendront ici l’ordre au milieu de la confusion générale à laquelle on peut s’attendre. Je lui conseille également de rapprocher la cavalerie sous de semblables prétextes. Il approuve ce projet.


31 décembre. — Ce matin, Brémond vient me présenter M. de Monciel, le nouveau ministre à Mayence, qui désire que je lui indique une ligne de conduite. Je lui dis qu’il sera nécessaire d’avoir dans la ville une personne de confiance. Je lui montre comment l’on se procure d’utiles informations, et lui fais voir les défauts de l’administration actuelle. Je termine en disant qu’il fera bien d’avoir des correspondants, pour informer le roi de ce qu’il lui sera utile de savoir. C’est son plus grand désir, et sur ses instances je promets de sonder Sa Majesté à ce sujet. Je dîne chez M. de Montmorin et demande à M. de Molleville de parler au roi de cette affaire et de m’informer du résultat. Delessart a communiqué aujourd’hui à l’Assemblée un message de l’Empereur, faisant connaître ses sentiments de façon décisive. Il a ordonné à son général Bender de défendre l’électorat de Trêves.

  1. Cet ouvrage est un projet de discours au roi, pour le dissuader d’accepter la Constitution.