Journal de Marie Lenéru/Année 1895

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G. Crès et Cie (p. 8-10).
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ANNÉE 1895

15 mars 1895.

Plus je vais, plus j’enfonce, pas de projets, pas d’avenir, et sentir sa vie s’en aller comme cela !..

Je ne voudrais pas ne plus souffrir, je voudrais n’avoir jamais souffert.

Je n’aime en toutes choses que les transcendances, les supériorités, et tout m’échappe.


Brutul, 2 juin 1895.

Vingt ans aujourd’hui. Mon Dieu… j’aurais tant de choses à dire, mais je ne veux rien demander. Je ne vois que vous seul, mon Dieu, au haut du long chemin que je vais parcourir.


Brutul, 18 juillet.

S’il s’agissait d’une souffrance morale, la mélancolie pourrait être distraite « par ces légers plaisirs qui font aimer la vie » ; je ne suis pas distrayable.

Qu’est-ce que la résignation ?

Le désespoir accepté.


Brutul.

Je crois qu’il ne faut pas se plaindre de trouver la vie longue ; c’est une mélancolie, mais ce n’est pas la pire. Pour que le temps semble long, il faut l’avoir senti, qu’il ait laissé une impression ; mais, quand on est pour ainsi dire immobilisé dans le temps, tous les moments se rapprochent et se confondent. On a besoin d’apprendre son calendrier par cœur pour s’assurer qu’on vit 24 heures par jour et 8 jours par semaine.

Cette dépréciation du temps mène loin ! Fernande disait qu’elle se trouvait vieille ; moi aussi, mais pas comme elle. Je me trouve vieille parce qu’entre la vieillesse et moi, je vois si peu de choses…

Tante H… accepte l’idée du néant, est-ce une force ou une faiblesse ? « On ne souffre plus. » D’abord je déclare qu’on s’illusionne sur ce qu’on souffre. Et puis on ne vit pas pour ne pas souffrir, mais pour être heureux, heureux avec supériorité, avec superfétation.