Journal de Marie Lenéru/Année 1897

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G. Crès et Cie (p. 17-24).
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ANNÉE 1897

Jeudi 21 janvier.

C’est une prière écrite que je veux vous faire, mon Dieu ! J’ai essayé de lire, mais rien ne me correspond.

Si vous êtes ce que ma religion m’a appris que vous étiez, vous me donnerez cette vie que je cherche avec tant de travail. Si vous êtes un autre Dieu, écoutez-moi quand même, car je suis résolue à toutes les extrémités et cela fait les bons instruments.

Mais c’est de vous, mon Dieu que je connais, que je voudrais être entendue. Je n’ai pas de vertus et pas trop de foi. Seulement je suis martyrisée et ce que cela rend brave !

Je veux vivre, mon Dieu ! Et chaque journée qui passe, une ombre plus violette sur mon âme, je la considère comme un renouvellement du pacte qui nous lie, par lequel vous m’avez prise à l’enfance, à la jeunesse, au bonheur et en vertu duquel vous ne pouvez plus me traiter ni en enfant, ni en femme, ni même en créature ordinaire, puisque rien sur la terre n’est fait pour moi.

Car c’est bien l’épreuve absolue, celle qui rompt tous les liens d’une destinée avec le passé et l’avenir, qui altère tout, qui sépare de tout, la plus grande isolatrice après, peut-être même avant la mort.

Eh bien, mon Dieu, qui savez tout cela, qui savez avec quel dégoût je marche à cet avenir auquel je ne peux penser sans ressentir une chute au dedans de mon âme, sans éprouver physiquement le désespoir, accordez-moi, peut-être pas la seule chose que je désire, mais la seule que je veuille vous demander, accordez-moi l’intelligence de ce que vous me voulez !

Et je vous promets au moins, quels que soient mes désappointements, mes lassitudes, mes efforts perdus, l’absolu désintéressement pour ce qu’il ne m’aura pas fallu, la complète insouciance finale pour ce qui ne devait pas être moi.


Samedi 27 février.

Écrire peu et vivre peu, identique pour moi.

J’ai beau faire, je m’y prends mal. Ce perpétuel raidissement amène des réactions atroces. Je dépense énormément de volonté pour peu de choses. Ce travail revolvant toujours sur moi me harcèle et me dégoûte..


Mardi 4 mai.

J’ai certainement pensé à écrire, c’est le premier mouvement de ceux qui ont vécu un peu plus vite et un peu autrement que les autres. Et c’est faire quelque chose ! Quand les circonstances nous ont donné une certaine rage de volonté, on s’en trouve singulièrement embarrassé !

Le travail ardent, implacable, aurait alors sa raison d’être, les résultats s’étendraient. Puis enfin la jouissance esthétique, vouloir toujours plus parfaite, plus sincère, forte et souple la langue qui traduit votre substance ; il y a là quelque chose.

Mais j’ai rêvé plus. Une pareille carrière n’est déjà plus assez sérieuse pour moi


Mercredi 2 juin.

J’ai vingt-deux ans.


Dimanche 20 juin.

J’adore la bonté et je ne suis pas bonne, parce que dans mon indépendance et mon perpétuel antipanurgisme, je méprise les preuves un peu banales qu’on a l’habitude d’en donner. Pourtant je suis meilleure que je ne le parais avec mon imperturbable critique, et quand je vois de bonnes âmes indulgentes par banalité ou respect humain, je leur en veux d’être meilleures que je n’en ai l’air dans ma dédaigneuse inhostilité.

Il faut en revenir au système de Ste Thérèse, si facile et simple, ayant au moins le mérite de l’édification : Ne dire jamais le moindre mal de personne.


1897. Brutul, 23 juillet.

Trois dizaines de chapelet en marchant dans la prairie, j’ai de la peine à aller plus loin. Si je pouvais prier autrement je ne m’y appliquerais pas. Pourtant je ne crois pas à la banalité d’une prière, même orale. Elle vaut toujours l’intention qui la prononce.

Le chapelet est, pour moi, un acte de foi et de volonté. Je ne veux pas que ma prière soit à la merci de mes impressions intellectuelles.

Les mots, même qu’on oublie, maintiennent l’âme en état de prière, font vraiment fil conducteur. Puis cette reprise constante des mêmes paroles donne, très fortement et comme physiquement, l’impression de la prière. On s’entend supplier.

« Machine à prier » qui, tout en dirigeant l’intention lui laisse une liberté plus grande que les prières plus spéciales : l’acte d’abandon de Bossuet, St Thomas d’Aquin au Saint-Sacrement, Pascal pour la maladie.

Bien que je ne l’aime guère, le chapelet peut être plus personnel et méditatif. « En le redisant toujours, on ne le répète jamais. »


Brest, 27 septembre.

Si peu qu’on se rapproche de Dieu, un souffle de forte vie morale passe en nous. Tout semble possible, tout supportable. Albert de la Ferronays avait raison, « les habitudes agissent sur nous plus que tous les principes. »

Les habitudes qui moulent notre vie, ne doivent pas être à la merci de nos vicissitudes intellectuelles. Il faut agir comme on voudrait penser, comme on voudrait sentir. C’est une manière de jeter dans la balance son épée et son bouclier.

À ces messes de semaine, plus matinales que les autres et seules vraiment religieuses, je sens venir une acceptation plus libre et plus claire. Je demande le respect de mon épreuve, la porter comme un habit religieux qu’on craint de souiller par tout ce qui est trop vain. Dieu ne m’a pas consultée, il n’a pas attendu le oui de mes vœux, il a fait de moi une carmélite, dans toute la rigueur de la clôture et du silence. Que l’esprit de Ste Thérèse me soit donné !

Je me défends encore et je me défendrai longtemps. Que Dieu daigne m’entendre ; je voudrais que tout fût si profond et sûr chez moi…

Les médiocres bonheurs, les médiocres vertus me dégoûtent, mais ce ne sont pas ces inoffensives tentatives qu’on doit se proposer. Une alternative, pour être sérieuse, doit présenter deux partis dignes de se balancer. Qui abandonne le monde, parce qu’il n’a rien su y voir d’attirant, ne connaît pas la valeur de l’indépendance du choix libre.

Ce qu’il faut savoir, ce dont il faut être sûre, c’est : telle situation imaginée, telles circonstances réunies, aussi exceptionnelles que vous le voudrez, mais pourtant rêvables, votre choix ne bronchera-t-il pas ?

Tant qu’on n’est pas sûr de sa réponse à cela, il y a des chances pour que le sacrifice soit un rebut de nécessité. Tant qu’on ne s’est pas mis en présence de la tentation à son plus haut degré, ce n’est pas « le monde » qu’on sacrifie, mais la mesure, dans laquelle il s’est offert, qu’on dédaigne.

La belle chose d’abandonner pour Dieu son avenir probable ! la belle chose de faire bon marché de ce qu’on a !. Ce n’est pas au rabais que je veux acquérir mon immortalité et je rougirais qu’un autre, fût-ce un empereur qui abdique, se soit montré plus bel acheteur que moi.


Dimanche 24 octobre.

Depuis quelque temps une chose me frappe : Il y a bien des types de beauté morale, il y en a de plus fascinateurs que l’idéal chrétien. J’ai toujours aimé la violence, et l’orgueil est une loi de l’esthétique. Eh bien, Jésus-Christ s’y connaissait mieux. Je n’ai jamais été émue aux larmes, je n’ai souffert de mon infériorité qu’en présence des vertus chrétiennes. Il y a là un degré suprême de sincérité, la simplification de la mort.

L’être, qui doit mourir dans les humiliations de l’agonie, est toujours un peu ridicule à manquer d’attitude chrétienne. Cette douceur et cette humilité, qui ne m’enthousiasment pas, sont inséparables du grand sérieux de l’abnégation.

En lisant, je n’ai jamais pleuré que d’enthousiasme, une fois pour l’entrée de la grande armée à Berlin — l’auteur n’avait aucun talent — une autre, pour une lettre de l’abbé Perreyve, tout ému de sa première confession, de l’hommage et de l’exemple de son pénitent, il venait de confesser le Père Lacordaire ! Je suis allée m’appuyer à la cheminée pour mieux sangloter. Pourquoi ? j’avais quinze ans. Tant d’autres, plus pieux que moi, n’auront pas été émus de ce passage… Ô vérité chrétienne !

Le Père Lacordaire ! Cette parole et cette vie… c’est grâce à leur éloquence que j’ai aimé souffrir à l’heure où il le fallait.