Journal de Gouverneur Morris, ministre plénipotentiaire des États-Unis en France de 1792 à 1794, pendant les années 1789, 1790, 1791 et 1792/Appendice, année 1792

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année 1792

Lettre à Washington.

4 février. — Cher monsieur, je vous ai écrit le 27 décembre, mais il y avait beaucoup de choses que j’avais omises ; je vais maintenant en parler. À la fin de la session de l’Assemblée nationale, une coalition eut lieu entre les Jacobins et les Quatre-vingt-neuf. Il est nécessaire d’expliquer ces termes. Les Jacobins, ainsi appelés parce qu’ils se réunissaient dans un couvent ou une église de ce nom, formaient alors le parti violent ; les autres, qui ont emprunté leur nom à un club fondé en 1789, étaient de soi-disant modérés. La mort de Mirabeau (qui fut, sans aucun doute possible, l’une des plus abominables canailles ayant jamais vécu) laissa un grand vide chez ces derniers. Il était alors vendu à la Cour, et voulait ramener le pouvoir absolu.

Les chefs des Jacobins étaient violents pour deux raisons : d’abord, parce que les Quatre-vingt-neuf ne voulaient pas d’une union sérieuse et cordiale avec eux, — de sorte que, incapables de marcher seuls, ils furent obligés de recourir à la populace et, par conséquent, de lui faire des sacrifices ; et secondement, parce que les objets de leurs désirs étaient plus grands, bien que plus éloignés, que ceux du premier parti. Ces derniers n’avaient jamais cherché dans la Révolution que des places confortables pour eux-mêmes, tandis qu’au début les Jacobins désiraient réellement établir une constitution libre, dans l’espoir que tôt ou tard ils auraient le pouvoir.

Vous remarquerez que les aristocrates étaient réduits à l’impuissance avant la division de leurs adversaires. Vous vous rappellerez que la première Assemblée avait décrété que ses membres ne pourraient accepter de la Couronne aucun emploi, ni être choisis comme représentants du peuple. Le premier décret était dû aux Jacobins, qui voulaient arrêter leurs ennemis, sur le point d’entrer au ministère ; le second fut adopté malgré les inclinations secrètes des deux partis. Mais le résultat fut un sérieux désappointement pour tous les deux, et la Constitution ne pouvant évidemment pas se maintenir, ils commencèrent à s’apercevoir que sa ruine pourrait provoquer la leur ; c’est pourquoi ils formèrent une coalition, dans laquelle chacun était décidé à se servir de l’autre pour ses intérêts.

Mais, direz-vous peut-être, les deux ensemble ne vaudraient pas grand’chose ; cela est vrai, jusqu’à un certain point ; car si la Constitution eût été une chose pratique, ceux-là qui seraient au pouvoir auraient eu une autorité réelle. Mais ce n’était pas le cas ; aussi le plan des alliés fut-il d’amener la Cour à croire qu’eux seuls étaient assez populaires dans la nation pour protéger le pouvoir monarchique contre le parti républicain ; et, d’autre part, de convaincre l’Assemblée que, disposant entièrement de l’autorité royale, toutes les faveurs, les emplois et les dons devaient passer par leur intermédiaire. Ils s’établirent donc, si je puis employer cette expression, courtiers en gouvernement près de la nation.

J’ai mentionné le parti républicain. C’est naturellement un rejeton de l’ancienne secte jacobine, car lorsque les chefs, trouvant que tout était à peu près ruiné par suite du défaut d’autorité, se mirent sérieusement à l’œuvre pour corriger leurs erreurs, beaucoup de leurs disciples, qui croyaient à ce que ces apôtres avaient prêché, et d’autres qui prévoyaient dans le rétablissement de l’ordre la perte de leur importance, résolurent de rejeter toute soumission aux têtes couronnées, comme « indigne d’un peuple libre », etc. Ajoutez à cela la foule de mendiants, mécontents et affamés, d’une période de désordre et de confusion. Ce fut cette coalition qui empêcha le roi d’accepter la Constitution d’une façon virile, en en indiquant les fautes capitales, en en marquant les conséquences probables, en en demandant un nouvel examen et en déclarant que sa soumission aux décisions de l’Assemblée était due à ce qu’il la considérait comme le seul moyen d’éviter les horreurs d’une guerre civile. Ils virent que cette conduite les rendrait responsables, et bien que ce ne fût pas le plus sûr moyen d’obtenir plus tard une bonne constitution, et que le roi se fut trouvé lié par les principes qu’il exposait alors, ils s’y opposèrent pourtant, parce qu’autrement une bonne constitution allait être établie, non seulement sans eux, mais contre eux, et leur ferait perdre naturellement les objets auxquels ils visaient. Le roi luttait fort pour cette acceptation conditionnelle, dont j’ai parlé, mais il succomba, sous la menace de commotions populaires, qui seraient fatales à lui et à sa famille, et de cette guerre civile, conséquence nécessaire de ces mêmes commotions, qu’il voulait éviter par-dessus tout.

Bientôt après son acceptation, il devint nécessaire de choisir un autre ministre des Affaires étrangères ; M. de Montmorin avait tellement insisté pour se retirer que le roi ne pouvait plus décemment lui demander de rester. Voici quelle fut alors la composition du ministère : M. Duport, garde des sceaux, créature et âme damnée du triumvirat ; ce triumvirat comprend un autre Duport, Barnave et Alexandre Lameth, chefs des vieux Jacobins. Je dis les vieux Jacobins, car les Jacobins actuels forment le parti républicain. Ce garde des sceaux communiquait constamment à ses coadjuteurs tout ce qui se passait au Conseil. Le ministre de l’Intérieur, M. Delessart, était un indécis, un de ceux qui, comme dit Shakespeare, « nient, affirment et changent tranquillement suivant les changements de leurs maîtres. » Il avait été sous les ordres de Necker, qui lui avait procuré de l’avancement ; il s’était lié avec les triumvirs, ennemis de Necker, parce qu’ils étaient les plus forts, mais il restait en bons termes avec les autres. Duportail, ministre de la guerre, dont je vous ai parlé au moment de sa nomination, en prédisant la conduite qu’il tiendrait envers M. de La Fayette auquel il doit tout, était également absolument dévoué au triumvirat. Mais à ce moment il avait de telles difficultés avec l’Assemblée que sa démission paraissait inévitable à brève échéance. M. Bertrand de Molleville venait d’être nommé à la Marine, emploi que M. de Bougainville avait refusé. Il y était poussé par les Quatre-vingt-neuf, qu’il méprise, et il dit au roi qu’il ne voulait pas faire partie d’un ministère, dont il savait que plusieurs membres n’étaient pas fidèles. La même influence favorisa M. Bertrand, bien qu’il soit réellement attaché à la Couronne et désire ardemment obtenir pour son pays une bonne constitution ; c’est un homme sensible, intelligent et laborieux — il a porté la robe — et l’ami intime de M. de Montmorin. Je vous ai informé autrefois que M. de Choiseul avait refusé les Affaires étrangères. Pendant que l’on cherchait quel successeur l’on donnerait à M. de Montmorin, le roi, de son propre mouvement, nomma le comte de Moustier, et lui écrivit à ce sujet une lettre que Moustier m’a montrée depuis. Il a eu la prudence d’écrire de Berlin pour refuser d’accepter jusqu’à son retour à Paris. Lorsqu’il y arriva, le roi lui dit qu’il ne pouvait le nommer, parce qu’on le considérait comme aristocrate. Vous remarquerez que la coalition avait travaillé pour l’éliminer, et ici je dois faire une digression. Le plan était de nommer, dès que les circonstances s’y prêteraient, un ministre de la guerre fidèle au roi ; puis Bougainville prendrait la marine, Bertrand serait nommé garde des sceaux, et Delessart serait conservé ou renvoyé selon sa conduite. Ce plan était complètement ignoré de la coalition, mais elle savait bien que si Moustier était nommé, ce serait un pas de fait vers la destruction de son influence et de son autorité ; on assura donc au roi qu’on ne pouvait répondre des conséquences, on le menaça de commotions populaires, d’opposition dans l’Assemblée et ainsi de suite, si bien qu’enfin il abandonna la nomination et expliqua l’affaire à Moustier. Il s’ensuivit un long interrègne à ce ministère, et comme M. de Montmorin refusait absolument d’y rester, le portefeuille fut confié à M. Delessart, et quelque temps après, le comte de Ségur fut nommé. Il accepta en croyant à deux choses pour chacune desquelles il se trompait : l’une, qu’il jouissait des bonnes grâces du roi et de la reine, mais il n’avait jamais pris le bon chemin pour obtenir leur confiance ou celle des autres ; le second article de son credo était que les triumvirs (ses patrons) disposaient d’une majorité dans l’Assemblée. Il fut immédiatement détrompé sur ce dernier point ; il abandonna aussitôt le ministère et quitta la ville.

Dans ces circonstances, M. de Narbonne fit tous ses efforts pour obtenir la place, et puisque j’ai écrit son nom et celui de M. de Choiseul, je veux parler ici de l’abbé de Périgord, devenu évêque d’Autun. Tous les trois appartiennent à de grandes familles ; ce sont des hommes d’esprit et de plaisir. Les deux premiers avaient eu de la fortune, mais l’avaient dépensée. Ils étaient tous les trois intimes, et avaient ensemble parcouru la carrière de l’ambition pour refaire leur fortune. Aucun n’est un modèle sous le rapport de la moralité. On blâme particulièrement l’évêque sur ce chapitre, non pas tant parce qu’il est adultère, chose assez commune dans le haut clergé, mais à cause de la variété et de la notoriété de ses amours, à cause du jeu, et surtout de ses spéculations sous le ministère de M. de Calonne, avec qui il était dans les meilleurs termes — il avait ainsi des renseignements dont ses ennemis disent qu’il profitait largement. Je n’en crois rien, cependant, et je pense qu’en exceptant ses galanteries et sa manière de penser un peu trop libérale pour un ecclésiastique, les accusations sont très exagérées. Ce fut principalement par les intrigues de l’évêque que M. de Choiseul fut autrefois nommé aux Affaires étrangères, mais il préféra rester à Constantinople, jusqu’à ce qu’il pût voir comment les choses tourneraient ; pour cela, il détermina le Vizir, ou plutôt le Reis Effendi, à écrire qu’il pensait que l’intérêt de la France demandait pendant trois ans encore son maintien dans cette ville. L’on dit que M. de Narbonne est le fils de Louis XV et de Mme Adélaïde, sa propre fille et tante du roi actuel. Il est certain que la vieille dame, actuellement à Rome, l’a toujours protégé et favorisé très chaudement.

Au commencement de la Révolution, il était grand anti-Neckeriste, bien qu’étant l’amant en titre de Mme de Staël, fille de M. Necker ; il était violemment opposé à la Révolution, et il y eut plus tard une certaine froideur entre lui et l’évêque, en partie à cause de la politique, et en partie parce que, d’accord avec tout le monde, il croyait l’évêque trop bien avec sa maîtresse. À ce propos, elle me dit qu’il n’en est rien, et naturellement moi, qui suis charitable, je la crois. Cette froideur finit par disparaître après l’intervention de leurs amis communs, et l’évêque fit tous ses efforts pour faire nommer son ami Narbonne aux Affaires étrangères. Mais le roi ne voulut pas consentir, à cause de la grande indiscrétion de Mme de Staël. M. Delessart fut donc nommé, très content de se débarrasser du ministère de l’Intérieur où il avait tout à redouter, n’ayant ni pouvoir, ni ordre, ni pain à distribuer. On chercha ensuite à faire nommer M. de Narbonne à la place de M. Duportail ; M. Delessart donna à ce plan son aide cordiale, pour compenser son désappointement dans l’autre ministère. Finalement l’intérieur échut à un M. Cahier de Gerville — que je connais peu, et qu’il m’est inutile de connaître.

Ce ministère, extrêmement désuni, et fortement hostile à l’Assemblée, ne comprend en somme qu’une dose modérée de talents ; car, bien que le comte de Narbonne soit un homme d’esprit, et un garçon agréable et actif, ce n’est nullement un homme d’affaires ; et bien que M. Bertrand de Molleville ait des talents, pourtant, comme dit le proverbe, « une seule hirondelle ne fait pas l’été. » Tel qu’il est, chacun de ses membres est convaincu que la Constitution ne vaut rien ; malheureusement, beaucoup sont assez indiscrets pour faire connaître cette opinion, au même moment où ils déclarent leur détermination de la maintenir et de l’exécuter, ce qui est en fait la seule manière rationnelle restant aujourd’hui, d’en montrer les défauts. Il est inutile de vous dire que quelques membres de l’Assemblée nationale sont à la solde de l’Angleterre, car vous le supposez bien. Brissot de Warville est du nombre, dit-on, et à la vérité (soit par corruption ou pour tout autre motif que j’ignore) sa conduite tend à nuire à son pays et à favoriser celui de ses vieux ennemis, au plus haut degré. La situation des finances est telle que tout homme sensé voit l’impossibilité de continuer comme en ce moment, et parce qu’un changement de système après tant de déclamations pompeuses ne va pas sans quelque danger chez un peuple aussi sauvage et déréglé, il a paru qu’une guerre fournirait un prétexte plausible pour des mesures décisives pour lesquelles on invoquera la nécessité, en dépit de la politique, de l’humanité et de la justice. D’autres considèrent la guerre comme le moyen d’obtenir pour le gouvernement le commandement éventuel d’une force militaire disciplinée, qui pourrait être employée à rétablir l’ordre, ou en d’autres termes, à ramener le despotisme, puis ils espèrent que le roi donnera à la nation une constitution qu’ils n’ont ni la sagesse de rédiger, ni la vertu d’adopter eux-mêmes.

D’autres encore supposent qu’en cas de guerre, le roi sera tellement attiré vers son frère, la reine vers l’empereur, les nobles (en très petit nombre) qui restent ici vers la masse de leurs frères qui ont quitté le royaume, que les revers, inévitables pour des foules indisciplinées en présence d’armées régulières, seront facilement mis au compte de conseils donnés par des traîtres, et que le peuple sera amené à les bannir complètement et à établir une République fédérale. Enfin, les aristocrates, brûlant du désir de se venger, presque tous pauvres, mais tous remplis d’orgueil, espèrent qu’avec l’aide des armées étrangères, ils pourront revenir victorieux et rétablir l’espèce de despotisme qui conviendra le mieux à leur cupidité. Il se trouve donc qu’avec des vues différentes, la nation entière désire la guerre ; car, dans des assertions générales de ce genre, il est bon de tenir compte de l’esprit du pays, qui a toujours été belliqueux.

Je vous ai dit, il y a longtemps, que l’empereur n’est pas du tout un prince entreprenant ou belliqueux. Comme preuve, je dois aujourd’hui vous informer que dans la fameuse conférence de Pilnitz, il a été joué par le roi de Prusse, car il venait, décidé à discuter la nature et l’étendue de l’aide à fournir et des forces à employer ; mais le roi y coupa court en déclarant que la différence d’étendue de leurs états respectifs, et une foule d’autres circonstances, justifiaient la demande d’efforts plus grands de la part de l’empereur, mais qu’il irait avec lui sur le pied d’une parfaite égalité. En conséquence, l’empereur fut obligé de consentir, mais il le fit avec le dessein et le désir de n’en rien faire. Lors donc que le roi accepta la Constitution, il voulut considérer ce fait comme ôtant aux princes étrangers toute raison d’intervenir. Cependant, le roi de Prusse donnait au roi des assurances personnelles de son bon vouloir et de son attachement fraternel, et il en fournit des preuves substantielles. L’intérêt véritable du roi (qui on est persuadé) semble être de maintenir la paix, et de laisser l’Assemblée agir à sa guise, ce qui montrera la nécessité de rétablir en grande partie l’autorité royale. La faction hostile au roi s’en rend bien compte, et c’est pour elle une nouvelle raison de pousser les choses à l’extrémité ; en vue de détruire tout ce qui peut se rattacher à l’ancien régime, elle a imaginé de rechercher l’alliance de la Grande-Bretagne et de la Prusse. En conséquence, l’évêque d’Autun a été envoyé ici ; si mes informations sont exactes, il est autorisé à proposer la cession des îles de France, de Bourbon et de Tabago, comme prix d’une alliance contre l’empereur. Ceci tend directement à rompre le pacte de famille avec l’Espagne, que l’Angleterre courtise depuis longtemps ; car il est évident que l’Angleterre ne s’embarquera pas dans un conflit dont la France tirerait le moindre profit ; le jeu de M. Pitt est donc aussi clair que le soleil et convient parfaitement à son tempérament et à ses dispositions. Il n’a qu’à accepter les offres faites, et en envoyer des copies à Vienne et à Madrid pour aider à ses négociations, surtout avec l’Espagne. Il peut aussi leur offrir de garantir leurs États et leurs droits contre nous ; de cette façon nous nous trouverions subitement entourés de nations hostiles.

Le ministre de la guerre a violemment combattu cette mission en plein conseil ; il en a exposé les conséquences et obtenu quelques restrictions utiles. Au Comité diplomatique, M. Brissot de Warville proposait la cession de Dunkerque et de Calais à l’Angleterre, comme gages de la fidélité de la France aux engagements qu’elle pourrait prendre. Cet échantillon vous permettra de juger de la droiture et de la vertu de la faction à laquelle il appartient, et je suis sûr que votre cœur d’honnête homme se remplira d’indignation et de mépris, quand je vous dirai que parmi les chefs de cette faction, il y en a qui doivent tout à la munificence du roi.

La mission de l’évêque d’Autun a produit une sorte de schisme dans la coalition. Le parti de Lameth et de Barnave y est fortement opposé. M. Delessart, après en avoir adopté le plan sur les instances de l’évêque (qui en était l’auteur) et de ses amis, l’a abandonné sur les instances des autres, et deux jours avant mon départ de Paris, un exprès fut envoyé pour assurer à l’empereur que, malgré les apparences, rien ne se tramait contre lui. De fait, on allait de nouveau faire l’essai d’une alliance entre la nation et lui, d’après un plan élaboré, il y a environ trois mois, par ceux qui plus tard tirent le plan d’une alliance avec la Grande-Bretagne. Vous jugez quelle confiance on peut avoir en ces hommes d’État de formation récente. Le roi et la reine sont blessés jusqu’au vif de ces démarches téméraires. Je crois que l’on a donné toutes les assurances nécessaires à l’empereur et au roi d’Espagne. Une personne dans le secret m’a demandé de vous assurer, de leur part, que l’on est très loin de désirer un changement dans le système de la politique française et d’abandonner les anciens alliés ; par conséquent, s’il résulte le moindre avantage des avances actuellement faites à l’Angleterre, vous supposerez qu’il est dû uniquement à la folie du moment, et non à ces gens-là ; ils n’approuveraient même pas ces avantages, mais bien le contraire.

Je vous enverrai cette lettre de la façon qui promet d’être la plus sûre, et je dois vous supplier, mon cher monsieur, de la détruire par crainte d’accidents. Vous sentez combien il est important de ne pas publier ces informations.

Lettre à Washington.

Londres, 17 mars. — L’évêque d’Autun étant maintenant rentré à Paris, il peut être bon de faire connaître le résultat de son ambassade. Il a été mal accueilli, pour trois raisons : d’abord, parce que la Cour regarde avec horreur et appréhension les scènes qui se passent en France, et dans lesquelles on le considère comme l’un des principaux acteurs ; secondement, parce que sa réputation déplait à des personnes se piquant d’honorabilité dans leurs manières et leur maintien, et enfin, parce qu’en arrivant il a commis l’imprudence de répandre l’idée qu’il corromprait les membres du ministère, et ensuite de fréquenter les chefs du parti des dissidents, et d’autres faits similaires. Il a renouvelé l’impression produite avant son départ de Paris, qu’il voulait intriguer avec les mécontents. Sa réception en public ne fournit pourtant aucun moyen de connaître le résultat de sa mission, car la réception aurait pu être très mauvaise et le résultat très bon. Mais le fait est qu’il n’a pu faire aucune offre digne d’être accueillie, et que ses demandes ne pouvaient être accordées. Il se bornait à offrir la cession de Tabago, la démolition des ouvrages de Cherbourg, et une prolongation du traité de commerce. Il demandait une stricte neutralité en cas de guerre avec l’empereur. Or, vous remarquerez qu’aucune Cour ne pourrait prudemment traiter avec la France dans sa situation actuelle, vu que personne ne peut faire en son nom des promesses d’autre sorte que celles que font les parrains et les marraines à un baptême, et tout le monde sait comment ces promesses sont tenues. Convaincu de ceci, l’évêque n’a jamais dit un mot de sa mission à lord Gower, ambassadeur d’Angleterre à Paris, qui m’en a parlé comme d’une chose extraordinaire, mais qui était pourtant bien content de n’avoir pas eu à donner des lettres de présentation.

Au sujet de Tabago, il me faut faire une digression. Voilà longtemps que j’ai été informé à Paris que des colons de Saint-Domingue étaient venus à Londres faire des ouvertures à M. Pitt. Depuis lors, j’ai appris que le ministère français possédait des documents prouvant non seulement qu’il fomentait les désordres en France, mais qu’il intriguait profondément au sujet de cette colonie. J’ignore les preuves particulières ; je ne puis donc parler d’une façon positive. Je ne puis non plus me porter garant de ce que j’ai encore appris à ce sujet depuis un mois, mais on m’assure que M. Pitt a l’intention, s’il le peut, d’assurer l’indépendance de Saint-Domingue. On me désigne comme son agent à Paris M. Clerkson, le grand avocat des nègres, et la conduite d’une partie de l’Assemblée, en refusant de porter secours à cette île, me corrobore dans cette idée. Le cas étant tel, ou supposé tel, l’offre de Tabago est trop minime pour attirer l’attention de M. Pitt, même en ne tenant aucun compte des autres circonstances. À ce propos, mon informateur me dit aussi que M. Pitt a l’intention de nous enjôler jusqu’à l’adoption de son plan pour Saint-Domingue ; et j’apprends d’une autre source qu’il a l’intention de nous offrir sa médiation pour la paix avec les Indiens. Cette médiation doit être pour nous la récompense de l’adoption de ses plans, et en ce qui regarde les tribus indiennes, il veut, par ce moyen, se constituer leur patron et leur protecteur. Il peut être bon de rapprocher ceci de la récente division du Canada et les mesures prises actuellement pour coloniser militairement le haut pays, et par-dessus tout, de ce qui peut venir de M. Hammond.

Je reviens à Saint-Domingue. Si tel est le plan de M. Pitt, bien que je ne nous suppose pas disposés à nous y engager ni même à nous y arrêter, le succès en sera pourtant tout à notre avantage, et une simple préface de ce qui arrivera sûrement à la Jamaïque au premier changement de vent dans le monde politique. La destruction du port de Cherbourg n’a actuellement aucune importance pour le ministère anglais, parce qu’on suppose que les éléments le détruiront avant qu’il ne soit achevé, et parce que la marine française, manquant de discipline, forme plutôt un objet de mépris que de crainte. La prolongation offerte du traité de commerce ne répond à rien, car actuellement toutes les parties de la France sont ouvertes à la contrebande, et l’on a peu de raison de croire à la longue durée d’un traité fait en ce moment. Il arrive donc qu’aucune des offres n’arrête l’attention. La neutralité demandée a une très grande importance, au contraire. En laissant les Pays-Bas autrichiens exposés à une invasion française on aurait violé les anciens et les récents traités. Ce n’est pas tout, car (comme j’ai déjà eu l’occasion de le faire remarquer) l’annexion de ces provinces à la monarchie française serait presque, sinon tout à fait, fatale à la Grande-Bretagne. Et si nous considérons qu’elles sont déjà presque en révolte ouverte, et que leur intérêt est en fait de se réunir à la France, il y a lieu de supposer que cette union pourrait s’accomplir en cas de guerre avec l’Empereur. J’en ai dit assez sur le chapitre de la bonne foi et de la bonne politique. Mais il y a encore une autre cause qui peut produire des effets égaux à toutes les autres. Il paraît que la question est de savoir si c’est le cabinet anglais ou le cabinet russe qui dirige l’autre. Il y a peut-être un peu des deux, mais, quoi qu’il en soit, ceci est certain : ni l’un ni l’autre n’est disposé à contrecarrer ouvertement les vues de son allié. Or, en laissant de côté les sentiments personnels qui agitent naturellement le souverain de ce royaume-ci comme ceux de tous les autres à l’égard de la Révolution française, il est notoire que, dès son début même, des agents furent employés à fomenter un esprit de révolte dans les autres États, et particulièrement en Prusse. Le roi de Prusse ressent donc pour les révolutionnaires français toute la colère d’un prince allemand, fier, passionné et offensé. Ajoutez-y que l’électeur de Hanovre ne peut, à ce titre, souhaiter aucun changement dans le gouvernement de l’Allemagne. Si donc l’intérêt de la Grande-Bretagne eût été d’établir en France une constitution libre (ce qui n’est certainement pas le cas), je suis parfaitement convaincu que cette Cour n’aurait jamais fait un seul effort dans ce but.

Je vous ai mandé dans ma dernière lettre que le ministère français était désuni à l’extrême. Il l’était trop pour pouvoir durer ; de plus, ses membres s’employaient à préparer mutuellement leur chute. M. de Narbonne voulait entrer aux Affaires étrangères. Il avait une foule de raisons pour le désirer, dit-on, et principalement parce qu’il disposerait de grosses sommes sans avoir à en rendre compte. Quels que fussent ses motifs, voici quel paraît avoir été son plan. Il s’est fait l’avocat de toutes les mesures de violence. Une pareille conduite aurait naturellement excité les soupçons de tout homme sensé, mais pas ceux de l’Assemblée. Il s’allia aux partisans de la démocratie et tout en s’assurant par ce moyen contre leurs clameurs, il prenait grand soin de ses intérêts pécuniaires. On me l’affirme, du moins, mais en ajoutant qu’il a eu la grandeur d’âme de payer ses dettes, bien que ses domaines (situés à Saint-Domingue) soient notoirement parmi ceux qui ont été dévastés. On affirme encore que, pour apaiser les cris des adjudicataires qui lui ont donné de l’argent et qui se trouvaient sur le chemin de la ruine, il a consenti à les indemniser de la dépréciation des assignats. Pour faire disparaître un grand obstacle à ses agissements, il a pris part aux intrigues contre M. Bertrand de Molleville, et en même temps en commença d’autres contre M. Delessart, en vue d’obtenir sa place. On dit que le roi a dans les mains les preuves de toutes ces choses. J’ai déjà fait connaître en partie la conduite de M. Delessart. Je dois ajouter que plus tard, croyant à la toute-puissance de Brissot de Warville et de Condorcet dans l’Assemblée, il viola les engagements qu’il avait pris avec les triumvirs, et rédigea quelques dépêches conformes aux vues de ces deux messieurs. On résolut donc de le déplacer, et l’on recherchait son successeur. La personne à laquelle l’on s’adressa était en train de délibérer si elle accepterait ou non, lorsque Brissot amena sa mise en accusation et son arrestation. En même temps, M. de Narbonne était renvoyé et M. de Gerville devait le suivre dans sa retraite. Le chevalier de Graave succède à M. de Narbonne. Quand j’ai quitté Paris, il était attaché aux triumvirs. Il ne manque pas d’intelligence, mais je considère sa réussite comme presque impossible. J’apprends que M. Bertrand, contre qui l’Assemblée a enfin voté une adresse, a donné sa démission. Il y a là-dessous quelque chose que je ne puis découvrir sans être sur les lieux, mais vous pouvez être certain qu’il se retire avec l’entière confiance du roi et de la reine. Les informations reçues de Paris étaient antérieures à la nouvelle de la mort de l’Empereur, qui a probablement occasionné les violences employées contre le pauvre Delessart, en faisant disparaître les craintes de ceux qui (malgré tous leurs grands mots) éprouvaient une frayeur terrible. Il est impossible de déterminer, ou même de conjecturer quelles seront les conséquences de cet événement. Beaucoup dépendra du caractère personnel de son successeur, que je ne connais pas encore.

Lettre à Washington.

6 avril. — Mon cher Monsieur, je vous ai fait part de beaucoup de choses que je n’aurais pas voulu confier à d’autres ; j’aurai encore par la suite des renseignements qu’il sera bon de vous faire parvenir en particulier ; mais, en même temps, on compte en Amérique que les fonctionnaires publics vont correspondre librement et sans réticences avec le ministère des Affaires étrangères ; il pourrait donc être inconvenant de ne pas tout dire dans les lettres adressées à ces bureaux. Donnez-moi, je vous prie, votre opinion à ce sujet. Je serais très fâché de déplaire à n’importe qui, mais je ne puis avoir en les autres la même confiance qu’en vous, et ma lettre du 4 février vous montrera qu’il peut se faire que je ne puisse agir autrement.

Un exprès arrivé hier soir a apporté la nouvelle de l’assassinat du roi de Suède à un bal masqué, le 26 du mois dernier ; voici encore une autre couronne qui tombe sur la tête d’un jeune Souverain. Ceux qui croient les Jacobins français engagés dans un grand complot régicide rapprochent la mort de l’empereur et celle du roi de Suède des préparatifs faits contre la France, d’où ils concluent que le roi de Prusse devrait prendre des précautions et surveiller ses regards et ses compagnons. Ces morts subites à un moment si critique sont extraordinaires, mais je ne crois pas d’habitude aux monstruosités, et je ne puis voir comment un club pourrait suivre un sentier d’horreurs, où le secret est essentiel à la réussite. Le jeune roi de Hongrie a fait aux demandes péremptoires de la France une réponse de nature à réprimer un peu la joie extravagante manifestée pour la mort de son père. On me dit que c’est un disciple plutôt de son oncle Joseph que de son père, et, s’il en est ainsi, il ne restera pas longtemps sans agir. La mort du roi de Suède va pourtant déranger quelque peu le plan des opérations. Dieu seul sait comment tout cela finira.

Lettre à M. Thomas Jefferson, secrétaire d’État.

10 juin. — Monsieur, dans mon entrevue du 15 mai avec M. Dumouriez, il m’a dit qu’il pensait que le mieux était de me présenter immédiatement au roi ; ma première audience n’eut pourtant lieu que le 3 courant. Il a donné comme excuse de ce retard l’état des affaires publiques, qui l’ont maintenu dans un état d’occupation et d’agitation constantes. Je ne veux pas vous imposer le récit de ce qui s’est passé lors de ma réception par le roi et la reine. Le lendemain j’ai dîné avec M. Dumouriez, à qui j’ai remis la lettre du Président au Roi sur son acceptation de la Constitution. J’avais préparé une traduction de cette lettre, pour éviter les erreurs assez fréquentes de leurs agents. À propos, différents membres du corps diplomatique m’ont parlé de cette lettre, qui leur a donné une haute idée de la sagesse du Président. Selon vos instructions, j’ai saisi l’occasion de parler de la mesure odieuse prise par l’ancienne Assemblée contre M. Dumouriez et M. Bonnecarrère, son secrétaire intime. Ce dernier m’a dit qu’il partageait complètement mon avis là-dessus, mais que rien ne pouvait se faire avant d’avoir rendu l’Assemblée moins nerveuse ; l’on pouvait, il est vrai, réunir une majorité, mais non pas l’amener à voter autre chose que des mesures provisoires ; nous pourrions cependant préparer la chose et la mettre en train. M. Dumouriez m’a dit que son système politique était extrêmement simple : une puissance aussi grande que la France n’a pas besoin d’alliances ; il est donc opposé à tout traité autre que ceux de commerce. Vous êtes déjà informé, je suppose, des raisons qui ont déterminé la déclaration de guerre contre le roi de Hongrie, et vous savez que l’une de ces raisons était l’espoir d’une révolte dans la Flandre autrichienne. On a même avoué publiquement (et je crois que c’est la première fois dans les temps modernes) l’intention de la provoquer et les efforts faits dans ce but. Cet espoir a été déçu jusqu’ici, autant que l’on peut en juger par le tempérament et le caractère des populations flamandes ; d’après les informations que j’ai pu me procurer, il paraîtrait que, quelle que soit leur répugnance envers le gouvernement autrichien, elles sont encore moins bien disposées envers la France. Une diversion de ce côté est donc absolument improbable ; la possibilité en diminue chaque jour pour deux causes naturelles : d’abord, les troupes françaises sont extrêmement indisciplinées, et secondement les forces de leurs ennemis vont prochainement recevoir des renforts considérables. De toutes les nouvelles dignes de foi, il résulte que vers le milieu du mois prochain, les armées alliées compteront environ 180,000 hommes, en laissant de côté les émigrés français. Il est douteux qu’on laisse agir ces derniers, pour les raisons suivantes : d’abord, on ne peut supposer que vingt mille volontaires nobles, servant à leurs frais, soient jamais bien disciplinés ; on redoute en conséquence qu’ils ne fassent plus de tort à leurs amis qu’à leurs ennemis. Secondement, il est presque impossible que dans ce nombre de gens, tous irrités par des injures, réelles ou supposées, il ne s’en trouve quelques-uns pour agir plutôt en vue d’assouvir des vengeances particulières que pour le bien public, et il est certain que des actes de cruauté et d’injustice serviront plutôt à prolonger qu’à terminer la lutte, ou, du moins, la terminer selon leurs désirs. Troisièmement, il est notoire que la grande masse du peuple français désire moins maintenir l’état actuel des choses qu’empêcher le retour des anciennes oppressions, et naturellement se soumettrait plutôt à un pur despotisme qu’à cette sorte de monarchie dont les seules limites se trouvaient dans ces corps de la noblesse, de la magistrature et du clergé, qui opprimaient et insultaient le peuple à tour de rôle. Cette observation me mène tout droit au but poursuivi par les puissances alliées, que je suppose être l’établissement d’un gouvernement militaire sur les ruines de l’anarchie qui règne actuellement, et à la continuation de laquelle aucune puissance, sauf l’Angleterre, ne trouve son intérêt. Les autres, voyant que s’il n’existe pas de contre-poids à sa marine, l’Angleterre doit être maîtresse de l’océan (ce qui, dans l’état actuel du commerce du monde, équivaut à l’empire universel) ne peuvent que désirer rétablir le royaume de France.

Ici une question importante surgit. Quelle sorte de gouvernement établira-t-on ? Les émigrés espèrent que ce sera leur chère aristocratie ; mais il est difficile de supposer que des rois s’efforceront d’établir à l’étranger ce qu’ils travaillent sans cesse à détruire chez eux, d’autant que la Révolution française ayant été commencée par la noblesse, l’exemple sera bien plus frappant si elle en devient la victime. Mais si les monarques alliés ont intérêt à détruire l’aristocratie, ils ont un intérêt encore bien plus grand et plus évident à empêcher l’adoption d’un système libre et bien équilibré. Un tel système s’étendrait inévitablement, et forcerait les puissances voisines à se relâcher de leur tyrannie. Si la cour de Berlin avait pu être insensible à cette vérité qui la touche de si près, les zélés réformateurs d’ici n’auraient pas permis aux ministres de Prusse de s’endormir dans le danger. Le désir de propager leurs opinions et de se faire des recrues les a conduits si loin que cette querelle, qui n’aurait pu être que politique, est devenue personnelle, et j’ai de bonnes raisons de croire, malgré le profond secret dont sont entourés les desseins de la grande alliance, que l’on a l’intention de remettre tout le pouvoir aux mains du roi. Les partisans irréfléchis de la liberté ont préparé cet événement. Dans leur ardeur à détruire les anciennes institutions, ils ont oublié qu’une monarchie sans degrés intermédiaires n’est qu’un autre nom pour anarchie ou despotisme. L’anarchie malheureusement existe à un degré inouï ; et telles sont l’horreur et la crainte qu’ont inspirées partout des sociétés licencieuses, que l’on a lieu de croire que la grande masse de la population française considérerait même le despotisme comme un bienfait, s’il était accompagné de la sécurité pour les personnes et les propriétés, telle qu’on la trouve sous les pires gouvernements de l’Europe. Un autre grand moyen d’établir le despotisme semble être la banqueroute nationale, qui paraît inévitable. Les dépenses du mois dernier ont dépassé les revenus d’environ 10 millions de dollars. Les dépenses continuent à augmenter et les revenus à diminuer. Les biens du clergé sont dévorés, et la dette est aussi grande qu’à l’ouverture des États généraux. En enlevant ses biens à l’Église, les dépenses courantes ont augmenté d’environ un sixième. Les dilapidations dans chaque ministère sont sans exemple, et l’on a, pour couronner le tout, une monnaie de papier dont le total augmente sans cesse, et qui monte déjà à plus de trois cents millions de dollars. De ces faits, il est impossible de ne pas tirer les plus sinistres présages. Les campagnards ont été poussés jusqu’ici, dans une grande mesure, par l’espoir du gain. L’abolition des dîmes, des droits féodaux et des impôts accablants, était si agréable, qu’on ne pouvait se résoudre à en examiner froidement les conséquences, ni même à faire une enquête au point de vue de leur stricte justice. Après cette abolition, vinrent les combinaisons philosophiques et mathématiques du fisc, qui sont très belles et satisfaisantes, et auxquelles on ne peut faire qu’une seule objection de quelque valeur, savoir qu’elles ne sont pas réalisables. Or, j’ai fréquemment remarqué que, quand l’humanité en arrive à abandonner le sentier de la justice, il n’est pas facile d’arrêter sa marche à un point déterminé ; par conséquent, tout le royaume (sauf Paris) ayant intérêt à ne pas payer les impôts, la question sera décidée sans grande difficulté, si le Corps législatif quitte cette ville. Il se prépare déjà à un déplacement et a l’intention d’emmener le roi ; à cet effet, un décret est déjà passé qui licencie la garde du corps, et un autre qui ordonne de rassembler 20,000 hommes au nord de la ville. La milice parisienne s’opposera à ce dernier décret, dont elle commence à voir le but ; et comme l’opinion générale semble être qu’aucune résistance sérieuse ne sera faite aux troupes autrichiennes et prussiennes, on considère la personne de Louis XVI comme la plus solide des alliances, pour se protéger du pillage et des outrages. Ce décret peut donc produire un schisme entre la milice et l’Assemblée, ou entre les habitants de Paris, ou tous les deux. Il existe déjà une rupture sérieuse entre les membres du ministère actuel, et quelques-uns devront se retirer. J’ai les meilleures raisons de croire qu’ils seront tous changés dans quelques semaines, et un certain nombre dans quelques jours. Il existe aussi une inimitié mortelle entre les divers partis de l’Assemblée. À la tête de la faction jacobine est la députation de Bordeaux, et cette ville, vous le savez, est particulièrement hostile aux intérêts de notre commerce. C’est à cette hostilité, ou plutôt à cette confusion universelle, que Dumouriez faisait allusion en s’excusant d’avoir retardé mon audience. C’est elle aussi que son secrétaire intime avait en vue quand il me parlait de la nécessité de mettre plus de suite dans les idées de l’Assemblée, avant de pouvoir rien faire. M. Dumouriez m’a dit qu’il n’avait aucune inquiétude du côté de la Prusse, dont le seul but était d’engager à fond la maison d’Autriche, puis de profiter de ses embarras. Je lui ai répondu qu’il devait naturellement être bien informé à ce sujet, mais depuis que le ministre de Prusse était parti sans prendre congé, je ne pouvais que supposer les intentions de cette cour plus sérieuses qu’il ne se l’imaginait. Il me donna de nombreuses raisons pour son opinion, que je n’aurais regardée que comme une opinion objective, si en d’autres circonstances ses intimes ne me l’avaient pas citée, et si je ne connaissais la source où il puise ses meilleurs renseignements.

Un événement récent vient de donner une nouvelle force à cette manière de voir : je parle de l’attaque de la Pologne par l’impératrice de Russie pour détruire sa nouvelle constitution. On ignore si ce mouvement est concerté avec les cabinets d’Autriche ou de Prusse. Je ne puis pas encore me faire une opinion acceptable à ce sujet, mais je crois que, dans l’un et l’autre cas, ces cabinets poursuivront leurs vues sur ce pays-ci. Les détails où je suis entré et les renseignements que vous pourrez avoir par les journaux publics, montrent qu’en ce moment il sera bien difficile d’attirer l’attention sur d’autres objets que ceux qui causent en ce moment une si grande agitation. Le meilleur tableau que je puisse vous donner de la nation française serait celui d’un troupeau fuyant devant la tempête. Pour ce qui est du ministère, chacun de ses membres s’emploie à se défendre ou à attaquer son voisin. Je m’occuperai néanmoins des choses que vous me recommandez. Les obstacles au succès ne font qu’exciter mes efforts. Il faut pourtant s’y prendre avec précaution, parce qu’un changement soudain peut faire arriver au pouvoir des personnes qui s’opposeraient à une mesure simplement parce que leurs prédécesseurs l’auraient approuvée. Vous m’avez demandé, entre autres choses, de vous envoyer le Moniteur, mais l’éditeur de ce journal ne donne pas un compte rendu de ce qui se passe à l’Assemblée aussi fidèle que celui que vous trouverez dans le Logographe. S’il existe un journaliste impartial, c’est l’auteur, ou plutôt le transcripteur de ce journal.

Je vous envoie naturellement la Gazette de France qui, d’après vous, dit tout ce que le ministère lui ordonne de dire. Le Patriote Français, écrit par M. Brissot, vous donnera la version républicaine des événements, comme la Gazette universelle donne celle de l’espèce de monarchie proposée par la Constitution. Le journal appelé l’Indicateur est écrit par un parti qui désire un exécutif plus vigoureux, bien que, chose étrange à dire, ce parti se compose de ceux qui, au début de l’ancienne Assemblée ont tout fait pour amener le royaume dans la situation actuelle. Le journal des Jacobins vous dira ce qui se passe au sein de cette société. La Gazette de Leyde, que je vous envoie sur votre demande, vous donnera une espèce de sommaire de tous ces divers sentiments et opinions. Si donc, Monsieur, vous avez la patience de parcourir ces différentes feuilles, vous aurez une notion claire non seulement de ce qui se fait, mais de ce qui se prépare.

Lettre à Jefferson.

17 juin. — À la grande surprise de Dumouriez, le roi a accepté sa démission, et en conséquence tous ses amis, qu’il venait de nommer, s’en vont avec lui. Les Jacobins se sont occupés toute la nuit à exciter des désordres dans la ville, mais les précautions prises pour les réprimer ont réussi jusqu’ici et l’on m’assure que M. de Luckner et M. de La Fayette persistent toujours dans leur intention de ne pas risquer une action. S’il en est ainsi, l’état actuel d’incertitude peut durer quelque temps. S’ils se battent et qu’ils gagnent une victoire, il est assez probable que nous serons témoins d’abominables excès. Si au contraire on éprouve un échec décisif, la faction jacobine deviendra un peu plus modérée. Somme toute, monsieur, nous sommes sur un vaste volcan. Nous le sentons trembler, nous l’entendons gronder, mais il est impossible à des prévisions humaines de découvrir comment, quand et où aura lieu l’éruption, et quelles en seront les victimes. Le nouveau ministère sera soulagé, dans tous les cas, de quelques-uns de ses membres, mais il reste un point fort obscur : ne sera-t-il pas chassé par la faction jacobine ? On se propose de faire un sérieux effort contre cette faction en faveur de la Constitution, et M. de La Fayette commencera l’attaque. Je vous avoue que j’ai peu d’espoir dans le succès. Il y a beaucoup à faire et fort peu de temps pour le faire, car l’ennemi sera bientôt fort supérieur en nombre, et on se demande actuellement, paraît-il, si l’Alsace et la Lorraine sont prêtes à se joindre aux envahisseurs. Ainsi, tandis qu’une grande partie de la nation désire renverser le gouvernement actuel pour rétablir les anciennes formes, et qu’une autre partie, encore plus redoutable par sa position et le nombre de ses membres, désire l’établissement d’une république fédérale, les modérés, attaqués de toutes parts, ont à lutter seuls contre une force immense. Je ne puis poursuivre ce tableau, car mon cœur saigne en réfléchissant que la plus belle occasion qui se soit jamais offerte d’établir les droits de l’homme dans le monde civilisé est peut-être perdue à jamais.

Lettre à Jefferson.

10 juillet. — Le samedi, 7 juillet, l’Assemblée a joué une farce dont les principaux acteurs remplirent bien leur rôle ; le roi fut trompé selon l’habitude, et nous marchons à grands pas à la catastrophe finale. Pendant quelques semaines les partis en présence, c’est-à-dire la Cour et les Jacobins, se sont efforcés de se rejeter mutuellement l’odieux d’avoir violé totalement la Constitution et d’avoir commencé la guerre civile. Le parti qui s’appelle indépendant, et qui est de fait le parti des peureux, demande instamment la paix, et saisit avec empressement tout ce qui en a l’air ou le nom. C’est pour attraper ces goujons que s’est jouée la scène de samedi. Le roi et la reine, croyant que les acteurs étaient sérieux et sachant que leurs vies étaient en jeu, en furent remplis de joie, et leurs timides conseillers, tremblant devant la puissance tyrannique de l’Assemblée, happèrent avidement l’hameçon de réconciliation qu’on leur jetait sans espérer qu’ils l’avaleraient. L’un d’eux, dont je vous ai parlé dernièrement comme d’un homme très digne, a vu à travers le voile très mince qui couvrait la fraude, et combattit mais sans succès l’opinion des autres. Les événements, en le justifiant, l’ont mis au premier plan. Aujourd’hui le roi commence une nouvelle carrière, et s’il va jusqu’au bout je crois qu’il réussira. J’ai tout lieu de croire que cette lettre vous arrivera en toute sûreté ; je ne puis pourtant prendre sur moi de vous parler plus ouvertement, car autrement la confiance que l’on a en moi pourrait, dans le cours des événements, devenir fatale à celui qui me renseigne.

Lettre à Jefferson.

1er août. — Dans ma lettre no 2, j’ai raconté que M. de La Fayette allait commencer une attaque contre la faction jacobine, et j’exprimais la crainte qu’il ne réussît pas. Je crois, en vérité, que si M. de La Fayette se montrait en ce moment à Paris sans être accompagné de son armée, il serait écharpé. Actuellement il semble évident que si la royauté n’est pas détruite, elle deviendra vite absolue. Je pense que les chefs de la Révolution ne voient pas d’autre manière d’établir les affaires du pays sur une base acceptable, et qu’en conséquence ils feront leur soumission à Sa Majesté, en donnant comme raison que l’Assemblée, et le club des Jacobins qui en est le maître, ont aboli la Constitution. Si ma lettre était interceptée, elle donnerait lieu à beaucoup de ce bruit et de ces folies auxquels il est désagréable de se trouver mêlé, car les gens malintentionnés ne peuvent faire la distinction entre une personne ayant des renseignements exacts sur ce qui se passe, et ceux qui agissent personnellement. Je dois, pour ce motif, refuser de parler des plans actuellement discutés pour l’établissement d’une bonne constitution. Je n’ose pas dire que j’espère leur réussite. Je la désire ardemment, mais j’ai des doutes et des craintes, n’ayant aucune confiance dans la moralité du peuple. Le roi cherche à assurer le bonheur de celui-ci, qui, hélas ! n’est pas disposé à recevoir les bienfaits de Sa Majesté. Le soupçon, compagnon constant du vice et de la faiblesse, a rompu tous les liens de l’union sociale, et détruit tout espoir honnête au moment même où il se produit.

Quelques personnes m’ont parlé ironiquement des dispositions des États-Unis, mais je leur ai assuré très sincèrement que nos sentiments de reconnaissance pour la conduite de ce pays se traduiraient en actes dès que l’occasion s’en présenterait ; les changements que l’on pourrait faire ici dans le gouvernement n’altéreraient en rien notre affection et ne diminueraient pas notre attachement. Ce langage non officiel, mais tenu dans la sincérité de la vie sociale, a surpris ceux qui, malheureusement pour eux, ne peuvent trouver à la conduite des nations que des motifs intéressés et ont la vue assez courte pour ne pas avoir observé qu’une conduite vertueuse et honorable est encore la plus profitable à un pays. Quant aux autres objets dont je suis chargé, il est à peine nécessaire de dire qu’il n’y a rien à faire en ce moment. Le temps que l’Assemblée n’emploie pas à la discussion des querelles de parti est forcément pris par les départements de la guerre et des finances. La résolution de suspendre le roi a été un peu refroidie par la nouvelle que les armées se soulèveraient immédiatement, particulièrement celle du sud, en qui l’on avait la plus grande confiance. Cette circonstance a grandement dérangé le plan d’opérations, d’autant plus que beaucoup des instruments spécialement rassemblés pour frapper ce grand coup sont devenus de sérieux empêchements pour ceux qui voulaient le frapper. Parmi eux sont les Bretons et les Marseillais, actuellement à Paris. Quelques chefs des Jacobins, à ce que l’on me dit, ont préparé les moyens de fuir en Amérique ; dans ce nombre est M. de Condorcet, que vous connaissez depuis longtemps. Ils s’embarqueront à Dunkerque et à Saint-Valéry.

Lettre à Jefferson.

18 août. — Depuis ma lettre du premier, une nouvelle révolution a eu lieu dans cette ville. Elle a été sanglante. Il y a un parti considérable intéressé à renverser l’ordre actuel ; ceux qui composent ce parti sont les modérés. Je suis convaincu depuis longtemps que ce parti modéré, lequel, entre parenthèses, a été le promoteur de la Révolution, devra disparaître et que ses membres devront s’inféoder à l’une des factions existantes. La faction aristocratique est encore divisée en deux ou même davantage. Les uns sont pour une monarchie absolue, d’autres pour l’ancien régime, et un petit nombre désire un gouvernement mixte. Les rédacteurs de l’ancienne Constitution avaient adopté cette dernière idée, mais sans pouvoir accepter celle d’un État héréditaire. Le roi qui déploie une fermeté extraordinaire dans ses souffrances, mais qui est dépourvu de moyens pour l’action, et qui de plus est très religieux, s’est trouvé lié par ses serments à la Constitution, que sa conscience lui faisait trouver mauvaise, et au sujet de laquelle il n’y a plus qu’une seule opinion dans le pays, parce que l’expérience, cette grande source de sagesse, l’a déjà jugée et condamnée. Pour les causes que je viens de dire, le roi n’a pas voulu se mettre en avant, et comme conséquence il n’y eut plus d’étendard auquel pussent se rallier les partisans des deux Chambres. Les républicains eurent le bon sens de marcher hardiment et ouvertement vers leur but, et, comme ils eurent soin de ne pas mâcher leurs mots ni de s’embarrasser dans des subtilités légales ou constitutionnelles, ils eurent l’avantage d’être unis et d’avoir un plan concerté contre les membres disjoints d’un corps sans tête. Si, dans ces circonstances, il n’était pas question de forces étrangères, je n’ai aucun doute que la république ne s’établit assez paisiblement, et ne durât aussi longtemps que le permettrait la moralité du peuple. Vous savez ce qui en est de cette moralité, et vous pouvez naturellement, si c’est nécessaire, faire le calcul.

Les forces de l’étranger sont, pourtant, une circonstance prépondérante en cette occasion et je crois que le résultat dépendra de leur activité. Si le duc de Brunswick s’avance rapidement, beaucoup le rejoindront, même parmi les armées qui lui sont opposées, parce que la dernière révolution fournira à quelques-uns une raison et à d’autres un prétexte pour quitter la cause qu’ils avaient épousée. Si, au contraire, sa marche est prudente et lente, il est probable que ceux qui actuellement se taisent par crainte s’habitueront graduellement à parler favorablement du gouvernement actuel, pour détourner les soupçons, et qu’ainsi nous verrons grandir une opinion publique qui, dès qu’elle se sera manifestée, s’imposera à la généralité. Si de cette façon la nouvelle république s’enracine plus profondément, je crois que les puissances étrangères trouveront une certaine difficulté à la renverser ; car la nation française forme une masse immense, qu’il n’est pas facile de mettre en mouvement ni d’arrêter. Vous remarquerez, monsieur, que tout se réduit aujourd’hui à un simple débat entre une monarchie absolue et la république, tous les termes intermédiaires ayant disparu. Ce débat devra aussi être résolu par la force, parce que l’un des adversaires est le peuple qui ne peut pas traiter lui-même, et ne veut pas permettre à d’autres de traiter, à sa place, les intérêts importants actuellement en jeu. Si, comme autrefois, quelques nobles factieux étaient à la tête d’un parti, ils saisiraient, comme alors, la première occasion de faire des arrangements pour eux-mêmes sur le dos de leur parti ; mais sans entrer ici dans une question d’honnêteté relative, je ne crois pas que le peuple soit assez attaché à des individus pour avoir ce que l’on appelle des chefs ; ceux qui paraissent tels sont, à mon avis, plutôt des instruments que des agents. Je n’entre pas dans l’histoire des choses pour ne pas vous ennuyer de la récapitulation des faits. Je saisis l’occasion actuelle de vous envoyer tous les journaux depuis ma dernière lettre ; vous y trouverez tous les détails que vous pourrez désirer. Depuis l’affaire du 10, le Logographe, la Gazette universelle et l’Indicateur sont supprimés, ainsi, du reste, que tous ceux coupables de feuillantisme, c’est-à-dire adhérant aux clubs « des feuillants soi-disant constitutionnels ». Il faudra donc faire un choix de ce que vous trouverez dans les autres gazettes, écrites non seulement dans l’esprit, mais sous les yeux mêmes d’un parti. Cet esprit influera sur le plus honnête imprimeur dans la manière de présenter les faits, et ces yeux empêcheront le plus hardi d’imprimer certains faits.

Vous verrez que M. Boncarère a été nommé ministre plénipotentiaire aux États-Unis. Le caractère de cet homme est aussi mauvais que possible et souillé de vices infâmes. J’ignore quelle influence l’a fait entrer au ministère des Affaires étrangères, car j’étais alors en Angleterre ; mais je crois que c’était un pitoyable moyen de la part des Feuillants de surveiller, de contrecarrer, et peut-être de trahir le ministère jacobin. Tandis que le roi insistait près de M. de Sainte-Croix, un ministre de huit jours, pour qu’il acceptât le ministère des Affaires étrangères, celui-ci déclara refuser ses services, si l’on conservait Boncarère, et pour s’en débarrasser on inventa l’expédient de l’envoyer en Amérique. J’ai considéré cette mesure comme une sorte d’insulte, et j’ai transmis mes sentiments à ce sujet au roi, qui dit alors à M. de Sainte-Croix que j’étais irrité de cette nomination et qu’il eût à s’en arranger avec moi ; il désirait que j’empêchasse cette nomination. Le ministre s’excusa comme il put, admettant sans cesse qu’on avait eu tort ; il ajouta que son embarquement serait retardé et que j’étais libre d’empêcher sa réception. Je répliquai qu’il ne fallait pas lui permettre de s’embarquer du tout. Le ministre refusa de signer le bon pour sa nomination. La nouvelle révolution survint alors, et l’histoire de la mission de Boncarère est finie. Malgré les plus grands efforts, je n’ai pu décider le ministre des Affaires étrangères à examiner la question de notre dette. De fait, le pouvoir exécutif nommé par l’ancienne Constitution a été à l’agonie pendant trois mois, et a songé davantage à son salut qu’à ses affaires. Le pouvoir exécutif actuel ne fait que de naître ; il sera peut-être étouffé an berceau.

Lettre à Jefferson.

22 août. — Les différents ambassadeurs prennent tous la fuite, et si je reste, je serai tout seul. J’ai cependant l’intention de rester, à moins que les circonstances ne m’obligent à partir ; parce que, dans l’hypothèse que mes lettres de créance sont adressées à la monarchie, et non à la république française, il est sans importance que je reste dans ce pays ou que j’aille en Angleterre pendant le temps qui pourra être nécessaire pour recevoir vos ordres ou arranger ici les affaires courantes. Mon départ me donnerait cependant l’air de prendre parti contre la dernière révolution ; or, non seulement je n’y suis pas autorisé, mais je suis tenu de supposer que, si la grande majorité de la nation adhère à la nouvelle forme de gouvernement, les États-Unis donneront leur approbation ; car, en premier lieu, nous n’avons pas le droit de prescrire à ce pays le gouvernement qu’il devra adopter, et ensuite, la base de notre propre Constitution est le droit imprescriptible d’un peuple à se gouverner. Il est vrai que la position n’est pas sans danger, mais je présume que quand le Président m’a fait l’honneur de me nommer à cette ambassade, ce n’était pas pour ma sûreté ou mon plaisir personnels, mais pour défendre les intérêts de ma patrie. Je continuerai donc à les défendre de toutes mes forces ; pour ce qui est des conséquences, elles sont dans la main de Dieu.

Lettre à Jefferson.

10 septembre. — Nous avons eu une semaine de massacres incessants, au cours desquels plusieurs milliers de personnes ont péri. On a commencé par deux ou trois cents ecclésiastiques, qui n’ont pas voulu prêter le serment prescrit par la loi. De là, ces exécuteurs d’une justice sommaire se sont rendus à l’Abbaye, où étaient enfermés les prisonniers qui se trouvaient à la Cour le 10 août. Je crois que Mme de Lamballe fut la seule femme tuée ; elle fut décapitée et on lui ouvrit le ventre. La tête et les entrailles furent promenées dans les rues au bout de piques, et le corps traîné sur le sol. L’on me dit que l’on continua dans le voisinage du Temple, jusqu’à ce que la reine regardât cet horrible spectacle. Hier les prisonniers venus d’Orléans furent massacrés à Versailles. Les assassinats ont commencé ici vers cinq heures de l’après-midi, le dimanche, 2 courant. On avait envoyé, il y a quelques jours, des gardes pour faire le duc de la Rochefoucauld prisonnier. Ainsi escorté, il était en route pour Paris avec sa femme et ses enfants, quand il fut arraché hors de sa voiture et tué. Les dames furent reconduites à la Roche-Guyon, où elles sont actuellement en état d’arrestation. M. de Montmorin est parmi les victimes de l’Abbaye. Vous vous souvenez qu’une pétition, couverte de milliers de signatures, demandait le déplacement du maire à cause de sa conduite au 20 juin. La signature de cette pétition est considérée comme une preuve suffisante du crime de feuillantisme et quelques-uns songeaient à mettre à mort tous ceux qui étaient coupables de l’avoir signée. Pourtant, cette mesure semble suspendue, du moins pour l’instant ; mais, en l’absence de tout pouvoir exécutif réel, on pourrait aisément reprendre ce projet, s’il rentrait dans les vues de ceux qui ont la confiance de la partie du peuple actuellement occupé à tuer.